Sous l’uniforme, tu restes un·e citoyen·ne

  • Valentin Dolgotchub : Notes d’un mobilisé
  • Sophie Bouchet-Petersen : Pour l’égalité des femmes sous l’uniforme : les mêmes droits que les hommes sans les codes virilistes…
  • Soutien aux combattant·es ukrainien·nes de la démocratie

Notes d’un mobilisé

Fin mars, cela a fait un an que j’ai quitté mon travail d’enseignant et de bibliothécaire pour servir dans les forces armées ukrainiennes. Je pense qu’à cette occasion, il est utile de réfléchir un peu à mes « trahisons » et à mes « victoires » personnelles, en un mot, de faire le bilan de cette année.

Une année inoubliable
Je noterai que je n’avais aucune expérience du service militaire, que le ministère de la défense m’avait laissé tranquille pendant mes années d’étudiant et que j’ai eu un sursis pendant la première année de la guerre à grande échelle. J’ai été mobilisé volontairement dans une brigade mécanisée nouvellement formée; sur douze mois, j’en ai passé huit dans la zone de combat à différents endroits du front.

Comme d’autres, j’ai été incité à m’engager par l’espèce de mythe de la contre-offensive. Bien sûr, je savais que la guerre continuerait, mais j’espérais que nous atteindrions des frontières radicalement nouvelles dans les six mois. Je voulais donc participer à cet événement historique. En fait, j’ai été un jour sur l’un des points d’avancée maximale de l’armée dans le secteur dit de Tchakhtarsk – à 10 kilomètres de la précédente ligne de contact, et il a de nouveau été repris par l’ennemi.

Cette année m’a surtout offert l’expérience inoubliable de participer à une guerre, ce qui (heureusement ?) n’est pas le sort de toutes les générations. Comme beaucoup de garçons, enfant, je rêvais de participer à une fusillade (et de préférence d’y rester en vie). Comme on dit, les rêves deviennent réalité, même si, malheureusement, tout le monde ne connaît pas une fin heureuse. Une fois, j’ai dit à ma femme qu’il était mentalement et physiquement plus facile de passer la nuit sous des tirs de mortier que d’être à proximité d’un enfant malade dont la température ne baisse pas. « Tu ne sais pas ce que c’est que d’être sous un tir de mortier », m’avait-elle répondu avec raison. Aujourd’hui, je peux dire que c’est vrai, c’est plus facile.

Autres avantages du service militaire : l’amélioration de la condition physique (bien que, dans mon cas, j’ai eu moins d’activités physiques dans l’armée que dans la vie civile), des voyages gratuits dans diverses régions (principalement dans l’ancienne région « sauvage ») et, bien sûr, de l’argent. Dans les unités où des personnes appropriées et compétentes sont chargées du soutien financier, le service militaire reste un ascenseur socio-économique rapide, tant pour les précaires de l’arrière-pays que pour l’intelligentsia traditionnelle au budget limité.

Cependant, malgré tous ces avantages, je n’arrive toujours pas à trancher si la décision de m’engager n’était pas une erreur. L’inconvénient principal et dévorant, qui annule presque tous les « avantages », est la séparation de la famille et des enfants. Que les camionneurs et les marins me pardonnent, mais je n’ai jamais voulu un tel métier pour cette raison. L’effet désagréable est renforcé par l’incertitude quant à la durée de tout cela. Il est évident que le projet de loi n°10449 ne résoudra pas la question de la démobilisation, puisque la possibilité d’être libéré dans la réserve après la période déjà colossale de trente-six mois est subordonnée à des conditions opaques supplémentaires.

Je suis devenu moins sensible à la douleur humaine et à l’injustice. Lorsqu’elles accablent l’ensemble de la communauté militaire, lorsque vous n’avez même pas le temps de vous souvenir du nom des recrues socialement défavorisées qui sont broyées et laissées à l’abandon lors d’une affectation dans une unité d’assaut, l’empathie s’atrophie peu à peu. On ne peut qu’essayer de rationaliser les ordres du commandement supérieur pour éviter de nouvelles pertes.

Même si je me suis retrouvé dans un environnement « cool » et amical dans une armée d’un million d’hommes, sans masculinisme excessif ni coercition, ma motivation à défendre le pays après ce que j’ai vu à l’intérieur de l’armée a été sérieusement affectée. Comme l’a dit un de mes compagnons d’armes, notre succès en 2022 est dû au fait qu’il y avait plus de gens dans notre armée qui se sentaient concernés – mais seulement un peu plus. Et beaucoup d’entre eux sont en train de pourrir sur le terrain. D’autres ont été affectés à des tâches administratives insignifiantes, qui doivent être bien faites, mais qu’il est impossible d’aimer.

À qui appartient la vie d’un citoyen ?
Sur la base de ce que j’ai vu, entendu et vécu, je souhaite me concentrer plus en détail sur la question qui figure aujourd’hui en tête de la liste des sujets débattus publiquement en Ukraine. Pourquoi est-ce qu’au début de l’invasion à grande échelle, il y avait des files de volontaires devant les bureaux de recrutement et qu’à la fin de la deuxième année de la guerre, l’affrontement tragicomique entre les soi-disant « évadés » et les agents de recrutement des TCC est-il devenu l’un des problèmes sociaux les plus aigus ?

Cette question est également soulevée par le philosophe ukrainien Andrii Baumeister, qui la traduit dans le contexte d’une conversation sur les limites de la violence légitime de la part d’un État démocratique, ainsi que sur les différences entre les statuts de « sujet » et de « citoyen ». Malgré toute l’ambiguïté du discours de Baumeister, il est difficile d’être en désaccord avec lui sur cet aspect particulier : pendant un an et demi de guerre, quelque chose s’est produit au sein de la société ukrainienne elle-même, et pas seulement dans la situation opérationnelle au front.

Historien de formation, je constate que la guerre de masse (voire totale) avec la mobilisation de centaines de milliers ou de millions de personnes est un phénomène relativement récent. Oleksandr Chulman, qui a écrit un article court mais significatif pour Army Inform sur les pratiques de mobilisation du passé, exprime au début de sa thèse extrêmement douteuse l’idée selon laquelle « le devoir militaire surgit lorsque l’État apparaît », et donne ensuite divers exemples du début de le 19e siècle et après. Ses exemples ne font clairement pas référence à la mobilisation au sens moderne du terme, mais à l’accomplissement militaire professionnel – des chevaliers, des nobles, en fait des bellatores dans la terminologie du Moyen Âge européen. Ces personnes, dont le nombre, y compris les membres de leurs familles, ne dépassait jamais 10%, avaient un statut juridiquement distinct, hérité et portant les caractéristiques de l’Ordre divin [1]. Les mesures de mobilisation mises en œuvre dans la République romaine, qui en général ressemblaient à certains égards à la société moderne, peuvent constituer une exception notable.

Au siècle des Lumières, alors que les idées d’égalité des personnes devant la loi se répandaient à travers l’Europe, l’un des principaux penseurs français de l’époque, Jean-Jacques Rousseau, dans son célèbre traité Du contrat social ou principes du droit politique a exprimé une thèse logiquement irréprochable, mais extrêmement effrayante :

Or, le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose, et quand le Prince [2] lui a dit, il est expédient à l’État que tu meures, il doit mourir; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sûreté jusqu’alors, et que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l’État.

Bien que Rousseau soit connu comme un philosophe plutôt libéral, cette affirmation semble être à la base même des actions odieuses, voire sanguinaires, de régimes qui se disaient « démocratiques », « com- munistes » ou « national-socialistes ».

Sommes-nous vraiment d’accord aujourd’hui, en choisissant un pouvoir législatif et exécutif, sur le fait que notre bien-être, notre corps et notre vie elle-même sont des dons à l’État, dont il peut disposer arbitrairement ?

Perspectives de mobilisation ukrainienne
Dans le contexte de la problématique discutée, cette thèse ne peut être rejetée que d’une seule manière: mettre à mal le lien entre mobilisation et mort (handicap), qui existe actuellement dans l’opinion publique. Bien entendu, ce lien n’est pas né de nulle part. Depuis deux ans, la guerre à grande échelle a touché d’une manière ou d’une autre tous les habitants de l’Ukraine, et presque tout le monde a des connaissances qui sont mortes ou ont été grièvement blessées au cours des combats. À l’arrière, des rumeurs sur l’arbitraire des commandants, des opérations mal conçues et des ordres dénués de sens se répandent librement. Ces rumeurs ne surgissent souvent pas de nulle part, bien que leur absolutisation soit dénuée de sens et tout simplement incorrecte. De plus, l’idée du caractère prétendument endémique de ces phénomènes dans l’armée ukrainienne est constamment utilisée comme un piège par la propagande ennemie.

Afin de mettre à mal ce lien (il est encore impossible de le rompre complètement), il faudrait tout d’abord réformer le système de recrutement, ce qui se produit lentement dans les unités individuelles ; un temps garanti d’entraînement au combat et la diffusion d’informations sur le nombre réel de spécialités non combattantes dans l’armée (afin qu’elles soient attribuées [aux recrues] selon leurs compétences habituelles). Cependant, l’une des actions les plus efficaces sur la voie de la rationalisation et de l’humanisation des affaires militaires serait, à mon avis, d’établir des conditions de service claires pour les mobilisés. Les contre-arguments selon lequel « personne ne peut savoir quelle sera la situation au front bientôt » n’ont absolument aucun sens, car tous les militaires ne veulent pas être démobilisés et la situation au front ne s’améliorera pas à cause d’un nombre important de soldats non motivés et de recrues non préparées (à moins qu’on n’adopte les pires pratiques des occupants en matière de « chair à canon »).

D’autre part, ces problèmes sont encore plus complexes, car si une personne motivée et formée entre dans l’armée par le biais d’un centre de recrutement et croise le chemin d’un officier de recrutement irascible ou un sergent alcoolique, alors la motivation (et parfois la formation) de la recrue sera rapidement perdue. Il faut donc aussi réformer les relations au sein de l’armée, ce qui ne peut pas toujours être réglé par la loi ou le « statut ». En outre, certains facteurs amènent littéralement la question de la mobilisation dans une impasse.

Tout d’abord, les cas de comportement arbitraire des employés de TCC [recrutement] se sont réellement produits et ont été filmés. S’il ne s’agit pas de provocations délibérées de la part d’un agent ennemi visant à discréditer les militaires ukrainiens, je ne sais pas comment l’appeler. Lors de récentes vacances dans mon Odessa natale, alors que je marchais dans la rue ou que je prenais les transports en commun en uniforme militaire, j’ai littéralement ressenti les regards méfiants des passants : « Vous distribuez des convocations ? » Quand, en revanche, vous venez de sortir du bord des tranchées en feu et que vous devez y retourner bientôt, ce ressenti est tout simplement terrible. Le célèbre écrivain Artem Chapeye (connu notamment pour ses opinions sincèrement populistes) note que le TCC est souvent composé de militaires blessés et démobilisés des unités de combat. Comment cela peut-il être une justification (j’ai peur d’écrire une « explication» ) des actions brutales de certains « recruteurs » ou de la mobilisation de personnes épileptiques [3], c’est difficile à imaginer. Deuxièmement, certains médias et « leaders de l’opinion publique » diabolisent littéralement les « évadés » – des gens ordinaires qui, sous l’influence de flux désordonnés d’informations, de rumeurs et d’expériences de leurs connaissances, ont peur de passer de la vie civile à la tranchée.

Artem Chapeye, déjà cité, avance également un autre argument, plus sérieux, en faveur d’une mobilisation maximale, mais exclusivement par des moyens légaux : si nous vivons dans un pays démocratique, si nous sommes égaux devant la loi, alors le fardeau du service militaire devrait peser de manière égale sur au moins la population masculine éligible. Cet argument présuppose toutefois plusieurs conditions préalables importantes : l’établissement de conditions de service claires et adéquates (ce qui, notons-le, est passionnément défendu par Chapeye lui-même) et l’utilisation du personnel en stricte conformité avec ses fonctions régulières (tout le monde doit-il également assurer de manière égale le travail de reconnaissance aérienne et doit-on voir du personnel de bureau envoyé à l’assaut ?) En d’autres termes, l’armée devrait s’inspirer du principe bien connu « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » dans la gestion du personnel, et devrait bénéficier d’une approche appropriée et veiller à ce que les personnes ayant des connaissances et des capacités différentes soient utilisées avec dignité, et que seuls ceux qui sont capables et désireux de se battre le fassent.

Tout ce nœud des contradictions est rendu impossible à résoudre par le fait que nous ne connaissons pas les besoins réels des forces armées en termes de personnel. Fin décembre 2023, l’espace informationnel a été inondé d’affirmation sur « la nécessité de mobiliser 500 000 citoyens », mais l’ancien commandant en chef Valeri Zaloujny a nié qu’un tel chiffre ait été soumis à l’examen de la direction politique de l’État. Les projets de reconstitution de l’armée sont un secret militaire, qu’il en soit ainsi. Cependant, au sein de l’armée, nous savons avec certitude qu’il y a de nombreuses personnes qui auraient dû être libérées il y a longtemps, en raison de leur état de santé. Tous les blessés, mutilés et traumatisés, qui sont reconnus comme « peu aptes » (au mieux), ne peuvent plus effectuer de tâches de combat et n’ont pas suffisamment de qualifications ou de capacités pour les tâches d’état-major. Ils sont considérés comme « hors service » pendant des mois et siègent dans les « dépôts » à l’arrière avec un salaire réduit, sans la possibilité de se déplacer librement ou de trouver un autre emploi normal. Pourquoi maintenir dans l’armée ces gens qui ont déjà sacrifié leur santé pour le pays, les privant de la possibilité de subvenir aux besoins de leur famille et de l’« économie » en même temps ? Pourquoi exclure encore plus de travailleurs des relations de travail, si rien ne peut combler leur pénurie ?

Une solution à ce dernier point pourrait être d’offrir des emplois alternatifs au service militaire dans l’industrie de la défense ou dans d’autres industries de soutien qui renforcent le pays à l’arrière. Cela permettrait en même temps de réduire le taux de chômage, qui a augmenté en raison de l’invasion massive. Mais existe-t-il une volonté politique de le faire ? Est-il vraiment plus facile de mobiliser des soldats sans formation que de trouver un emploi pour des travailleurs formés et expérimentés ? Ces questions restent ouvertes.

La dernière pierre pour résoudre le problème de la mobilisation pourrait être la réorientation de la propagande ukrainienne de diabolisation et de dés- humanisation de l’ennemi (ainsi que d’une partie importante de ses concitoyens!) vers une image claire de ce pour quoi et contre quoi nous luttons. L’impérialisme russe a en réalité des caractéristiques monstrueuses avec lesquelles seuls les maniaques peuvent sympathiser : la fusion du capital oligarchique avec les services spéciaux, l’arbitraire des forces de sécurité, la censure sur Internet, l’obsession paranoïaque pour les chiffres et les événements du passé, le désir d’une « poigne forte », et beaucoup plus. Si un citoyen se rend compte que les forces armées luttent pour un système démocratique, le pluralisme d’opinions et de valeurs, l’égalité au moins devant la loi, il ne sera pas affecté par la pensée débilitante « ici c’est pareil que là-bas – à quoi ça sert de se battre ». En février-mars 2022, des millions d’hommes et de femmes ordinaires, élevés dans les mêmes comédies soviétiques, le même rock ou rap russe, les mêmes blagues sur les Estoniens et les Tchouktches, se sont soulevés pour défendre leurs foyers et leurs familles contre l’agression brutale du Kremlin. Des ouvriers agricoles, des coursiers et des métallurgistes, pas du tout endoctrinés par le nationalisme « Donetsk », étaient prêts à briser et à étrangler les envahisseurs – simplement parce qu’ils avaient effrontément envahi notre pays. Et, comme en témoignent des communications personnelles, beaucoup espéraient que sous l’influence de ce « stress extrême », l’Ukraine changerait fondamentalement, se débarrassant de la kleptocratie corrompue (et peut-être de l’oligarchie). Cela ne s’est pas passé comme prévu. Au lieu de véritables changements sociopolitiques, de la mobilisation pour des valeurs positives significatives, telles que le logement, la liberté et l’égalité des citoyens, on tente de mobiliser par la peur, tout en s’appuyant sur un engagement insuffisant en faveur des principes de l’« Armée-Langue-Foi ».

Je comprends que tout le monde n’appréciera pas les considérations que j’ai présentées – tant des militaires que des civils. Après tout, je n’apprécie pas moi-même ce débat public. Cependant, c’est un sujet douloureux pour beaucoup. Ma déception personnelle face aux réalités de l’armée est survenue après les deux ou trois premières semaines de service, puis ma vie quotidienne de militaire est entrée dans une sorte de mode stable, puis l’anxiété et l’irritation sont réapparues (heureusement, c’était alors juste l’heure des permissions). Je vois même des possibilités dans le service maintenant – peut-être que c’est juste une erreur de survivant. J’aimerais espérer que cette année de service sera la dernière, mais il est évident que pour cela l’impérialisme russe devra se casser les dents. Et la condition préalable à toutes ces questions devrait être la résolution des problèmes internes les plus aigus de la société ukrainienne, qui tendent par- fois à créer un climat pessimiste plutôt qu’à permettre une situation réellement opérationnelle sur le front.

[1] N. Yakovenko, Essai sur l’histoire de l’Ukraine médiévale et moderne, Krytyka, 2006, p62.
[2] Dans l’original, une référence claire au traité de Machiavel ; dans ce cas, il peut aussi être compris comme un sujet collectif de pouvoir légitime – le Parlement, le gouvernement.
[3] Par ailleurs, j’ai personnellement rencontré des épileptiques mobilisés dans l’armée.

Valentin Dolgotchub
Valentin Dolgotchub est docteur en histoire et archéologie, professeur au lycée de Huliayivka.
Article paru publié par
Commons, le 9 avril 2024.
Traduction : Patrick Le Tréhondat. Illustration : Katya Gritseva.

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Pour l’égalité des femmes sous l’uniforme :
les mêmes droits que les hommes sans les codes virilistes…

Dans le n°28 de Soutien à l’Ukraine résistante, nous vous informions qu’Ukraine CombArt et le Comité français du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine organisaient le 25 mars la projection à la Maison de l’Amérique latine (Paris) du film Bataillon invisible sur la place des femmes soldates dans l’armée ukrainienne et leur combat pour l’égalité des droits sous l’uniforme.

Dans ce documentaire, réalisé par Iryna Tsilyck (qui est aussi la coscénariste de Butterfly Vision, le beau film de fiction consacré par Maksym Nakonetchnyi à une femme pilote de drones, que nous avions projeté à Paris et à Lormes en février et mai 2023), Alia Gorlova et Svitlana Lyshynska font le portrait de six combattantes dont les témoignages nous ont captivés.

Nous avons pu ensuite écouter, en visio depuis Kyiv, Oksana Ivantsiv, productrice déléguée du film, et Hanna, soldate de 24 ans qui combat actuellement l’invasion russe. L’une et l’autre sont revenues sur les progrès permis par la loi de 2018 sur « la garantie de l’égalité des droits et des chances pour les femmes et les hommes pendant le service militaire dans les forces armées et autres formations militaires », issue d’une puissante mobilisation féministe. Outre l’ac-ès aux postes de combat et aux responsabilités qui leur était jusque là interdit, cette loi a mis fin à l’absence totale de statut officiel des soldates qui, de fait, combattaient depuis 2014 mais ne pouvaient légalement être recrutées que comme « personnel de soutien » (cuisinières, couturières, aide-soignantes…) alors qu’elles occupaient, sans contrat, des fonctions de snippeuses, pilotes de drones, artilleuses, etc. L’adoption de cette loi fut, nous ont-elles expliqué, un grand progrès pour la « visibilisation » et les droits sociaux des femmes dans l’armée (et leur image dans la société) mais, une fois abolies les inégalités légales, reste à combattre la « discrimination douce » qui, souvent, continue de sévir sur le terrain car l’armée est aussi le reflet d’une société où le machisme et les préjugés misogynes n’ont pas disparu.

Merci à Marianne Babich qui a excellemment assuré la traduction simultanée de ces échanges. Et merci à Katrin Bauman pour ses photos de cette soirée qui a fait salle comble: nous en reproduisons ici un échantillon.

Ce soir-là, nous avons également continué à collecter de l’argent pour acheter l’ambulance blindée demandée par l’association de vétéranes ukrainiennes Veteranka. Et appelé à intensifier la campagne que nous menons pour la libération de Maksym Butkevytch, militant libertaire et des droits humains engagé dans l’armée dès l’invasion à grande échelle, fait prisonnier par les troupes d’occupation et injustement condamné à treize ans de prison au terme d’un procès inique.

Deux amies cofondatrices d’Ukraine CombArt nous ont fait part, à chaud, de leurs réactions à la découverte de Bataillon invisible. Nous leur donnons ici la parole.

Chowra Makaremi, anthropologue franco-iranienne, auteure notamment de Femmes, Vie, Liberté :

Ce film est bien plus qu’un film sur les femmes dans l’armée ! Faire un film à hauteur de femmes en fait un des rares films à hauteur d’humains. C’est ce qu’apporte une perspective féministe: nous faire voir la guerre et ce qu’elle fait de nous.
Ce film fait réfléchir, en creux, sur la construction de la masculinité qui a été nécessaire pour que les chefs de guerre ne se liquéfient pas en rivières de larmes pour ce qu’ils ont fait. C’est cette masculinité construite, ce logiciel, que ne possédait pas la major dans le film. Et c’est parce qu’elle n’a pas été programmée à ne pas pleurer comme un homme qu’elle devient le révélateur de ce que la guerre fait aux âmes non programmées pour fonctionner avec cet inacceptable.
Du même coup, son portrait dévoile en négatif comment le contrôle des émotions et la discipline du refoulement qui font des hommes des faiseurs de guerre sont une matrice de nos vies sociales. C’est assez implacable et ça va plus loin que le droit des guerrières. Tenir la tension entre l’engagement en guerre et une expérience qui mine de l’intérieur tous les fondements du militarisme, c’est un apport précieux de la résistance ukrainienne.

Nicole Lapierre, sociologue et anthropologue, auteure de nombreux ouvrages sur la mémoire et sur les « causes communes » qui permettent de belles alliances :

Ce film est d’autant plus remarquable qu’il ne simplifie rien. Il aborde, bien sûr, la question féministe dans l’armée mais aussi le mélange de fraternité et d’inhumanité de la guerre et ce qu’elle fait aux êtres. Les témoignages d’Oksana et d’Hanna étaient d’autant plus admirables qu’elles exprimaient leur détermination dans une situation qui ne leur laisse pas le choix mais sans bellicisme imbécile. Une grande réussite.

Sophie Bouchet-Petersen
Sophie Bouchet-Petersen est secrétaire générale de Ukraine CombArt. Les photos sont de Katrin Baumann.

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Soutien aux combattant·es ukrainien·nes de la démocratie

Hasard du calendrier, cette déclaration paraît presque jour pour jour pour le 50e anniversaire d’un appel paru en France à l’occasion de l’élection présidentielle de 1974 et signé par cent appelés du contingent qui exigeait, entre autres choses, le respect des libertés démocratiques au sein de l’armée française. La déclaration que nous publions aujourd’hui, alors que le peuple ukrainien et son armée résistent à l’invasion russe, est une occasion de montrer qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’exercice des libertés fondamentales et la conduite de la guerre. Tout dépend, évidemment, des objectifs de la guerre et de l’organisation des forces armées.
Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein

Nous soussignés, anciens appelés du contingent dans l’armée, apportons notre soutien au peuple ukrainien en lutte contre l’agression impérialiste de la Fédération de Russie et particulièrement à celles et ceux qui résistent les armes à la main aux troupes russes. Dans des conditions très difficiles ils et elles luttent pour le droit à l’existence et à la souveraineté de leur pays et la sauvegarde de la démocratie.

En France, nous avons autrefois lutté pour que les militaires ne soient pas exclus de l’exercice des droits démocratiques, car nous estimions qu’une armée qui ne cultive pas en son sein les droits humains fondamentaux ne peut prétendre défendre un pays démocratique.

Dans la guerre que mène l’Ukraine pour résister à l’impérialisme russe, nous constatons que les militaires ukrainien·nes participent librement aux débats démocratiques qui traversent la société et qu’ils et elles ne sont pas privé·es de parole.

Nous constatons qu’il existe au sein des forces années ukrainiennes une association de femmes militaires, Veteranka, qui se fixe pour but « la défense et la protection des droits des femmes vétérans et du personnel militaire [féminin] actif ».

Nous constatons qu’il existe Військові ЛГБТ, le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme qui se fixe pour objectif « de faire respecter leurs droits, [et] l’édification d’une société inclusive et égalitaire, incluant les minorités ».

Nous constatons que certains soldats ukrainiens portent sur leurs uniformes les insignes de leur organisation syndicale.

Nous constatons que les organisations de la société civile, notamment les syndicats, apportent un soutien moral, politique et matériel à leurs membres sous les drapeaux.

Anciens appelés du contingent attachés à la démocratie et aux droits démocratiques d’expression et d’association aux armées, nous saluons l’esprit démocratique qui anime l’ensemble de ces militaires, hommes et femmes.

Les signataires
Aberdam, Serge, base aérienne 117 (Balard)
Amiranoff, 129e régiment d’infanterie (Constance, Forces françaises en Allemagne)
Baron, Alain, 1er groupe de chasseurs (Reims)
Bourbon, Patrick, 16e régiment de chasseurs mécanisés (Saarburg, Forces françaises en Allemagne)
Brinon, Jean-Paul, 3e régiment d’infanterie (Radolfzell, Forces françaises en Allemagne)
Brody, Patrick, 51ee régiment d’artillerie (Bitburg, Forces françaises en Allemagne)
Cochet, Jean-Pierre, 159e régiment d’infanterie alpine (Briançon)
Delmonte, Yves, Compagnie de montagne (La Valbonne)
Duffaud, Didier, 7e régiment de génie (Avignon)
Epsztajn, Didier, 730e compagnie de munitions (Forces françaises en Allemagne)
Fontaine, Didier, 32e régiment d’artillerie, Oberhoffen-sur-Moder Galin, Bernard, 46e régiment d’infanterie (Berlin)
Gérardin, Dominique, 403e régiment d’artillerie anti-aérienne (Chaumont)
Gontran, Alain, 16e groupe de chasseurs motorisés (Saarburg, Forces françaises en Allemagne)
Godet, Jean-Luc, 8e régiment de hussards (Altkirch)
Gueniffey, Gérard, 3e régiment parachutiste d’infanterie de marine (Carcassonne)
Guerrier, Daniel, Centre d’instruction navale (Brest)
Hardy, Jean-Pierre, 4ee régiment de hussards (Besançon)
Himel, Arnold, 1er régiment du train (Paris-Mortier)
Hollinger, Yves, 24e GCM (Tubingen, Forces françaises en Allemagne)
Inizan, Christophe, Base navale (Brest)
Jean, Rémy, 3e régiment d’infanterie (Radolfzell, Forces françaises en Allemagne)
Jeanne, Pierre, 3e régiment d’artillerie de marine (Vernon)
Lanson, Michel, base aérienne 914 (Romilly-sur-Seine Laurenceau,
Patrick, 1er régiment d’artillerie de marine (Melun)
Le Moal, Patrick, 8e régiment de hussards (Altkirch)
Le Pichon, Olivier, 6e régiment de cuirassiers (Olivet)
Le Tréhondat, Patrick, base navale (Brest)
Lebrun, Philippe, 9e régiment d’artillerie de marine (Saarburg, Forces françaises en Allemagne)
Lecoin, Laurent, 1er régiment de spahis (Spire, Forces françaises en Allemagne)
Lerichomme, Jacques, régiment du matériel (Rastatt, Forces françaises en Allemagne)
Lévy, Paul, 57e régiment d’infanterie (Souge)
Mahieux, Christian, Objecteur de conscience insoumis au service national
Malamoud, Antoine, Base aérienne 272 (Saint-Cyr-l’École)
Marx, Denis, 1er régiment du génie (Strasbourg-Neuhof)
Matheron, Yves, 405e régiment d’artillerie (Hyères)
Maurice, Charles, 159e régiment d’infanterie alpine (Briançon)
Morel, Philippe, École d’application du train (Tours)
Nauroy, Marc, 6e bataillon de chasseurs alpins (Grenoble)
Negroni, Bruno, 5e régiment de génie (Versailles)
Pasquet, Jacques, Caserne Foch (Rennes)
Percebois, Bruno, Base aérienne 112 (Reims)
Perret, Patrice, 81e régiment de soutien (Trèves, Forces françaises en Allemagne)
Perrin, Antoine, 2e régiment d’infanterie de marine
(Auvours)
Petiteau, Jean-Jacques, 43e régiment d’infanterie de marine (Offenburg, Forces françaises en Allemagne)
Pigaillem, Jacques, 57e régiment de transmissions (Mulhouse)
Quintal, Yves, 9e régiment de hussards (Provins)
Rangot, Jean-Pierre, 43e régiment d’infanterie de marine (Offenburg)
Richard, François, 76e régiment d’infanterie (Vincennes)
Rosevègue, André, 51e régiment d’infanterie (Amiens)
Roussel, Michel, Camp de Canjuers (Var)
Ruiz, Raynaldo, 3e régiment d’infanterie (Radolfzell, Forces françaises en Allemagne)
Sandelion, Jean-Paul, 3e régiment du génie (Charleville-Mézières)
Silberstein, Patrick, 2e régiment de hussards (Orléans), École d’application du train (Tours)
Valette, Jean-Paul, 53e régiment du train (Karlsruhe, Forces françaises en Allemagne)
Verrières, Jacques, 1er régiment d’artillerie de marine
(Melun)
Vey, Daniel, Quartier général Frère (Lyon)

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Viktor Pylypenko, président de Військові ЛГБТ, le syndicat des LGBTQIA+ ukrainiens en uniforme écrit aux signataires : « Nous avons déjà transmis cette déclaration à tous nos hommes et femmes (400 personnes) – nous communiquons dans les chats de notre Confrérie d’Achille et de notre fraternité, afin que tous ceux qui sont dans leurs unités et en première ligne puissent lire ce message. Merci encore une fois pour votre soutien dans cette heure si terrible, Sincèrement. » (17 avril 2024)

Textes à paraître dans le numéro 29 de Soutien à l’Ukraine combattante le 1er mai 2024

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Sous l’uniforme, tu restes un·e citoyen·ne »

  1. Un militaire-syndicaliste au forum social du 28 avril

    Outre des travailleurs de diverses industries socialement importantes, notre Forum social « Protection des droits du travail dans le contexte de la défense de l’Ukraine » du 28 avril a été rejoint par le militaire et président du comité central du syndicat pan-ukrainien « Solidarité populaire » Oleksiy Klyashtorny. Dans son discours, il a exposé sa vision des défis actuels en matière de droits et de libertés des travailleurs en Ukraine.

    Selon lui, la réduction des droits du travail, la réduction de l’influence des syndicats sur l’employeur et l’accélération des coupes néolibérales sont une tendance qui se poursuit dans le monde depuis les années 80. Elle ne contribue pas au renforcement de la participation démocratique des travailleurs.

    En Ukraine, le gouvernement pro-oligarchique applique cette ligne de conduite de la manière la plus éhontée, en se cachant derrière la guerre et en violant même les droits de ceux qui se battent.

    Tant l’armée que les personnes qui travaillent chaque jour font partie d’un même ensemble et luttent pour la victoire de l’Ukraine dans la lutte contre l’impérialisme russe, ainsi que pour la renaissance juste, sociale et démocratique de notre pays.

    Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), le 2 mai 2024

    Source : RESU / PLT

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