17 octobre 1961 : l’Assemblée ne reconnaît toujours pas le crime d’Etat

L’Assemblée a adopté une résolution « condamnant » la répression meurtrière d’Algérien·nes par la police à Paris le 17 octobre 1961. En prenant grand soin d’exonérer toutes les institutions de la République qui furent impliquées dans ce crime d’État et dans sa dissimulation, incriminant le seul Maurice Papon, ce fusible mémoriel idéal. Par Fabrice Riceputi.

-*-

Le 28 mars 2024, l’Assemblée nationale a adopté une résolution « relative à la reconnaissance et la condamnation du massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris ». Portée par les députées Sabrina Sebaihi (EELV) et Julie Delpech (Renaissance) et ayant fait l’objet « d’échanges avec l’Elysée » selon l’AFP, la voici :

« Rappelant que le 17 octobre 1961, des familles algériennes manifestèrent pacifiquement à Paris contre le couvre-feu discriminatoire imposé par la Préfecture de Paris aux seuls “français musulmans d’Algérie”.
Rappelant que les manifestants ont été victimes sous l’autorité directe du préfet Maurice Papon, d’une répression violente et meurtrière entraînant de nombreuses morts et blessés.
Considérant que la poursuite de la réflexion conjointe sur ces événements devra contribuer à assurer un avenir en commun plus harmonieux pour le peuple algérien et le peuple français.
Condamne la répression sanglante et meurtrière des Algériens commise sous l’autorité du préfet de police Maurice Papon le 17 octobre 1961 et rend hommage à toutes les victimes et leurs familles.
Souhaite l’inscription d’une journée de commémoration du massacre du 17 octobre 1961 à l’agenda des journées nationales et cérémonies officielles.
Affirme son soutien à l’approfondissement des liens mémoriels unissant le peuple Français et le peuple Algérien.
Invite le Gouvernement à travailler en commun avec les autorités algériennes pour appréhender leur histoire commune, y compris celle des événements du 17 octobre 1961. 
»

On peut se réjouir de cette « condamnation » de la répression du 17 octobre 1961, la plus meurtrière dans une manifestation de rue en Europe occidentale après 1945, si longtemps niée et occultée par l’État français. Ainsi que de sa commémoration officielle, déjà proposée en 2012 par le Sénat, lequel allait du reste plus loin puisqu’il prescrivait également l’enseignement scolaire de l’événement, un lieu de mémoire et l’ouverture de toutes les archives. En revanche, l’exposé des motifs qui introduit cette résolution frappe l’historien par ses inexactitudes avérées et de graves omissions volontaires, comme cela avait déjà été le cas dans le communiqué de l’Elysée en 2021.

Il est tout d’abord indiqué que le couvre-feu imposé aux Algériens et Algériennes, contre lequel ils et elles protestèrent le 17 octobre 1961 à l’appel de la Fédération de France du FLN, aurait été instauré par un « décret » : c’est faux. Comme plusieurs historiens, dont Sylvie Thénault et moi-même, l’ont déjà relevé en 2021, la décision, manifestement discriminatoire et contraire à la Constitution, n’eut aucune forme légale. Prise en réunion interministérielle avec le Premier ministre Michel Debré, le ministre de l’Intérieur Roger Frey et le préfet Maurice Papon le 4 octobre, elle ne fit l’objet que d’un communiqué de presse de Papon « conseillant » (sic) aux « Français musulmans » de respecter ce couvre-feu. Alors qu’une instruction interne à la préfecture de police ordonnait quant à elle à ses agents d’interdire fermement toute sortie des concernés après l’heure du couvre-feu, ce qu’ils firent avec l’extrême brutalité qu’on sait et en procédant au faciès. On ne peut que s’interroger sur le sens de la répétition de cette erreur manifeste dans la résolution. S’agit-il d’insinuer que les Algériens et Algériennes manifestèrent contre une mesure légale et que l’action policière à leur encontre s’en trouvait en quelque sorte justifiée puisqu’ils manifestaient après le couvre-feu ? De plus, manque au rappel de l’évènement celui de la rafle géante à laquelle procéda aussi ce jour-là la police parisienne : près de 12 000 manifestants furent violemment embarqués en quelques heures et parqués souvent sans soins ni nourriture dans des camps improvisés en région parisienne, pendant plusieurs jours. Des actes de tortures y furent signalés par des témoins. Plusieurs centaines d’Algériens, à peine extraits de ces camps, furent prétendument « renvoyés dans leurs douars d’origine », en réalité dans les camps de l’armée françaises en Algérie, où certains disparurent.

Le rôle du président Charles de Gaulle est ensuite évoqué : « Malgré la volonté du général de Gaulle de “faire la lumière et [de] poursuivre les coupables”, aucune procédure contre les policiers concernés n’a jamais été initiée. » Les mots de De Gaulle, récemment trouvés dans les archives de la présidence par le journaliste de Mediapart Fabrice Arfi, par lesquels il répondait à une alerte de l’un de ses conseillers sur la gravité de la répression, sont bien ceux-ci. Et il est exact qu’aucune sanction ne fut prise, ni aucune poursuite engagée. Mais pourquoi ? On omet de dire ici que c’est essentiellement parce que de Gaulle ne fit suivre ce souhait de « poursuivre les coupables » d’aucun acte en ce sens. Et qu’il décida quelques mois plus tard, par un décret du 23 mars 1962, d’amnistier tous les crimes commis par les forces de l’ordre en lien avec la guerre d’Algérie, ce qui éteignit les plaintes qui avaient été déposées par quelques victimes algériennes. Enfin, il n’est pas mentionné que de Gaulle couvrit Papon d’éloges et d’honneurs et qu’il le maintint en poste jusqu’en 1967, ce qui permit du reste à Papon de sévir à nouveau à Charonne, en février 1962, puis de jouer un rôle coupable dans l’Affaire Ben Barka. Soulignons enfin qu’il ne dit pas un mot de cette tragédie dans ses Mémoires et qu’on rapporte ce commentaire de sa part à ce sujet : « inadmissible, mais secondaire ».

L’insuffisance majeure de cette résolution tient surtout à sa présentation des responsabilités dans le crime commis le 17 octobre 1961. Elle se refuse manifestement à aller au-delà de celle de Maurice Papon. Ce dernier constitue, comme déjà pour Emmanuel Macron en 2021, une sorte de fusible mémoriel idéal de la République, du fait notamment de sa condamnation en 1998 pour complicité de crime contre l’humanité en raison de sa participation à la déportation des juifs de Gironde vers les camps de la mort. Or, en octobre 1961, le préfet de police obéissait naturellement au gouvernement de l’époque et tout particulièrement au Premier ministre Michel Debré et au ministre de l’Intérieur Roger Frey. Et l’on sait que tous deux poursuivaient alors une sourde opposition à l’intérieur du gouvernement gaulliste à la négociation avec le FLN, qu’ils avaient à cœur d’empêcher d’aboutir. Ce qu’ils tentèrent en laissant Papon donner un véritable « permis de tuer » aux policiers parisiens.

Rappelons-le : toutes les institutions de la République, et non le seul Papon, furent bel et bien, à des degrés divers, impliquées dans le crime du 17 octobre 1961, son impunité et sa dissimulation : le gouvernement de Michel Debré auquel obéissait Papon, la police qui assassina des dizaines de manifestants, la justice qui ne poursuivit pas les assassins, le général de Gaulle lui-même qui ne prit aucune mesure et qui, loin de le sanctionner, continua à utiliser l’expertise répressive de Papon durant des années. Sans oublier la presse qui répéta largement le mensonge officiel selon lequel il n’y aurait eu que deux morts. La reconnaissance et la condamnation d’un crime d’Etat le 17 octobre 1961 est donc toujours à faire.

L’Assemblée nationale invoque un nécessaire « apaisement » des mémoires franco-algérienne, thème cher au président Macron. Or aucun apaisement ne peut se produire au prix d’arrangements avec la vérité historique. Car celle-ci est têtue…

Fabrice Riceputi
Auteur de Ici on noya les Algériens, le passager clandestin, 2021

https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/280324/17-octobre-1961-lassemblee-ne-reconnait-toujours-pas-le-crime-detat
Histoire coloniale et postcoloniale
Site proposant un vaste corpus de référence de documents, études, réflexions et ressources sur l’histoire coloniale de la France (première et seconde colonisation), ainsi que sur ses traces dans la société française postcoloniale d’aujourd’hui.

******
Reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 :
une nouvelle esquive

À la suite de modifications majeures, imposées par l’Elysée, la résolution relative à ce qu’il s’est passé le 17 octobre 1961, a été adoptée le 28 mars à l’Assemblée nationale. Il s’agit d’une nouvelle esquive conforme à la politique d’Emmanuel Macron en ces matières. Si des compromis sont parfois nécessaires, le texte témoigne de compromissions inacceptables, contraires aux faits depuis longtemps établis, documentés et analysés par des historiens et des politistes.

« L’évidence est là : la jonction que nous redoutions en avril entre les tortionnaires d’Alger et les tortionnaires de M. Papon est réalisée dans les faits. Les méthodes de terreur de masse instaurées à Alger par le général Massu et les colonels Godard et Trinquier ont été transplantées à Paris. La Seine charrie des noyés qui évoquent les noyés de la baie d’Alger, les « crevettes » du colonel Bigeard. »
(Editorial de Vérité. Liberté de novembre 1961)

À la suite de modifications majeures, imposées par l’Elysée, la résolution, initiée par la députée écologiste Sabrina Sebaihi, relative à ce qu’il s’est passé le 17 octobre 1961, a été adoptée le 28 mars 2024 à l’Assemblée nationale. Nul doute qu’elle sera saluée comme un geste courageux par l’actuelle majorité, le gouvernement, le chef de l’Etat et quelques historiens-conseillers qui expliqueront doctement qu’il s’agit d’un nouveau pas en avant.

Nouvelle esquive, en fait, conforme à la politique d’Emmanuel Macron en ces matières. Si des compromis sont parfois nécessaires, le texte voté témoigne de compromissions inacceptables car elles sont contraires aux faits depuis longtemps établis, documentés et analysés par des historiens et des politistes français et étrangers. A la suite des travaux pionniers de Jean-Luc Einaudi, les uns et les autres ont permis d’avoir une connaissance toujours plus précise de ces massacres, de la chaîne de commandement et des méthodes employées par la police et les supplétifs harkis – disparitions forcées, tortures, exécutions sommaires, noyades – dans la capitale et la région parisienne. Méthodes inspirées de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire mise en œuvre en Algérie puis importées en métropole, comme Pierre Vidal-Naquet et plusieurs autres contemporains des événements d’octobre 1961 l’avaient montré dans une publication essentielle : Vérité. Liberté consacrée à ces massacres et publiée un mois plus tard. Bien connu également le mensonge d’Etat forgé au lendemain de ces actes et destiné à imputer la responsabilité des violences et des morts, dont le nombre est considérablement minoré, au seul FLN.

Quant aux revendications des premier·es concerné·es, mobilisés depuis 1991, et à celles du collectif unitaire, créé en 2001, pour la reconnaissance de ces massacres comme crime d’Etat, elles sont une nouvelle fois traitées en chiens crevés puisque ni les premiers, ni le second n’ont été consultés. Ce qui se fait sans eux, se fait contre eux, cette résolution le confirme une fois encore.

Fidèle à ses orientations sur ces sujets, Emmanuel Macron s’obstine à nier ce qui est désormais bien connu. Celles et ceux qui ont répondu à l’appel du FLN, et manifesté pacifiquement à Paris et dans les quartiers populaires, pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé depuis le 5 octobre 1961 par le préfet de police Maurice Papon avec l’aval du gouvernement, ont été victimes d’un massacre. Et ce massacre a une adresse identifiée depuis longtemps : l’Etat français ce pour quoi il doit être qualifié de crime d’État. Conformément aux desiderata du président, plus soucieux de politique intérieure et de considérations diplomatiques – rétablir des relations acceptables avec l’Algérie et préparer le voyage officiel de son dirigeant, A. Tebboune – que de la vérité historique, la résolution précitée circonscrit la responsabilité de ce qu’il s’est passé au seul préfet de police. Mauvaise fable qui serait dérisoire si elle n’était obscène en raison de l’extrême gravité des faits qu’elle travestit et de l’occultation des rapports hiérarchiques de l’époque sur laquelle elle prospère.

Il est en effet établi que Maurice Papon a agi, avant, pendant puis après le 17 octobre 1961, avec le soutien de ses supérieurs, le ministre de l’Intérieur Roger Frey et le chef du gouvernement Michel Debré ; tous deux résolus, quoi qu’il en coûte, à empêcher une démonstration de force du FLN dans la capitale. A charge pour ce préfet d’accomplir cette mission jugée particulièrement importante. Elle s’inscrit dans la continuité des tâches qui lui ont été confiées par le même Roger Frey qui déclarait peu avant : il faut « frapper juste et fort » pour « démanteler […] l’organisation rebelle ». Ainsi fut fait avec les terribles conséquences que l’on sait. Soutenus par des personnalités du parti présidentiel, l’Union pour la Nouvelle République (UNR), les mêmes et beaucoup d’autres ont aussitôt couvert les pratiques meurtrières de leur subordonné puis élaboré une version officielle destinée à occulter l’ampleur du massacre commis.

La position de l’actuel chef de l’Etat, confortée par la résolution amendée par ses services, témoigne une fois de plus d’une conception platement partisane et instrumentale de l’histoire. De là, la singularité des rapports qu’Emmanuel Macron, ce très mauvais élève de Paul Ricoeur, entretient avec les faits. Convoqués le plus souvent de façon partielle et partiale, ces derniers sont presque toujours tronqués et minimisés pour mieux les coucher dans le lit de Procuste des récits et des commémorations officiels. Plus encore et à dessein, « Jupiter » confond histoire et mémoire en cherchant à faire croire que la seconde, élaborée par ses conseillers et lui-même, est conforme à la première.

La fable élyséenne et mensongère, forgée pour exempter l’Etat français et ses serviteurs de l’époque de toute responsabilité dans les massacres du 17 octobre 1961, en atteste. Eviter tout scandale, complaire aux desservants du culte national, entretenir la thèse immunitaire, mythologique et consensuelle, à droite comme au sein d’une certaine gauche, selon laquelle le gouvernement de l’époque, le général de Gaulle, bien sûr, et la République, sont étrangers à ce qu’il s’est passé, tels sont les objectifs du président.

Celles et ceux qui prétendent incarner une alternative progressiste et qui se disent attachés à laa vérité et à la justice ne peuvent se satisfaire de cette pusillanimité réitérée et de ce mépris à l’endroit des travaux des historiens, des revendications des victimes, de leurs descendants et de tous ceux qui les soutiennent. Aux représentant·es de gauches politiques suggérons ceci : avant les célébrations du 8 mai 1945 déposez une nouvelle résolution exigeant la reconnaissance des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata comme crimes contre l’humanité et profitez des débats ainsi suscités pour y inclure la reconnaissance de tous les crimes coloniaux commis par la France dans les territoires de son empire et dans l’Hexagone.

Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire.
Dernier ouvrage paru : 
Racismes d’Etat, Etats racistes. Une brève histoire, éditions Amsterdam, 2024. 
https://blogs.mediapart.fr/o-le-cour-grandmaison/blog/290324/reconnaissance-des-massacres-du-17-octobre-1961-une-nouvelle-esquive

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture