Photographe ouvrier (Daniel Challe : Photos de classe. Corps au travail)

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

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C’est au tout début de l’année 2022 qu’a débuté un reportage de sept mois sur les « Syndicalistes dans l’industrie » dans le cadre d’une Grande commande photojournalisme du ministère de la culture confiée à la Bibliothèque nationale de France « Radioscopie de la France, regards sur un pays traversé par la crise sanitaire ». Ce travail, cette enquête a donné naissance à ce livre qui traite en images du syndicalisme et du monde ouvrier.

Durant ces sept mois (qui ont été prolongés hors commande tout au long de l’année 2022), j’ai rencontré des syndicalistes CGT, FO et Sud Industrie dans les secteurs de l’automobile, de la construction navale, des transports, de l’agroalimentaire, de la métallurgie, de la chimie et de la défense. Tout au long de ce reportage, j’ai tenu un carnet de bord dans lequel je consignais des entretiens, des notes de travail, des réflexions sur mon métier de photographe. En relisant ces notes, elles me paraissent marquées d’un doute permanent, d’un questionnement critique constant sur ce qui désignait le cadre de la commande : le photojournalisme. Mon travail de photographe s’adapte difficilement aux normes et codes de la presse ou des médias, parfois à regret, car comme je l’évoque dans ces notes, j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour les photojournalistes qu’il s’agisse des grandes figures de son histoire, ou de celles et ceux qui partout nous livrent des images de l’actualité souvent au péril de leur intégrité physique. Pour autant, je suis incapable d’alimenter la machine à images sans un recul critique. Cette histoire est la mienne. Je suis venu à la photographie par passion pour les faits sociaux, l’histoire, la politique, la lecture fébrile et jouissive de Marx et de son grand roman policier du Capital, comme le désignait le regretté Daniel Bensaïd. Suis-je victime d’une idéalisation et d’un amour trop fort pour cette classe ouvrière qu’incarnaient mon grand-père materne, cheminot, et ma grand-mère, ouvrière dans une manufacture de tabac ? Ai-je voulu à travers mon métier de photographe (comme Cesare Pavese parlait du métier de vivre) rester comme mon père ébéniste un travailleur manuel soucieux de ne pas trop acquiescer à cette division du monde du travail qui opère une scission entre l’intellectuel et le manuel ? Ma volonté a toujours été de circuler dans des mondes, de ne pas m’arrêter à un statut social, une profession, de vivre des expériences. Ce reportage en est une qui m’a profondément transformé, touché, fait penser.

Dès mes premiers contacts téléphoniques, je me souviens d’une discussion avec un syndicaliste CGT de Michelin. Il me questionnait sur le sens de ma démarche. Une usine, me disait-il, c’est toujours beau, les sites industriels recèlent une grande photogénie. Mais est-ce qu’on montre pour autant le travail des hommes, les corps qui cassent, l’usure, la fatigue, la pénibilité, la répétition des gestes à la chaîne, les maladies musculosquelettiques, les burn out ? Pourquoi ces ouvrières et ces ouvriers, qui étaient la toile de fond de la photographie humaniste de La banlieue de Paris de Robert Doisneau ou du reportage du jeune photographe Willy Ronis, en mars 1938 à l’usine Citroën de Javel, qui immortalisa la syndicaliste Rose Zehner, ont-ils disparu de la photographie contemporaine et de la presse ? Pourquoi sont-ils si peu représentés aujourd’hui ? Est-ce dû à une disparition de la classe ouvrière telle qu’elle était structurée politiquement par le Parti communiste, aux mutations des grandes entreprises de type fordiste ? Toutes ces questions me traversaient. Pourquoi la photographie s’est-elle embourgeoisée, s’est-elle mise à orner les murs des galeries ou des centres d’art ? Pourquoi s’est-on mis à spéculer sur les vintages des photographes ? Henri Cartier-Bresson vilipendait ce fétichisme de la marchandise. «  Je pense que les photographies doivent être prises et reproduites pour les masses, pas pour les collectionneurs », déclarait-il en 1952 dans un entretien avec Richard L. Simon. Pourquoi la presse ne montrait plus le monde ouvrier  ?

Je me disais tout au long de ce reportage que la vraie place de ces images était le papier journal, mais les journaux d’aujourd’hui, cette presse financée par des actionnaires milliardaires, pouvaient-ils les accueillir ? Où étaient les magazines comme Vu ou Regards ? Qu’était devenue la photographie sociale quand l’époque préférait les people, les stars de pacotille et les éternels représentants qui parlent à la place de… Et pourtant, Éric, Martine, Mourad, Sébastien, Eddie et tant d’autres, ils avaient pour moi des corps et des visages incroyables, des gueules du cinéma de Jean Grémillon, comme si, malgré tous les coups subis, malgré les attaques constantes du capital et de ses acteurs contre le monde populaire, ces corps avaient résisté par leurs subjectivités politiques et leur mépris du monde de l’argent. Les vrais héros, pour moi, c’étaient eux, parce qu’ils savaient faire quelque chose de leurs mains, parce qu’ils détenaient le vrai savoir de la production.

J’ai partagé avec eux des moments de fraternité, de rire, de complicité, à manger, boire, penser, philosopher. Il me reste des phrases aussi : « Je vais te dire, ce sont des connards ! » La pensée est belle et vivante quand elle exprime la colère. Et parfois sur les cadences, la nouvelle organisation du travail : « On est au taquet de ce qu’un être humain peut supporter ! » C’était dans l’agroalimentaire, sans doute de toutes mes rencontres mon expérience la plus douloureuse, celle qui a été décrite dans un long poème, À la ligne, feuillets d’usine, par l’écrivain-poète Joseph Ponthus. « On est dans la domination de l’être. Je pense que dans les champs de coton c’était moins dur. » Face à ces femmes et ces hommes qui me parlaient de blessures mentales et physiques, d’isolement, d’objectifs trop élevés, de négation de leur savoir-faire par les nouveaux managers, des contraintes qui leur pourrissaient la vie, j’écoutais. Le 1er mai 2022, pris par le mouvement qui me menait en France d’une usine à l’autre, je m’arrêtais à Hennebont dans le Morbihan ; Malek, le guitariste rockabilly des Working Class Trio, adhérent au SBAM-CGT, me parla du feu qui consumait les pionniers adolescents du rock and roll : Louis Jordan, Stan Lewis, Jerry Lee Lewis et bien sûr Elvis. « Nous nous avons de petites braises qu’il faut sans cesse rallumer. Eux, ils ont leurs grands foyers, leurs incendies : la Bourse, le goût immodéré du profit », me dit-il. Avec mon Leica, cet appareil qui swingue, j’éprouvais vraiment la vie du working class photographer, à côté, avec mes camarades.

Il y a un rêve ouvrier, il est tangible, physique, présent. En reprenant au début mon petit métier de correspondant local, de photojournaliste sans journal, libre, j’ai pu le voir et le sentir tout au long de ce reportage. En photographiant Éric au lever du jour, encore dans l’obscurité devant son usine, j’ai pensé à ce beau titre du livre de Jacques Rancière : La nuit des prolétaires. Le rêve d’émancipation continue et nous entretenons les braises.

Daniel Challe : Photos de classe. Corps au travail 

https://www.syllepse.net/photos-de-classe-_r_22_i_1065.html

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Auteur : entreleslignesentrelesmots

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