Solidarité internationale. Bonnes causes et causes perdues

Enfonçons une première porte ouverte : toutes les causes de mobilisation pour plus de justice dans le monde ne se valent pas. Ou plutôt, elles n’éveillent pas toutes le même intérêt ni ne provoquent les mêmes emportements. Certaines mettent aisément des milliers de personnes dans la rue, à Bruxelles, à Paris ou ailleurs, pour les défendre. D’autres, pas une seule. Ou alors une poignée, sur une esplanade ou devant une gare, une petite heure, de temps en temps. Les premières suscitent des pétitions en cascade, saturent les médias de tribunes indignées et se déclinent en autant d’émissions, de conférences et de rassemblements vindicatifs face aux ambassades des régimes à condamner. Les secondes récoltent au mieux des soupirs impuissants. Des pensées tristes aussi, mais fatalistes.

On ne peut pas se mobiliser pour « toute la misère du monde », c’est entendu. Inévitablement, nos capacités d’empathie pour ces peuples qui souffrent, de la Méditerranée à l’autre bout du globe, varient. Nos engouements pour telle ou telle cause, nos emballements militants face à telle ou telle injustice sont forcément à géométrie variable. Sélectifs, même. Il y a les « bonnes causes » et les « causes perdues ». Celles qui font recette et celles qui ne mobilisent pas. C’est comme ça. De tout temps, les faveurs des médias et des acteurs occidentaux de la solidarité internationale ont discriminé. En célébrant les coups de cœur et en négligeant les moins accrocheurs. En distinguant les « tops » des « flops ». Telle la sociologie de l’action collective conflictuelle qui différencie les mouvements vertueux, les dynamiques émancipatrices, des « ugly movements ».

Enfonçons une deuxième porte (un peu moins) ouverte : l’ampleur du drame n’est pas le critère. La sélection ne se fait pas au nombre de victimes. Cela peut sembler contre-intuitif, mais c’est une réalité, moult fois répétée. Le niveau d’indignation ne se mesure pas à la quantité d’exécutions de personnes innocentes. Trois paires de situations « tricontinentales », passées, récentes et/ou actuelles, suffisent à le corroborer. Que l’on mette en vis-à-vis les pouvoirs militaires au Guatemala et la dictature de Pinochet au Chili, la guerre à l’Est du Congo et l’apartheid en Afrique du Sud, le régime syrien et le colonialisme israélien, la fougue militante pour les dénoncer y est inversement proportionnelle au décompte morbide des massacres commis.

Que l’on en juge : quatre-vingts fois plus de Mayas martyrs des politiques guatémaltèques de la « terre brûlée » que de Chiliens et de Chiliennes tué·es à Santiago durant la même période. Des milliers de morts sud-africains en un demi-siècle de ségrégationnisme, des millions de Congolais·es depuis 1998. Et, au Proche-Orient, ces quinze dernières années, plus de dix fois plus de civils anéantis en Syrie qu’en Israël/Palestine. La gravité est la même ; l’ampleur, non. Or, la notoriété et le retentissement de ces tragédies, ainsi que les actions et le suivi dévolus ici à ces drames sont sans commune mesure.

À noter, en passant, que l’on dessert une cause à la surqualifier – tout massacre n’est pas une extermination – ou, encore, à coller un trait démoniaque à l’identité nationale ou religieuse du bourreau. Ne serait-ce que parce que ce dernier, face à la justice internationale (s’il y a affaire un jour), aura beau jeu de dénier la surqualification légale… ou de signaler le délit de racisme à son égard. Ou parce que, tout simplement, « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (pardon pour ce nouveau lieu commun). Albert Camus lui-même reprend l’idée dans L’homme révolté (1951), en préconisant à son intention de « s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ».

Enfonçons enfin une troisième porte, souvent laissée close cette fois. Celle qui interroge les motifs de ces indignations sélectives. Quels sont les ressorts de cet intérêt asymétrique ? Pourquoi les abominations chiliennes, sud-africaines et israéliennes ont-elles été ou sont-elles plus « insupportables » – à nos yeux de manifestant·es belges, français… d’hier et d’aujourd’hui – que les méga-abominations guatémaltèques, est-congolaises et syriennes ? À coup sûr, il n’y a pas une seule raison, mais toutes sont susceptibles d’écorcher nos bonnes consciences. Passons-les en revue, ingénument si possible, comme si nous les découvrions, car le Centre tricontinental – CETRI lui-même est juge et partie dans cette histoire.

La lisibilité du conflit d’abord. Son apparente lisibilité. Deux camps aisément identifiables, un bon et un mauvais. Ou, mieux encore, une figure tortionnaire d’un côté (un régime, un dictateur, une idéologie…), une population innocente de l’autre. La simplicité manichéenne du conflit comme condition de son écho. À cette aune, on comprendra que les responsabilités du carnage est-congolais sont moins facilement et immédiatement attribuables que celles du feu système d’apartheid sud-africain. Des dizaines de milices impitoyables à déchiffrer. L’affaire est d’autant plus complexe, explique François Polet du CETRI, qu’une bonne part de ces groupes armés « sont soutenus par un régime, le Rwanda, s’étant blindé géopolitiquement par un discours victimaire post-génocide ».

Si l’on ajoute à la clé d’interprétation binaire, l’angle explicatif colonial, voire impérial – où des peuples colonisés sont aux prises avec des « Blancs », occidentaux qui plus est –, on comprend encore mieux que la lutte contre l’apartheid afrikaner ait fait sens directement. Et nous ait engagés moralement davantage que ne peuvent le faire des affrontements « fratricides » entre ethnies et populations décolonisées. Sauf, bien sûr, à considérer les intérêts miniers des puissants acteurs extérieurs, privés et publics, qui « tirent les ficelles » de ces affrontements…

Même grille de lecture pour saisir la priorité des activistes européens pour la condamnation des bombardements israéliens sur la condamnation des bombardements syriens. Lisibilité duale, focale coloniale, mais également, ici, ce que la gauche militante syrienne appelle « l’anti-impérialisme des imbéciles » [1], à savoir l’indifférence du (ou d’une partie du) mouvement anti-guerre occidental à l’égard de l’écrasement de la société civile anti-Bachar el-Assad. Une indifférence qui se perpétue au nom d’un « campisme » vidé de son sens idéologique, tant l’hostilité des États-Unis vs la bienveillance de la Russie à l’égard du régime tortionnaire de Damas ne font pas de ce dernier un domino socialiste. Manifester contre un dictateur déjà ostracisé par l’Occident (mais toujours en place), inconcevable, voyons !

Le différentiel d’intérêt de ce côté-ci de l’Atlantique entre la cause chilienne et la cause guatémaltèque n’obéit pas à ce prisme. En Amérique centrale comme en Amérique du Sud, c’est bel et bien un coup d’État fomenté par la CIA états-unienne qui a mis les militaires au pouvoir. En renversant l’expérience démocratique réformatrice du président Jacobo Arbenz au Guatemala ; en renversant l’expérience démocratique socialiste du président Salvador Allende au Chili. Pour y assurer, dans les deux cas, la préservation des intérêts nord-américains et leur mainmise sur l’économie, au prix d’atrocités toujours impunies pour l’essentiel. Des milliers de meurtres et de disparitions au Chili, des centaines de milliers au Guatemala (des « actes de génocide », selon le rapport de la Commission de clarification historique de l’ONU de 1999).

Or, à l’époque comme aujourd’hui, les figures Allende vs Pinochet ont mobilisé et mobilisent toujours bien davantage que leurs équivalents guatémaltèques dont on ne connaît même pas les noms. Les multiples célébrations publiques et évocations médiatiques du 50e anniversaire du coup d’État chilien de 1973, le 11 septembre dernier, sont venues le rappeler à souhait [2]. Pourquoi ? Parce que la gauche guatémaltèque n’a jamais bénéficié de la même proximité politique, culturelle, pour ne pas dire « latine », que celle entretenue par l’intelligentsia chilienne avec ses camarades européens ? Sans doute. Le rôle des diasporas ou de réseaux de soutien lestés d’impensés raciaux, ainsi que l’identification empathique avec nos alter ego au Chili, plus automatique qu’avec des indigènes du Guatemala moins dotés en capital social ou symbolique, y sont pour quelque chose, c’est sûr.

Reste à refermer les trois portes enfoncées ci-dessus. Le « deux poids, deux mesures » pratiqué tant par l’activisme occidental que par le traitement médiatique est à la fois une réalité et une évidence. Peut-être inévitable. Il renvoie à l’éloignement subjectif ou à la complexité perçue des situations d’injustice dans le monde. Tant pis pour les causes étrangères ou incommodes, on leur préfèrera les indignations familières ou simplifiées. « Proches » plutôt que « lointaines », sur tous les plans, sauf géographique. Un peu les mêmes ressorts en somme que ceux qui, émotionnellement, hiérarchisent les « catastrophes naturelles » dans l’opinion et graduent les élans humanitaires des chevaliers blancs de l’aide d’urgence. C’est dire.

Notes
[1] 
https://www.cetri.be/Etat-des-luttes-Moyen-Orient-et.
[2]
 https://www.cetri.be/Chili-a-50-ans-du-coup-d-Etat-6260.

Bernard Duterme

https://revuenouvelle.be/bonnes-causes-et-causes-perdues/
https://www.cetri.be/Bonnes-causes-et-causes-perdues

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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