La nature humaine est-elle réactionnaire ?

Derrière ce titre un peu provocateur, la question que soulève ce court billet n’est pas de savoir si l’humain serait naturellement « bon » ou « mauvais », mais celle de savoir si l’idée (et la réalité) d’une « nature humaine » devrait être bannie de toute démarche scientifique, militante, ou les deux.

Plus d’une fois, alors que je soulignais la probable grande ancienneté de la domination masculine ou de la violence collective, on m’a rétorqué que si c’était vrai, cela voudrait dire que ces maux étaient inscrits dans la nature humaine ; et que comme tout progressiste (et a fortiori, tout marxiste) sait que la nature humaine n’existe pas, cela récusait ipso facto mes arguments.

Il me semble qu’il y a dans cette réaction banale au moins deux erreurs majeures de raisonnement.

La première est qu’en sciences, il faut être très prudent avant de réfuter une idée en raison de ses conséquences, réelles ou supposées. Certes, dans tous les domaines, on peut légitimement raisonner par l’absurde : si une hypothèse mène nécessairement à une conclusion manifestement fausse, alors cette hypothèse doit être rejetée. Mais ce type de raisonnement ne peut être manipulé sans précautions. En particulier, il faut être bien certain que la conclusion peut être écartée en raison de son caractère erroné, et non du seul fait qu’elle paraît moralement ou politiquement inacceptable. Imaginons, par exemple, qu’un raisonnement mène à la conclusion que le capitalisme est le meilleur (ou le moins mauvais) des systèmes sociaux : un marxiste n’aurait évidemment pas le droit de le rejeter sur cette seule base. Il devrait démontrer en quoi ce raisonnement est faux… ou abandonner ses idées et le faire sien. C’est même précisément ce critère qui est censé distinguer le militant d’un « socialisme scientifique » d’un dogmatique. Il en va de même en ce qui concerne la nature humaine, et ce quel que soit le problème que celle-ci est censée poser pour la perspective marxiste. On rappellera à cette occasion les mots de Bebel, précisément écrits à propos des origines de la condition féminine dans La femme et le socialisme :

La véritable science n’a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et, si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences.

Reste à savoir si la « nature humaine » pose par elle-même un problème à la perspective socialiste. C’est le deuxième point sur lequel on fait tout aussi souvent erreur. L’idée est en effet que si, réellement, la domination masculine ou la violence collective étaient « naturelles », alors cela condamnerait toute possibilité de les éradiquer à l’avenir. Le fait est, d’ailleurs, que les réactionnaires qui veulent légitimer la violence des hommes ou la soumission des femmes n’hésitent pas à recourir à ce même argument.

Mais il ne suffit pas de prendre le contrepied d’une ânerie pour dire quelque chose de juste. En l’occurrence, l’erreur consiste à postuler que toute disposition « naturelle » (mieux vaudrait dire : « héritée de notre évolution biologico-sociale ») serait par définition indépassable. L’humanité est une espèce hyper-culturelle, qui produit sans cesse de nouvelles techniques, de nouveaux rapports sociaux et les représentations qui les accompagnent. Penser qu’elle est enfermée dans son héritage biologique au même titre que les lombrics ou les fourmis, et que si «   l’homme a dominé la femme il y a 300 000 ans, alors il la dominera toujours parce qu’il est fait pour cela » est donc une absurdité. Mais inversement, nier que cet héritage puisse exister est tout aussi problématique pour des matérialistes qui savent qu’homo sapiens n’est pas surgi du néant (ou de la main divine), hors de toute corporalité et de toute trajectoire évolutive. Penser que cet héritage n’a pesé en rien sur les sociétés humaines (voir à ce sujet l’excellente mise au point de Bernard Lahire) ou pire, qu’il n’existe pas, est tout aussi absurde que penser qu’il les enferme par définition et pour toujours dans des limites infranchissables.

Ainsi, la « nature humaine » consiste à être une espèce vivante possédant à la fois une corporalité et des comportements sélectionnés au cours de l’évolution et une hyper-aptitude à la culture, permettant de réunir peu à peu les conditions nécessaires et suffisantes pour contrecarrer – pour «  dépasser  » – les contraintes liées à cet héritage.

Vous reprendrez bien un petit peu de dialectique ?

Christophe Darmangeat

http://www.lahuttedesclasses.net/2024/03/la-nature-humaine-est-elle-reactionnaire.html

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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