Rwanda : « Seul un accès aux fonds documentaires permettra à la justice d’éclaircir l’engagement de la France au côté des génocidaires »

Un collectif d’associations qui se sont portées partie civile dans des affaires judiciaires concernant le rôle de la France au Rwanda demande, dans une tribune au « Monde », à Emmanuel Macron, trente ans après le génocide, de permettre à la justice de pouvoir accéder aux pièces et documents demandés dans ces procédures.

Trente ans. Une génération nous sépare du dernier génocide du XXe siècle et trois années depuis que la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi a remis son rapport. Les conclusions de ce travail ont paru implacables quant aux « responsabilités » et à la « faillite de la France ». Pourtant, de nombreuses questions restent en suspens.

Plusieurs fonds d’archives sont toujours inaccessibles et force est de constater que nos institutions judiciaires ne peuvent toujours pas suivre le fil qui mène à des responsables politiques et militaires français de l’époque. Nous nous refusons à attendre la mort de tous les rescapés et de celles et ceux qui portent leurs voix pour que la vérité éclate. Le génocide, c’est aussi le silence des vivants.

A l’occasion du débat parlementaire de novembre 2023 sur la politique africaine de la France, la ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna expliquait le besoin de « briser certains tabous » et de « regarder notre passé en face ». « Nous l’avons fait avec le Rwanda », ajoutait-elle justement. Mais peut-on réellement parler d’un tabou brisé quand la justice se heurte encore au mur du secret-défense et qu’aucune instruction n’a abouti à un procès dans les dossiers concernant le rôle de la France ?

Une transparence artificielle

Il est indéniable que le rapport Duclert, de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, remis au président de la République le 26 mars 2021, a ouvert une brèche dans le mur du déni qui entoure une des plus atroces compromissions de la Ve République. En permettant à une commission d’historiens d’analyser des milliers de documents d’archives inaccessibles jusque-là, le président a voulu envoyer un signal d’ouverture, de transparence.

Une transparence qui reste pourtant artificielle, nos tribunaux en sont les témoins : pour que justice puisse être rendue, la totalité des archives concernant le Rwanda en 1994, en particulier celles de la mission d’information parlementaire de 1998 et celles des unités et de l’état-major conservées au service historique de la défense, doivent être déclassifiées et rendues réellement accessibles en pratique.

Des zones d’ombre persistent

Seul un accès à l’ensemble des fonds documentaires permettra d’éclaircir les points les plus délicats sur l’engagement de la France au côté des génocidaires, et surtout de comprendre comment certains responsables et représentants de l’Etat ont pu compromettre celui-ci avec ceux qui commettaient l’horreur absolue.

En attendant, les zones d’ombre qui persistent sur le rôle de la France permettent aux « assassins de la mémoire », comme les nommait l’historien de la Shoah Pierre Vidal-Naquet, de raconter une histoire manipulée et de laisser perdurer l’idéologie raciste et xénophobe qui fut à l’origine du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Les conclusions somme toute floues du rapport Duclert quant à la complicité française esquivent la nécessité de tirer des leçons, sanctionner, réparer, réformer en profondeur.

Emmanuel Macron le déclarait, en mai 2021, dans son discours au Mémorial du génocide de Kigali : « Reconnaître ce passé, c’est aussi et surtout poursuivre l’œuvre de justice. » Il s’agit également d’une mesure préventive : la compréhension des mécanismes ayant mené aux décisions d’engagement de la France auprès d’un régime fasciste doit permettre de prévenir de futures complicités de génocides.

Faire la lumière sur les faits

Trois ans après les conclusions du rapport Duclert, force est de constater que le débat n’est pas clos. Malgré les dénégations, tout tend à montrer que le soutien français actif aux génocidaires n’avait rien d’aveugle. Informée dès l’automne 1990 du projet d’extermination visant les Tutsi, la France pouvait arrêter son soutien matériel et économique au régime extrémiste rwandais.

Notre pays pouvait faire pression sur celui-ci pour enrayer son escalade génocidaire. Il n’en fit rien. Cette coopération matérielle, diplomatique et militaire s’est même poursuivie pendant et après le génocide. Aujourd’hui, des démarches judiciaires tentent de faire la lumière sur ces accusations, documentées, de complicité.

Des instructions – bien trop lentes – sont en cours concernant l’appui de mercenaires français (les fameux « corsaires de la République »), des livraisons d’armes et leur financement par des banques françaises, ou encore la possible complicité dans les massacres qui se sont poursuivis dans les collines de Bisesero, au vu et au su de l’armée française, du 27 au 30 juin 1994. Sur ce point, une audience d’appel contre l’ordonnance de non-lieu est même prévue en pleine période de commémorations, le 27 mai 2024.

Donner de véritables moyens à la justice

Récemment, une requête a été faite par des rescapés et des associations au tribunal administratif contre l’Etat français pour faire reconnaître la gravité des illégalités, et leur caractère fautif, lors du soutien à un régime qui prépare puis exécute un génocide. Monsieur le président, vous avez donné à des historiens la possibilité d’accéder à des documents qui sont toujours refusés à la justice. Comment l’accepter ?

S’il ne vous appartient évidemment pas de vous ingérer dans des procédures judiciaires, nous vous demandons de donner enfin les moyens à la justice, tant administrative que pénale, de faire toute la lumière sur cette complicité de génocide. Cela passe nécessairement, en ce trentième anniversaire, par la dissipation de toutes les zones d’ombre.

Le pouvoir exécutif que vous incarnez doit donc enfin mettre à disposition des juges, sans souffrir la moindre exception, toutes les pièces demandées dans ces procédures, parfois depuis des années. Le refuser encore, trente ans après les faits, ne peut qu’entacher sérieusement les déclarations d’intention politique.

Les signataires de cette tribune sont : Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Patrice Garesio, coprésident de l’association Survie ; Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) ; Eleonore Morel, directrice de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH)

Lire la tribune dans LE MONDE
https://www.ldh-france.org/5-avril-2024-tribune-collective-rwanda-seul-un-acces-aux-fonds-documentaires-permettra-a-la-justice-declaircir-lengagement-de-la-france-au-cote-des-genocidaires/

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Génocide des Tutsis au Rwanda :
La France n’a pas fini de dissiper les zones d’ombre

Communiqué – Alors qu’Emmanuel Macron s’exprimera en vidéo dimanche 7 avril, à l’occasion du début des 30èmes commémorations du génocide des Tutsis au Rwanda, l’association Survie rappelle que l’Etat français est loin d’avoir reconnu toute son implication et que la justice se heurte encore à des zones d’ombre. Une nouvelle plainte va être déposée d’ici lundi pour continuer d’exiger la vérité et la justice à ce sujet.

L’Elysée a fait savoir qu’Emmanuel Macron diffusera le 7 avril une vidéo sur les réseaux sociaux, dans laquelle il affirme notamment que « la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté ». Si cette déclaration va plus loin que celles effectuées notamment en 2019 et en 2021 par le président de la République, elle pose en creux un problème que l’Etat français ne veut toujours pas affronter, selon l’association Survie, qui décrypte depuis 40 ans les relations franco-africaines. 

« Emmanuel Macron concède par petites touches que la France n’a pas été aussi irréprochable au Rwanda que le prétendaient ses prédécesseurs, explique Patrice Garesio, président de l’association. Mais ce type de déclaration en euphémisme vise à esquiver encore une fois le fond du sujet pour ménager la chèvre et le chou : l’Élysée cherche à répondre aux critiques que n’a pas éteintes le rapport de la commission Duclert, tout en évitant de reconnaître que la France a eu un rôle actif auprès des génocidaires avant, pendant et après le génocide, facilitant de fait sa réalisation. Nous avons accumulé suffisamment de preuves de cette complicité d’Etat pour refuser d’endosser ce rôle de chèvre. »

La justice administrative doit accéder à la requête déposée en 2023 par des rescapés et associations pour faire reconnaitre la gravité des illégalités françaises, et leur caractère fautif, lors du soutien français à un régime qui a préparé puis exécuté un génocide [1]. Au pénal, une nouvelle plainte est en cours de dépôt par Maîtres Hector Bernardini et Jean Simon, concernant la mort mystérieuse de deux gendarmes français et de l’épouse de l’un d’eux, à Kigali dans les premières heures du génocide [2]. Cette plainte, portée par des ayant-droits des victimes et par l’association Survie, vise à élucider enfin l’élimination des gendarmes Didot et Maïer.

[1] « Génocide des Tutsis : des victimes demandent réparation à la France », Mediapart, 11 octobre 2023 ;
et « 
La France et le génocide des Tutsis au Rwanda : le procès de la dernière chance », Mediapart, 5 avril 2024
[2] « Trente ans de silence radio sur trois morts français au Rwanda », 
Le Canard enchaîné, 3 avril 2024. Voir aussi le roman de Pierre Lepidi inspiré de ces faits, Murabeho (Ed. JC Lattès, 2023)

https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/genocide-des-tutsis-au-rwanda-la-france-n-a-pas-fini-de-dissiper-les-zones-d

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Rwanda : « Seul un accès aux fonds documentaires permettra à la justice d’éclaircir l’engagement de la France au côté des génocidaires » »

  1. XXXèmes commémorations du génocide des Tutsis, Macron esquive encore la complicité de la France

    Communiqué  : Emmanuel Macron, absent de la XXXème commémoration du génocide des Tutsi à Kigali, fait diffuser une vidéo dans laquelle il reste figé sur les mots prononcés du bout des lèvres en 2021. Il ne parle que du génocide des Tutsis du point de vue historique, et esquive tout ce qui concerne le rôle de la France et la justice. Il parle d’ »avancer ensemble », et son ministre Stéphane Séjourné annonce un nouvel accord commercial France/Rwanda de 400 millions d’euros. Il s’agit bien de faire du business en enterrant le passé, sur le dos des rescapés et de la justice.

    Pour Patrice Garesio, co-président de Survie : «  Emmanuel Macron poursuit son opération de communication qui vise à exonérer la France et ses représentants de l’époque de la complicité du crime de génocide des Tutsis. Cette stratégie est vouée à l’échec : depuis que l’Elysée a été contrainte de briser le mur du déni, nos compatriotes ont compris que le récit qui leur est servi depuis trente ans n’est qu’une succession d’écrans de fumée. Pour la rafle du Vel d’Hiv, il a fallu cinquante ans pour que le chef de l’État reconnaisse officiellement que la France s’est rendue complice de génocide. Pour le génocide des Tutsis, certes il faudra du courage ; mais là aussi la reconnaissance est inéluctable : quand aura-t-elle lieu ? »

    https://survie.org/themes/genocide-des-tutsis-au-rwanda/la-france-et-le-genocide-des-tutsis/article/xxxemes-commemorations-du-genocide-des-tutsis-macron-esquive-encore-la

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