Soudan : une année de guerre insensée et de violence extrême contre la population (+ autres textes)

La guerre au Soudan a éclaté le 15 avril de l’année dernière et continue jusqu’à aujourd’hui de ravager le pays. A l’occasion de ce triste « anniversaire», nous revenons sur l’année écoulée. Malgré les chocs et les horreurs auxquels la population est confrontée au quotidien, les Soudanais·e·s continuent de se mobiliser pour réclamer la fin des combats et le retour à une transition démocratique.

Retour en avril 2023 : une situation fragile
Suite au coup d’Etat du général Al-Burhan mené en octobre 2021 contre la composante civile du régime de transition, qui devait permettre l’instauration d’une démocratie réclamée par les Soudanais-e-s durant la révolution, la population soudanaise n’a pas cessé de manifester son refus du coup d’Etat, à travers des manifestations, grèves et occupations. En avril 2023, sous pression et de plus en plus isolé, le général Al-Burhan (chef de l’armée soudanaise) avait réouvert les discussions autour d’une transition civile.

L’objectif était de trouver un accord pour sortir de l’impasse. Mais ces discussions – qui portaient notamment sur la réforme de l’institution militaire et le calendrier de cette réforme – ont ravivé les tensions entre Al-Burhan et son allié Mohamed Hamadan Dagalo (appelé « Hemedti), à la tête de la milice des « Forces de Soutien Rapide » (RSF). Les révolutionnaires civils demandent la dissolution de toutes les milices et la constitution d’une seule armée unifiée, qui se tienne à l’écart du pouvoir politique. Mais les RSF, devenues aussi puissantes que l’armée elle-même – n’avaient pas d’intérêt à être dissoutes et regroupées dans l’armée.

La tension s’est brutalement accentuée entre Al-Burhan et Hemedti. En parallèle d’une visite stratégique aux Emirats Arabes Unis, qui le soutiennent, Hemedti commençait à déployer ses soldats à divers endroits stratégiques, notamment  à Marawi, où se trouve l’aéroport militaire de l’armée soudanaise.

Le 15 avril, le jour où tout a basculé
Ce jour aurait dû être une célébration de l’Aïd. Mais ce matin-là, les habitant-e-s de Khartoum ont été réveillé-e-s par des tirs et des explosions. La guerre venait d’éclater entre l’armée soudanaise et les RSF. Qui a tiré la première balle ? On ne le sait toujours pas. Pour la première fois dans l’histoire du Soudan, la guerre a éclaté dans la capitale, à proximité du palais présidentiel. La sidération était totale. Pensant que les affrontements dureraient à peine quelques heures, nombreux sont ceux à avoir quitté leurs maisons en imaginant y revenir le soir même. Mais ils ne sont jamais revenus.

La sidération s’est poursuivie dans les jours suivants. L’attention de la communauté internationale (Etats Unis, pays européens et pays du Golfe) a principalement porté sur l’évacuation de leurs ressortissants. Le départ des étranger-e-s issu·e·s de ces pays a été vécu par la population soudanaise comme un abandon de la communauté internationale. Les Soudanais-e-s et les étranger-e-s d’autres nationalités qui n’avaient pas été évacué-e-s (notamment africaines) sont resté-e-s livré-e-s à eux-mêmes, au milieu des combats.

Entre massacres à répétitions et tentatives de négociations : synthèse d’une année de guerre
Pendant plus de trois semaines, la capitale et plusieurs villes du Darfour (Nyala, Al Fasher) et du Kordofan (Al Obeid) ont été soumises à des combats ininterrompus entre les bombardements de l’armée et les tirs des RSF. Les habitant-e-s ont rapidement témoigné sur les réseaux sociaux de cambriolages, de vols, et de viols de la part des soldats des RSF, mais aussi des militaires. Les Soudanais·e·s ont continué à quitter massivement leurs maisons, pour aller depuis la capitale vers la province (Wad Madani, Gezira, Port Soudan) mais aussi vers l’Egypte et Ethiopie, le Tchad et le Sud du Soudan.

En mai 2023, des négociations ont eu lieu à Djeddah avec la médiation des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. L’objectif était de rassembler les deux généraux autour de la table. Mais l’initiative était vouée à l’échec : les RSF débutaient – au même moment – un massacre (qualifié de génocide) à Al-Geneina, ville frontière avec le Tchad, située au Ouest Darfour [1].

Le massacre d’Al-Geneina prolonge ainsi l’histoire des génocides au Darfour qui ont eu lieu au début des années 2000, avec le soutien de l’armée et du gouvernement d’Omar El-Béshir. Musab, militant soudanais en exil, pointe ainsi du doigt la double responsabilité des RSF et de l’armée dans ces massacres : « Les militaires sont complices de tout ça, même durant le génocide au Darfour en 2003, ils étaient témoins du massacre. Les milices permettent à l’armée soudanaise de rejeter sur elles sa responsabilité. Les militaires sont censés être le premier groupe qui évite d’entrer dans une guerre, mais au Soudan c’est le contraire. »

En décembre 2023, la ville de Wad Madani est tombée aux mains des RSF, après que l’armée ait une nouvelle fois abandonné la population locale. Les destructions, bombardements, vols, pillages, se sont poursuivis dans tout le pays, s’étendant progressivement du Darfour et de la capitale vers le centre et l’Est.

En janvier 2024, le collectif « Taqqadum » – composé de plusieurs partis politiques – a signé un accord avec les RSF à Addis-Abeba, dans lequel les RSF s’engagent à garantir une transition civile et démocratique s’ils gagnent la guerre. Cet accord – qui a notamment été signé par Abdallah Hamdock (l’ancien premier ministre de la période de transition) – a été largement contesté et décrié par les Soudanais-e-s, qui considèrent qu’aucune compromission n’est possible avec les RSF.

Si cet accord survenu à un moment où les RSF prenaient l’avantage sur l’armée, il s’inscrit également dans une « normalisation diplomatique » des relations avec les RSF. De janvier à mars 2024, Hemedti a ainsi effectué une série de visites officielles dans les pays voisins, où il a été reçu comme un allié diplomatique. Mais plus récemment, l’armée soudanaise a remporté – grâce à des drones iraniens – plusieurs combats majeurs sur les RSF. A ce jour, l’issue de la guerre reste donc toujours très incertaine.

Une guerre difficile à comprendre
Les raisons profondes de cette guerre sont obscures et font l’objet de débats au sein des Soudanais·e·s, comme le constate Khansa, militante soudanaise en exil : « Il n’y a pas une seule analyse profonde sur la situation actuelle au Soudan, et c’est ça qui nous rend confus. Il y a des gens qui soutiennent la guerre, qui veulent que les militaires écrasent les RSF quoi qu’il arrive, mais il y a aussi des gens qui qui considèrent les RSF comme un allié politique, ou encore d’autres qui ont des intérêts directs dans la guerre. Et il y a des gens qui disent : « Non à la guerre ! », qui pensent que c’est la pire chose qui peut arriver. Avec tous ces discours, on n’arrive pas à trouver une bonne orientation, ni de bons outils de travail pour être plus efficaces. Parce qu’il y a un manque d’analyse et on n’a pas de boussole. »

Certains estiment que c’est une guerre de pouvoir entre deux hommes, pour leurs simples intérêts personnels. Pour Khaled – militant soudanais en exil – la guerre peut être analysée d’un point de vue féministe, comme une « compétition de virilité entre deux généraux qui prennent en otage la population soudanaise ». D’autres estiment qu’il s’agit d’une « guerre entre différents groupes sociaux et culturels de la société », avec une dimension raciale qui conduit à des génocides. D’autres considèrent qu’il s’agit d’une guerre « impérialiste », car chacun des deux groupes qui s’affrontent est soutenu par différentes puissances étrangères qui convoient le Soudan pour ses ressources naturelles et pour sa localisation stratégique. Khansa considère ainsi que : « la guerre est une étape très violente qui se traduit par le fait qu’il y a des organisations armées qui essayent de monopoliser les richesses et le pouvoir du pays par les armes, par n’importe quel moyen. »

Mais pour beaucoup, il s’agit avant tout d’une guerre « contre-révolutionnaire ». En mettant le pays à feu et à sang, elle a fait s’effondrer les espoirs de la révolution civile et démocratique. Et a poussé sur les routes de l’exil de nombreux·ses militant·e·s engagé·e·s dans la révolution. En déstabilisant complètement le pays, cette guerre permet aux cadres de l’ancien régime de rester en place sans être jugés pour les crimes qu’ils ont commis durant des décennies (durant la dictature militaire puis du coup d’Etat).

Se mobiliser et résister
Malgré l’immense douleur et la colère, les Soudanais-e-s n’ont pas dit leur dernier mot et la flamme de la résistance est toujours présente. La mobilisation demeure active dans le pays (voir notre précédent article). Du côté de la société civile, les initiatives se sont multipliées pour réclamer la fin de la guerre. En novembre 2023, les comités de résistance (organisations autogérées par quartier de la société civile, et fer de lance du mouvement de contestation depuis 2018) ont publié une déclaration avec des pistes concrètes de propositions pour mettre fin à la guerre [3], réformer les forces armées soudanaises, mettre en place un gouvernement civil et obtenir justice pour toutes les victimes de guerre. De nombreuses initiatives locales mettent en œuvre une solidarité dans les différents quartiers, malgré une situation humanitaire catastrophique.

La résistance se poursuite également dans la diaspora soudanaise à travers le monde, même si la guerre affecte aussi fortement les Soudanais-e-s à l’étranger (voir notre précédent article). Rashida – militante soudanaise en exil – note une différence entre la période post-révolutionnaire et la situation aujourd’hui : « Les gens sortaient en masse après le coup d’Etat, parce qu’il y avait de l’espoir. Mais maintenant, nous ne sommes pas nombreux aux manifestations. C’est la guerre, et il n’y a plus d’espoir, nous sommes perdus. Les manifestations sont tristes, car il n’y a personne qui n’a pas été touché directement par cette guerre. » Pour autant elle continue à se mobiliser, en considérant que « c’est le minimum que je peux faire » pour soutenir son pays depuis la France, et « qu’il ne faut rien lâcher ».

A Paris, hier, des militants ont manifesté place de la République contre la guerre, et d’autres ont fait entendre leur voix en perturbant la « Conférence sur la crise humanitaire au Soudan » organisée par les puissances internationales, accusée par de nombreux militants soudanais de poursuivre la normalisation des relations internationales avec les RSF et d’aller à l’encontre de la volonté de la population soudanaise. Des manifestations ont eu lieu hier dans différentes villes du monde, à Paris, Londres, Boston, New York, Oslo, Whasington, Phoeniw, Cardiff, dans le cadre de la « Global March for Sudan » qui vise à demander la fin immédiate de la guerre.

[1] Aujourd’hui, des journalistes soudanais·e·s et organismes d’investigation tentent de comprendre ce qui s’est passé à Al-Geneina au cours de ces derniers mois, et d’estimer le nombre de morts : certaines études évoquent entre 10 et 15 000 mort·e·s rien que dans cette ville, ce qui est autant que le nombre total de mort·e·s dans tout le pays évoqué par l’ONU. 
[2] Donnant lieu à des génocides (comme celui des Massalit dans la ville d’El-Geneina), et poursuivant la logique des guerres génocidaires qui ont eu lieu dans le passé au Darfour, Kordofan et au Soudan du Sud
[3] La déclaration des comités de résistance sera traduite prochainement sur Sudfa.

Sudfa
Sudfa est un blog participatif franco-soudanais, créé par un groupe d’ami-e-s et militant-e-s français-e- et soudanais-e-. Nous nous donnons pour objectif de partager ou traduire des articles écrits par des personnes soudanaises, ou co-écrits par personnes soudanaises et françaises, sur l’actualité et l’histoire politiques, sociales et culturelles du Soudan et la communauté soudanaise en France. Si vous souhaitez nous contacter, vous pouvez nous écrire à sudfamedia@gmail.com, ou via notre page facebook. Pour plus d’infos, voir notre premier billet « qui sommes-nous ». Vous pouvez aussi retrouver tous nos contenus, articles, chroniques et reportages, sur notre nouveau site : sudfa-media.com. A bientôt

https://blogs.mediapart.fr/sudfa/blog/160424/soudan-une-annee-de-guerre-insensee-et-de-violence-extreme-contre-la-population

******
De la révolution de 2018-19 à la guerre civile actuelle :
leurs origines, leurs développements
et la place des « acteurs régionaux »

Le15 avril 2023, l’alliance entre le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et Mohammed Hamdan Daglo («Hemetti»), le chef des Forces de soutien rapide (RSF), s’effondre, catapultant le pays dans une guerre sans précédent.

La guerre a d’abord commencé autour de la capitale Khartoum, mais elle s’est rapidement étendue à d’autres régions du Soudan, notamment au Darfour, à Port-Soudan et, en décembre 2023, à l’Etat de Gezira, jusque-là paisible, cœur agricole du pays situé au confluent du Nil bleu et du Nil blanc.

La nature des combats – qui s’étendent à la fois aux zones rurales et urbaines – et leur ampleur ont provoqué une grave crise humanitaire. Pas moins de 9 millions de Soudanais ont fui, dont plus d’un million en franchissant les frontières du pays. Human Rights Watch [novembre 2023] a fait état de nettoyage ethnique à Khartoum et au Darfour, ainsi que de la prise pour cible de milliers de civils et la persécution de villages. La crise a été aggravée par l’insécurité alimentaire, qui touche environ 60% de la population, car les combats perturbent la production agricole dans une grande partie du pays. Le PAM (Programme alimentaire mondial) a récemment, le 6 mars 2024, averti que le pays était confronté à « la plus grande crise alimentaire dans le monde » [1].

Sur le terrain, l’acheminement de l’aide humanitaire a été entravé par des blocages bureaucratiques, notamment le refus d’accorder des permis de voyage aux organisations humanitaires, et par leur impossibilité en raison des combats en cours à entrer dans les zones dans le besoin. L’aide acheminée risque d’être confisquée ou redirigée par l’armée et les forces de sécurité, dans le cadre de l’effort de guerre et pour pénaliser les civils qui s’y opposent. Les deux parties belligérantes ont pris pour cible les installations médicales. Quelque 70% des hôpitaux et des installations médicales ne fonctionnent pas. Les gens meurent de la propagation de maladies soignables et de blessures traitables.

La situation actuelle diffère fortement de la période antérieure, des années 2018-2019, lorsque le monde a observé avec admiration le Soudan dans lequel un soulèvement populaire renversait le régime islamiste-militant du président Omar el-Béchir. La révolution promettait d’ouvrir une nouvelle ère de démocratie, bien que fragile, après trois décennies de régime autoritaire. Au lieu de cela, le conflit prolongé qui sévit aujourd’hui au Soudan menace les fondements mêmes de l’Etat soudanais et, partant, la stabilité du Sahel et de la Corne de l’Afrique.

La crise économique et les racines de la protestation populaire
Dans une large mesure, la guerre au Soudan est le résultat direct de la force et de l’ampleur, au-delà des clivages sociaux, régionaux et ethniques, de ce que les Soudanais appellent la « Glorieuse Révolution » de 2018.

La sécession du Sud-Soudan, le 9 juillet 2011, a été l’un des principaux facteurs à l’origine des manifestations populaires qui ont fini par renverser le régime autoritaire d’Omar el-Béchir. Après plus d’une décennie de croissance économique relative, la sécession du Sud-Soudan a privé l’Etat d’une grande partie de ses revenus pétroliers (les deux tiers des ressources pétrolières du Soudan se trouvent dans le Sud), ce qui a entraîné une aggravation de la crise économique. Entre 2000 et 2009, le pétrole représentait 86% des recettes d’exportation du Soudan [2]. La sécession du Sud-Soudan a donc entraîné la perte de 75% des recettes pétrolières de Khartoum [3].

L’absence de revenus pétroliers a érodé les réseaux clientélaires de l’ancien régime, renforçant les rivalités entre les dirigeants du Parti du Congrès national (NCP) d’El-Béchir. Elle a également exacerbé les griefs sociaux et économiques d’un large éventail de la société soudanaise, tant dans les zones urbaines que rurales, jetant ainsi les bases du soulèvement populaire de décembre 2018.

Les manifestations ont débuté dans la ville ouvrière d’Atbara, dans l’Etat du Nil, à environ 320 km au nord de Khartoum, sous l’impulsion d’élèves de l’enseignement secondaire, très vite rejoints par des milliers d’habitant·e·s de la ville. L’étincelle initiale a été la multiplication par trois du prix du pain. Mais dans les zones périphériques où le soulèvement a commencé, les griefs économiques avaient précédé la perte des revenus pétroliers de l’Etat. Pendant la période du boom pétrolier, bien que l’économie formelle du Soudan se soit développée, les bénéfices ont été inégalement répartis. L’attribution des services, des emplois et des projets d’infrastructure est restée concentrée dans l’Etat de Khartoum et elle a été conçue pour apaiser les populations urbaines. Comme l’indique une étude, au cours des deux décennies précédant la révolution, environ cinq projets majeurs dans le triangle central du Nord ont représenté 60% des dépenses de développement [4].

En 2009 (dix ans avant le soulèvement), l’incidence de la pauvreté au sein de la population rurale était de 58%, contre 26% au sein de la population urbaine. En outre, les chiffres de cette période montrent que les niveaux de pauvreté étaient bien plus élevés au Darfour et dans l’est qu’à Khartoum et dans les Etats du centre [5]. L’inégalité entre les régions et entre le centre et la périphérie du pays explique, en partie, pourquoi les protestations initiales qui ont conduit au soulèvement populaire de 2018 ont éclaté, pour la première fois dans l’histoire du Soudan, dans la périphérie du pays plutôt que dans la capitale.

En l’espace de quelques jours, cependant, les manifestations antigouvernementales se sont étendues à un large éventail de villes et de villages dans toute la région du nord et dans la capitale, Khartoum. Les manifestant·e·s ont scandé des slogans, comme celui bien connu des soulèvements arabes : al-sha’ab yurid isqat al-Nizam, « le peuple veut la chute du régime ».

Nouveaux réseaux de mobilisation populaire
A l’instar des villes de la périphérie, les manifestations à Khartoum ont également commencé par protester contre une crise économique profonde liée à la hausse des prix du pain et du carburant et à une grave crise de trésorerie. Mais leurs revendications se sont rapidement transformées en appels à l’éviction d’El-Béchir.

Dans la période précédant la révolution, les leaders de la jeunesse soudanaise se sont associés aux syndicats de médecins, de pharmaciens, d’avocats et d’enseignants du secondaire. L’Association professionnelle soudanaise (SPA) – un réseau de syndicats parallèles (ou non officiels) composé notamment de médecins, d’ingénieurs et d’avocats – a pris la tête de l’organisation et de la préparation des manifestations. Fin décembre 2018, ils ont appelé à une marche sur le parlement à Khartoum, demandant au gouvernement d’augmenter les salaires du secteur public et de légaliser les associations professionnelles informelles et les syndicats. Après que les forces de sécurité ont eu recours à la violence contre des manifestations pacifiques, leurs revendications se sont transformées en un appel à la destitution du pouvoir du Parti du Congrès national (PCN), à la transformation structurelle de la gouvernance au Soudan et à une transition vers la démocratie.

Leurs revendications ont fait écho à celles des précédentes manifestations populaires, notamment en 2011, 2012 et 2013. Mais les manifestations de 2018-19 étaient sans précédent en termes de durée et d’étendue géographique. Elles ont également suivi un processus remarquablement nouveau, innovant et durable. Les manifestant·e·s ont tiré les leçons des erreurs commises lors des manifestations précédentes, qui étaient très centralisées, essentiellement réservées aux Soudanais de la « classe moyenne » et dépourvues de stratégies pour faire face aux forces de sécurité étatiques, omniprésentes.

Dirigées par la SPA et organisées au niveau de la rue par des comités de résistance de quartier (NRC) dirigés par des jeunes, les manifestations ont été coordonnées, programmées et essentiellement conçues pour mettre l’accent sur la permanence plutôt que sur le nombre. Les manifestations étaient également réparties dans les quartiers de la classe moyenne, de la classe ouvrière et des quartiers pauvres. Il y avait une coordination avec les manifestant·e·s dans les régions éloignées de Khartoum, y compris les Etats de la mer Rouge, à l’est, et le Darfour, à l’extrême ouest du pays.

Au-delà de l’échelle régionale, les manifestations se sont également distinguées par des niveaux inédits de solidarité entre les classes sociales et les ethnies. Les jeunes militants et les membres d’associations professionnelles ont non seulement contesté le discours politique de l’Etat islamiste, mais ils ont également joué un rôle important dans l’élaboration d’alliances entre classes dans le cadre de ces manifestations. Les slogans qu’ils ont utilisés étaient conçus pour résonner et mobiliser le soutien au-delà des clivages ethniques, raciaux et régionaux.

Au cours des six mois de manifestations, des grèves, des arrêts de travail et des sit-in ont été organisés, non seulement sur les campus universitaires et dans les écoles secondaires, mais aussi parmi les travailleurs du secteur privé et du secteur public. Parmi les exemples les plus importants, on peut citer les grèves des travailleurs de Port-Soudan sur la mer Rouge, qui exigeaient l’annulation de la vente du port méridional à une société étrangère, ainsi que plusieurs arrêts de travail et protestations menés par les employés de certaines des banques les plus importantes du pays, de fournisseurs de télécommunications et d’autres entreprises privées.

Si l’accent est mis, à juste titre, sur le rôle central des manifestant·e·s, des comités de résistance et de la SPA, les partis d’opposition soudanais ont également joué un rôle : non seulement en organisant les manifestations, mais aussi en apportant un soutien idéologique aux revendications des manifestants. Les partis politiques ont pris l’initiative de rédiger la Déclaration de liberté et de changement en janvier 2019, au plus fort de la mobilisation. Avec la SPA, les principales coalitions de partis politiques soudanais, notamment les Forces du consensus national et l’Appel du Soudan (Nida al-Sudan), ont favorisé la formation d’un vaste réseau d’opposition, qui s’est réuni sous la bannière des Forces de la liberté et du changement (FFC). Les FFC étaient principalement chargées d’assurer la coordination entre les différentes classes sociales, y compris celles travaillant dans le secteur informel.

En effet, et c’est le plus important, les FFC ont mobilisé non seulement des associations et des groupes de jeunes de la classe moyenne, mais aussi des comités de résistance de quartier organisés de manière informelle, dont certains représentaient les quartiers urbains les plus pauvres. Ces comités de résistance de quartier trouvent leur origine dans la désobéissance civile de 2013 contre El-Béchir. Ils ont fourni des forces de base aux manifestations. Ces comités ont pris l’initiative de réorienter les manifestants pour s’éloigner des forces de sécurité. Ils ont joué un rôle central dans le maintien des manifestations malgré la grande violence déployée par les forces de sécurité et les milices pour réprimer le soulèvement.

La force relative et la légitimité initiale des principaux partis d’opposition, ainsi que leur coordination avec les manifestants de la rue et les syndicats informels, ont joué le rôle le plus crucial dans le maintien des manifestations qui ont chassé El-Béchir. Après la révolution, les comités de résistance joueront un rôle politique plus direct, en s’efforçant de dégager un consensus populaire autour d’un projet de transition légitime et populaire vers une démocratie civile, conformément aux objectifs de la révolution.

La violence contre-révolutionnaire
Après la chute d’Omar el-Béchir en avril 2019, le Soudan est toutefois resté un régime autoritaire hybride par excellence.

Dans un premier temps, Omar el-Béchir a été remplacé par une junte militaire sous la forme du Conseil militaire de transition (TMC). Le TMC était dirigé par le général Bourhane de l’armée soudanaise (SAF), et son adjoint était Daglo, le commandant des RSF (Forces de soutien rapide). En réponse à la prise de pouvoir par les militaires, les sit-in et les manifestations se sont poursuivis, exigeant une transition vers un régime civil à part entière. Le 3 juin 2019, les forces de sécurité du TMC, y compris les milices des RSF, ont violemment dispersé l’un de ces sit-in, tuant des centaines de personnes et en blessant des milliers d’autres dans ce qui est devenu le « massacre du sit-in » de Khartoum.

Les dirigeants civils, représentés par le FFC (Forces de la liberté et du changement), sont finalement parvenus à un accord avec les militaires en juillet. En août 2019, les parties ont signé un apparent accord de partage du pouvoir sous la forme d’une charte constitutionnelle. Les FFC a proposé Abdallah Hamdok comme premier ministre du gouvernement de transition [août 2019 – octobre 2021]. Cette charte constitutionnelle a été modifiée par l’Accord de paix de Juba d’octobre 2020, signé entre le gouvernement de transition et plusieurs groupes d’opposition [5 groupes rebelles issus des régions du Darfour, du Khordofan du Sud et du Nil Bleu qui ont accepté de déposer les armes en échange d’une meilleure inclusion de leurs populations, historiquement marginalisées, dans le partage des richesses et la gestion du pays].

Le gouvernement de transition n’a cependant jamais établi une séparation claire des pouvoirs : par le biais de la charte constitutionnelle, les militaires ont conservé le droit de rejeter tous les points proposés par les dirigeants civils de la coalition. En outre, ils ont bénéficié de l’immunité contre les enquêtes sur les crimes passés (y compris le massacre du sit-in du 3 juin 2019) et ont exercé un droit de veto sur les nominations ministérielles civiles, telles que celles du président de la Cour suprême et du procureur général. Le gouvernement de transition a donc fonctionné avec un déséquilibre marqué entre l’autorité des militaires et celle des civils.

Pour leur part, les comités de résistance de quartier du Soudan et le mouvement général de protestation ont continué (et continuent encore aujourd’hui) à faire pression en faveur de cinq priorités importantes. La première est une transition vers un régime civil à part entière qui repose sur le rejet d’un autre partenariat avec les dirigeants militaires (illustré par le slogan des «trois non» : pas de négociations, pas de partenariat et pas de légitimité pour les militaires). Deuxièmement, ils demandent la reformulation de l’accord de Juba afin qu’il intègre davantage les personnes directement touchées par la guerre sur le terrain. Troisièmement, ils exigent des discussions sur la réforme constitutionnelle afin de préparer une conférence constitutionnelle qui tienne pleinement compte des inégalités structurelles et ethniques du passé et qui, en fin de compte, superviserait des élections libres et équitables. Quatrièmement, ils veulent que les acteurs de l’Etat impliqués dans les violences contre les civils, y compris dans le massacre du sit-in, rendent des comptes. Enfin, ils souhaitent la mise en place rapide d’un conseil législatif après la cessation des hostilités.

Parmi ce réseau d’organisations de la société civile, on trouve des groupes qui avaient apporté leur soutien au gouvernement civil, notamment l’Association des professionnels soudanais (SPA) et les deux principales organisations de jeunes (Girifna et Sudan Change Now). En fin de compte, l’incapacité d’Abdallah Hamdok et de la branche civile du gouvernement de transition à intégrer les principales demandes et la participation des comités de résistance a sapé les progrès concrets en ce qui concerne les demandes populaires en matière de justice et de rendre des comptes. Cela a limité la base sociale et le soutien aux dirigeants civils. Le retard pris dans la mise en place d’une assemblée législative chargée de préparer les élections a encore affaibli la popularité et la légitimité d’Abdallah Hamdok et des partis politiques en général. Les dirigeants militaires, dans le cadre de ce qui était alors un partenariat solide entre Bourhane et Daglo, ont habilement exploité ces divisions, ouvrant la voie au coup d’Etat d’octobre.

Le 25 octobre 2021, le général Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et le commandant des Forces républicaines de sécurité (RSF), Daglo, ont conjointement fomenté un coup d’Etat contre Hamdok [ce dernier a été retenu chez lui par les putschistes, puis sous la pression des manifestations il est placé par les militaires à un pseudo-poste de premier ministre]. Des protestations persistantes et généralisées ont immédiatement suivi, appelant à un retour à un régime civil. Ces manifestations, menées par les comités de résistance populaire, ont contraint les SAF et les RSF à accepter des négociations avec l’opposition civile. Ces négociations ont ouvert la voie à l’accord-cadre, aujourd’hui annulé, qui a suscité une rivalité féroce entre Bourhane et Daglo. Plus précisément, les SAF et les RSF étaient en désaccord profond sur la question de l’intégration de ces dernières dans l’armée nationale régulière. En outre, les deux forces ont rejeté les tentatives de démantèlement de leurs vastes fortunes économiques – un objectif clé de la révolution.

Le désaccord entre les deux généraux sur la réforme du secteur de la sécurité et leur ambition réciproque de conserver le contrôle de vastes pans de la richesse du pays sont deux des facteurs les plus importants qui ont conduit le Soudan à la guerre.

Les origines des RSF
Si la rivalité entre les officiers de l’armée soudanaise soutenus par les islamistes et les milices des RSF menace aujourd’hui de détruire l’Etat, c’est leur longue histoire de partenariat qui est à l’origine de la guerre actuelle.

L’émergence des RSF remonte à la guerre du Darfour, au début des années 2000. En réponse à une insurrection qui a débuté au Darfour en 2003, le régime de Béchir a mené une guerre anti-insurrectionnelle de type « terre brûlée » qui a entraîné la mort de plus de 200 000 civils. Cette guerre a été principalement menée par les milices Janjawids, créées, financées et contrôlées par le régime de Khartoum. L’actuel commandant des RSF, Daglo (Hemetti), a lui-même servi en tant que commandant des Janjawids pendant ces années. (Bourhane était lui aussi stationné au Darfour afin que les Forces armées soudanaises puissent coordonner les efforts anti-insurrectionnels pour le compte de Khartoum).

En 2013, à la suite de la restructuration de l’armée par le régime islamiste, les Janjawids ont été transformés en RSF sous la direction de Daglo. Préoccupé par la menace posée par les insurgés au Darfour et par les cycles répétés de manifestations en faveur de la démocratie à Khartoum, El-Béchir a institutionnalisé les RSF en tant que bras anti-insurrectionnel de l’armée soudanaise. Outre le déploiement de la milice contre l’insurrection et les manifestations populaires, un troisième objectif était d’affaiblir l’armée nationale permanente afin d’empêcher toute tentative de la part d’officiers de rang moyen d’évincer le parti d’El-Béchir (le régime du Parti du Congrès national-NCP) par le biais d’un coup d’Etat militaire. El-Béchir a donné à Daglo son surnom, Hemetti, « mon protecteur ». En 2017, El-Béchir a légalisé les RSF par décret exécutif, établissant formellement la milice comme une force de sécurité indépendante, par la suite, plus justement catégorisée comme une milice para-militaire d’Etat.

Après la révolution de 2019, Bourhane a autorisé et encouragé l’expansion des RSF dans les zones résidentielles de l’agglomération de Khartoum, préparant ainsi le terrain pour que la capitale devienne l’épicentre de la violence au début de la guerre.

C’est une ironie fatale de l’histoire soudanaise que les RSF – la milice ostensiblement loyale de l’ancien régime islamiste du NCP – prennent les armes contre son ancien bienfaiteur en avril 2023. Les raisons principales de cette décision étaient doubles: l’insistance sur l’autonomie de commandement et de contrôle et la réalisation de l’ambition croissante de Hemetti de dominer l’économie et la politique du pays.

Une guerre pour l’économie « illicite »
Le pouvoir de l’armée soudanaise, en particulier dans ses rangs supérieurs, trouve son origine dans la fondation de l’Etat profond actuel du Soudan et dans le lien entre l’économie nationale et les intérêts militaires et sécuritaires.

Après le coup d’Etat de 1989 qui a porté au pouvoir le régime militaire de Béchir, soutenu par les islamistes, le gouvernement a mis en place une stratégie économique de tamkeen (autonomisation). Cette politique a permis d’établir une hégémonie politique et économique en faveur des élites islamistes du pays, organisées autour du Front national islamique (NIF) et, plus tard, du Parti du Congrès national (NCP). Dans le cadre d’une politique de réformes ostensiblement néolibérales et favorables au marché, les entreprises publiques ont été vendues aux alliés du régime. Les hommes d’affaires ont été contraints d’accorder des parts de leurs sociétés aux loyalistes du NCP, et des réductions d’impôts, voire des exonérations totales, ont été accordées aux entreprises favorables au régime [6].

En plus d’acheter la loyauté au régime, l’Etat a purgé ses rivaux du gouvernement et de la société civile. Dès son arrivée au pouvoir, le régime islamiste a limogé des milliers de militaires et de fonctionnaires [7].

Dans un schéma qui rappelle la guerre actuelle, les dirigeants islamistes ont commencé à accumuler et à distribuer de manière sélective des produits de base tels que le blé, la farine et le pétrole. Le pétrole, en particulier, a joué un rôle central dans la pérennité islamiste-autoritaire du régime jusqu’à la sécession du Sud en 2011. Le régime de Béchir, fort d’un boom des revenus pétroliers qui alimentaient directement les coffres de l’Etat, a utilisé ces revenus pour renforcer et étendre ses réseaux clientélaires dans tout le pays, en dirigeant les fonds vers les loyalistes et leurs régions d’origine. Mais si les politiques économiques du tamkeen ont permis aux islamistes de monopoliser les secteurs économiques formels et informels du Soudan, elles ont également élargi le rôle de l’armée soudanaise dans l’économie [8]. La création de la Military Industrial Corporation (MIC) au début des années 1990 a permis aux SAF de contrôler une douzaine d’entreprises qui produisaient du matériel militaire. Leurs activités économiques se sont ensuite étendues au-delà de la MIC pour inclure une série d’industries civiles.

C’est dans ce contexte que l’économie est devenue une scène décisive de la compétition politique après le soulèvement de 2018-19. Au cours de la transition qui a suivi la révolution, deux factions d’élite ont émergé au centre: les restes de la coalition islamiste du FNI, liés aux membres du NCP – qui avaient été principalement responsables de la construction de l’Etat profond dans les années 1990 – et le Conseil militaire de transition (TMC) composé de dirigeants des milices SAF et RSF.

Alors que dans le passé les islamistes représentaient un groupe relativement cohérent, des fissures sont apparues au cours de la transition entre les dirigeants militaires à la tête du TMC et un groupe idéologique islamiste résurgent, exerçant un contrôle important sur les services de sécurité de l’Etat, y compris les tristement célèbres et militants kattayib al-zil, ou « brigades de l’ombre » [9]. En réponse, le TMC a pris le contrôle de nombreuses grandes entreprises appartenant à des islamistes et a réduit le pouvoir des services de renseignement du Soudan. Il s’est même employé à démanteler plusieurs milices en confisquant leurs biens et en fermant leurs comptes bancaires. A la suite du coup d’Etat du 25 octobre 2021, Bourhane s’est retrouvé de plus en plus isolé, sans pouvoir ni légitimité dans la société civile. Il a rapidement rétabli les relations avec les islamistes, en réintégrant leurs dirigeants dans la bureaucratie et l’appareil de sécurité de l’Etat. Tous deux combattent aujourd’hui les milices RSF.

Les chefs militaires, soutenus par les islamistes purs et durs, s’efforcent de conserver et de faire fructifier les vastes richesses financières et les avantages politiques dont ils jouissaient grâce à leur monopole sur l’Etat profond. Les objectifs de Bourhane dans la guerre actuelle sont donc motivés par les entreprises et les investissements des SAF, ainsi que par la longue histoire de manipulation de l’économie informelle par les SAF et les islamistes, qui leur a permis d’exercer leur emprise sur l’Etat. Le fait qu’ensemble ils soient déterminés à atteindre cet objectif par tous les moyens militaires nécessaires et quel qu’en soit le coût humain explique en partie la logique de la violence à grande échelle dans la guerre civile en cours et, en particulier, le ciblage de la population civile – dont une grande partie a lutté pour démanteler l’héritage de l’Etat profond. En effet, l’un des objectifs centraux de la révolution était dès le départ: tafkeek al-nizam wa izalat al-tamkeen (démanteler le régime et supprimer ses politiques d’« autonomisation ») [10].

Du pétrole à l’or
Les politiques d’autonomisation (tamkeen) et le boom pétrolier ont alimenté la montée en puissance d’un Etat profond dominé par les islamistes. Dans la guerre actuelle, cependant, c’est l’extraction de l’or pour l’exportation qui alimente les milices parallèles d’Hemetti et génère la violence politique.

Suite à la perte des revenus pétroliers avec la sécession du Sud-Soudan en 2011, El-Béchir s’est tourné vers l’or pour soutenir ses réseaux clientélaires affaiblis. Entre 2012 et 2017, la production d’or a connu une augmentation astronomique de 141% [11]. En 2018, un an avant la révolution, le pays était le douzième producteur mondial.

Mais contrairement au pétrole, les bénéfices de ce nouveau boom de l’or ont été distribués de manière beaucoup plus décentralisée. La plupart des exportations d’or sortent illégalement du pays, principalement vers les marchés des Emirats arabes unis. La majeure partie de la valeur de l’or échappe ainsi à l’économie formelle malmenée, ce qui compromet la capacité de l’Etat à générer des revenus et à allouer des ressources à sa population civile. Une étude récente a révélé que l’écart entre les exportations d’or déclarées par le Soudan et les importations enregistrées par ses partenaires commerciaux s’élevait à 4,1 milliards de dollars [12], ce qui laisse supposer que 47,7% des revenus de l’or soudanais se retrouvent dans des mains privées.

Alors que l’armée et l’appareil de sécurité dominé par les islamistes se battent pour contrôler les entreprises impliquées dans le pétrole, la gomme arabique, le sésame, les armes, le carburant, le blé, les télécommunications et les banques, Hemetti monopolise l’or (et dans une moindre mesure le bétail et l’immobilier), afin d’étendre son effort de guerre. La violence qui sous-tend la guerre est directement liée à sa richesse personnelle, qu’il a amassée en grande partie grâce à sa participation au commerce illicite de l’or.

En 2015, un rapport publié par le Conseil de sécurité de l’ONU a révélé que les forces de Hemetti généraient 54 millions de dollars par an grâce au contrôle de la mine d’or de Jebel Amer [13], ce qui lui a permis de recruter des jeunes, pauvres et sans emploi, de tout le Sahel au sein du RSF, venant notamment de Libye, du Tchad, du Mali et du Niger, et qui sont les principaux auteurs des violences au Darfour, à Khartoum et dans le centre du Soudan. Sa force paramilitaire est actuellement estimée à 40 000 hommes. Par rapport à leurs homologues des SAF, ses hommes de troupe bénéficient d’un accès privilégié aux ressources financières et à la formation de la part d’acteurs extérieurs.

L’émergence de l’or en tant que matière première la plus rentable du Soudan contribue à expliquer la nature décentralisée de la guerre et les niveaux élevés de violence infligés par les milices du RSF, en particulier dans les régions riches en or du Darfour et du Kordofan.

Alimenter une guerre par procuration
Bien que la dynamique principale de la guerre au Soudan soit interne, des puissances régionales et d’autres plus éloignées jouent un rôle influent. Les pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, sont au premier rang de ces puissances.

Ici aussi, l’émergence de l’or comme la matière première la plus rentable du Soudan est significative. Contrairement au pétrole, l’or est une ressource pillable, ce qui incite les acteurs extérieurs, comme les Emirats arabes unis, à intervenir aux côtés des RFS, quelles que soient les conséquences en termes de violence à l’encontre des civils. Les Emirats arabes unis soutiendraient Hemetti et ses RSF par des livraisons d’armes transitant par le Tchad et la Libye.

Au-delà du commerce illicite de l’or, Hemetti a également bénéficié des intérêts régionaux des pays du Golfe et de leurs préoccupations concernant la mer Rouge. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis s’inquiètent depuis longtemps de l’encerclement iranien par le détroit d’Ormuz et Bab el-Mandeb. Ces inquiétudes ont été renforcées par le soutien iranien au mouvement Houthi au Yémen, qui a conduit à l’intervention militaire d’une coalition dirigée par l’Arabie saoudite en 2015. Hemetti a reçu des millions de dollars de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis pour envoyer ses milices combattre dans la guerre.

Alors que la majorité des soldats des RSF sont rentrés du Yémen, la récente escalade de la violence en mer Rouge, due aux attaques des Houthis contre des navires commerciaux en réponse à la guerre d’Israël contre Gaza, a alimenté les inquiétudes de l’Arabie saoudite, en particulier. Riyad, avec les Etats-Unis, a pris l’initiative de tenter de négocier un accord de cessez-le-feu entre les deux parties belligérantes, dans le but stratégique de conserver une alliance solide avec le régime qui émergera à Khartoum après la guerre.

L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont tous deux établi avec succès des bases militaires dans la Corne de l’Afrique: l’Arabie saoudite à Djibouti et les Emirats arabes unis en Érythrée. Les Emirats arabes unis cherchent également à établir des installations similaires dans le nord de la Somalie. Mais la concurrence pour l’influence dans la région de la mer Rouge ne se limite pas à ces Etats. Le Qatar, la Turquie et la Russie ont tous renforcé leur engagement dans la région et se sont lancés dans l’établissement de bases militaires au large de la côte soudanaise de la mer Rouge.

S’il est en partie stratégique, l’intérêt des Etats du Golfe pour le Soudan découle également d’objectifs économiques à plus long terme. Ils considèrent les investissements en Afrique comme un moyen de diversifier leurs économies et sont désireux de développer le commerce sur ce continent riche en ressources, dont le Soudan est la porte d’entrée. Les Emirats arabes unis ont poursuivi avec détermination un projet de développement portuaire au large de la côte soudanaise de la mer Rouge. En 2022, Khartoum aurait officiellement attribué aux Emirats arabes unis un contrat d’exploitation d’une partie de Port-Soudan, dans lequel les Emirats arabes unis investiraient 6 milliards de dollars.

Les terres agricoles du Soudan sont également essentielles pour aider les Etats du Golfe à répondre à la demande croissante d’importations alimentaires. Dans le cœur agricole du Soudan – dans l’Etat de Gezira, par exemple – les investissements des pays du Golfe (estimés à 8 milliards de dollars) ont été facilités par des politiques néolibérales qui ont plongé les petits agriculteurs dans l’endettement et décimé le secteur de l’agriculture familiale. Une grande partie des terres louées par les investisseurs du Golfe a été transformée en projets agro-industriels à grande échelle qui ont coupé les routes de transhumance des troupeaux et absorbé des parcelles autrefois utilisées pour l’agriculture de subsistance pluviale. La paupérisation des agriculteurs et des travailleurs ruraux soudanais a d’ailleurs contribué au succès du recrutement des milices des RSF, dont les combattants sont issus de populations rurales désormais dépossédées.

L’Egypte, pour sa part, soutient le général Bourhane et les Forces armées soudanaises. Le Caire s’inquiète non seulement de la revitalisation de l’influence islamiste sur son flanc sud. Elle se préoccupe aussi de la gestion du bassin du Nil. En 2020, l’Ethiopie a commencé à remplir le Grand Ethiopian Renaissance Dam, un barrage hydroélectrique de 4,8 milliards de dollars sur le Nil Bleu, que Le Caire considère comme une menace existentielle pour ses propres ressources en eau. Hemetti entretient des liens étroits avec l’Ethiopie ainsi qu’avec les Emirats arabes unis qui, bien qu’ils soient un bienfaiteur majeur de l’Egypte, sont également un rival régional en termes d’influence. L’Egypte considère donc un Soudan dominé par les RSF comme une menace pour ses intérêts nationaux.

L’une des conséquences de ces rivalités est l’existence d’une série d’efforts de « paix » qui sont contradictoires entre eux. A l’heure où nous écrivons ces lignes, quatre forums différents sont simultanément à l’œuvre pour obtenir un cessez-le-feu et un accord de paix entre les factions belligérantes: les pourparlers de Riyad (menés par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite); l’initiative IGAD-Union africaine menée par Djibouti; les pourparlers du Caire visant à forger une alliance entre l’opposition civile et l’allié égyptien, les Forces armées soudanaises; et une initiative plus récente placée sous la conduite des Emirats arabes unis mais tenue sous les auspices du gouvernement de Bahreïn.

Ces initiatives reflètent les intérêts des Etats qui les ont initiées et leurs relations avec les parties belligérantes respectives, plutôt que des efforts visant à aider le peuple soudanais et la société civile à trouver un cadre réaliste pour aboutir à un cessez-le-feu.

La promesse durable de la révolution
Contrairement à d’autres guerres civiles dans l’histoire du Soudan, les parties belligérantes au Soudan ne bénéficient actuellement d’aucun soutien ni d’aucune légitimité au sein de la société civile. Les deux parties mènent une guerre contre le peuple soudanais précisément parce que, dans le sillage de la révolution démocratique à grande échelle de 2018, la société civile soudanaise a massivement rejeté un avenir dominé par des dirigeants militaires autocratiques.

En effet, la révolution de 2018-19 a clairement montré, et la guerre dévastatrice actuelle l’a confirmé, que les perspectives de paix et de démocratie reposent sur la pérennité de la société civile du Soudan, composée d’associations professionnelles, de syndicats et d’organisations de jeunes et de femmes. La guerre n’a fait qu’affirmer l’importance de ces réseaux. Aujourd’hui encore, les comités de résistance dirigés par des jeunes, malgré leurs différences, s’accordent à dire que la priorité est de mettre fin à la guerre et de rétablir la paix en s’attaquant aux causes profondes des conflits au Soudan, comme l’a voulu la révolution.

Au cours d’une guerre dévastatrice et face à des déplacements massifs, un mouvement populaire influent dirigé par des jeunes a fait preuve d’une grande capacité à collaborer au-delà des clivages ethniques, de genre et sociaux pour atteindre des objectifs démocratiques. En l’absence d’une aide internationale adéquate, par exemple, des équipes d’intervention d’urgence dirigées par des jeunes ont mobilisé l’aide mutuelle dans tout le pays.

Alors que les élites politiques perdent de leur légitimité dans la société civile soudanaise, les leaders de la jeunesse continuent de bénéficier d’un soutien important de la part d’une large couche de Soudanais. Les dirigeants du mouvement de jeunesse, les organisations de femmes, les universitaires indépendants, les artistes et les millions de Soudanais de la diaspora sont presque unanimes pour relever le défi actuel de la guerre en travaillant au renforcement de la société civile de manière à rétablir la confiance, à résoudre le conflit et à construire une paix durable.

[1]Sudan crisis sends shockwaves around the region as displacement, hunger, and malnutrition soar,” WFP, February 19, 2024.
[2]
 The National Population Council, Ministry of Social Welfare and Security, “Sudan Millennium Development Goals Progress Report, 2010,” July 23, 2012, p. 67.
[3] IMF Country Report No. 13/318: “
Sudan: Interim Poverty Reduction Strategy Paper,” (October 2013), p. 6.
[4]
 Sudan: Public Expenditure Review, Synthesis Report,” World Bank, Report no. 41840-SD. Washington DC. December 2007.
[5]
 World Bank: “The Sudan Interim Poverty Reduction Strategy Paper Status Report,” (October 2016), p.1.
[6]
 Ahmed Gallab, The First Islamic Republic: Development and Disintegration of Islamism in Sudan (Surrey: Ashgate, 2008).
[7]
 Anne L. Bartlett, “Dismantling the ‘Deep State’ in Sudan,” Australisian Review of African Studies, 41/1, (2020), pp. 51-57.
[8]
 Harry Verhoeven, “The rise and fall of Sudan’s Al-Ingaz Revolution: The Transition from Militarised Islamism to Economic Salvation and the Comprehensive Peace Agreement,” Civil Wars 15/2 (2013), pp. 118-140
[9]Burhan lets the Islamists back in,” Africa Confidential 62/10 (May 12, 2022).
[10]
 Al-Burhan forms committee to dissociate al-Bashir’s regime in Sudan,” Middle East Monitor, December 11, 2019.
[11]Analyzing Trade, Oil and Gold: Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p.3.
[12] “Analyzing Trade, Oil and Gold: Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p.3.
[13]U.N. Panel of Experts Reveals Gold Smuggling and Cluster Bombs in Darfur,” Relief Web, April 12, 2016.

Khalid Mustafa Medani
Khalid Mustafa Medani est professeur agrégé de sciences politiques à l’Université McGill, Montréal.
Article publié par le Middle East Research and Information Project (Merip), printemps 2024, n°310 ; traduction rédaction A l’Encontre
http://alencontre.org/moyenorient/egypte/soudan-de-la-revolution-de-2018-19-a-la-guerre-civile-actuelle-leurs-origines-leurs-developpements-et-la-place-des-acteurs-regionaux.html

******

MERIP 310 - Final

Chers amis et camarades,

Cette semaine marque le premier anniversaire du déclenchement d’une guerre civile éprouvante au Soudan. Le 15 avril 2023, l’alliance militaire au pouvoir au Soudan depuis le renversement de l’islamiste Omar al-Bashir en avril 2019 s’est effondrée et a rapidement plongé l’ensemble du pays dans une guerre qui a entraîné le déplacement d’environ 9 millions de personnes, confronté 60 % du pays à l’insécurité alimentaire et donné lieu à des rapports faisant état d’une épuration ethnique au Darfour et à Khartoum.

À l’occasion de ce premier anniversaire, MERIP vous présente le numéro 310 : La lutte pour le Soudan. Pour ce numéro, nous nous sommes entretenus avec des militants, des organisateurs syndicaux, des travailleurs humanitaires et des universitaires afin d’aider nos lecteurs à mieux comprendre les enjeux d’un conflit qui a été trop facilement éclipsé par les événements qui se sont déroulés ailleurs au Moyen-Orient.

Lire le numéro

Ce numéro présente aux lecteurs le conflit et examine de près les dynamiques complexes de la guerre. Khalid Mustafa Medani commence le numéro par une introduction, présentant l’histoire récente, les principaux acteurs et les principales dynamiques politiques et économiques qui sous-tendent la lutte pour le Soudan.

Le numéro présente également deux entretiens, avec William Carter, directeur pour le Soudan du Conseil norvégien pour les réfugiés, et Rabab Elnaiem, organisateur et ancien porte-parole de l’Alliance des travailleurs soudanais pour la restauration des syndicats (SWARTU). M. Carter nous dit que « le système international ne fonctionne pas comme il le devrait » au Soudan. Il décrit la nature inhabituelle et « révélatrice » de cette crise humanitaire qui nécessite une réponse humanitaire nouvelle et variée à des ensembles distincts de dangers auxquels sont confrontées les populations à travers le pays. Il souligne également l’importance des efforts déployés par les organisations humanitaires locales – « des jeunes d’une vingtaine d’années qui gèrent des abris collectifs pour 200 personnes, y compris des enfants handicapés, des femmes enceintes et des personnes souffrant de complications médicales » – plutôt que l’image habituelle des « savanes de tentes de l’ONU dans d’immenses camps ».

Dans sa conversation avec Marya Hannun, rédactrice en chef de MERIP, Elnaiem expose la dynamique du travail et la lutte révolutionnaire sous le gouvernement de transition dans les années qui ont précédé la guerre. La conversation décrit clairement les obstacles rencontrés par les groupes syndicaux révolutionnaires depuis 2019 et offre un argument convaincant pour comprendre la guerre elle-même comme un phénomène fondamentalement contre-révolutionnaire. Leur conversation est également une réflexion poignante sur le pouvoir de l’organisation, même en période de désespoir – un sentiment aussi vrai au Soudan qu’il l’est aujourd’hui en Palestine, au Congo ou n’importe où ailleurs. Comme le dit Elnaiem, « j’ai une vision plutôt pessimiste des choses en ce moment, mais ma réponse est oui ! Nous pouvons construire, nous pouvons toujours construire et continuer à lutter pour un Soudan/Palestine/Congo libre et pour tous les peuples marginalisés ».

Le numéro présente également une série d’essais analytiques, dont le regard incisif d’Edward Thomas sur l’impact de la guerre sur les communautés pastorales et rurales du Darfour ; l’analyse d’Azza Abdel Aziz sur la manière dont les parties au conflit ont tiré parti de l’aide humanitaire pour prendre l’avantage sur leurs ennemis et sur le peuple soudanais ; l’enquête de Nada Ali sur l’impact de la guerre sur les femmes vendeuses de rue à Khartoum et dans tout le pays ; et la dépêche de Raduan Abdullah M. Ali à Nyala, capitale afro-cosmopolite de l’État du Sud-Darfour, riche en ressources, et deuxième ville du Soudan.

Nous avons également le plaisir de vous recommander une lecture qui présente à nos lecteurs la nouvelle publication soudanaise Atar, avec quelques réflexions de son rédacteur en chef, Amar Jamal.

Notre numéro se termine par un poème, en arabe et en traduction, du poète soudanais en exil Al-Saddiq Al-Raddi, qui évoque les souffrances humaines de la guerre actuelle et nous invite à nous pencher sur ses racines.

« Un monde emporté par son besoin d’idole et d’image
Le besoin de ruse et d’argent
Le besoin constant de l’odeur du barbecue humain ».

Nous espérons que nos lecteurs trouveront des moyens de s’engager et de soutenir la lutte pour le Soudan à travers ce numéro, et comme toujours, nous vous remercions de votre soutien – notre propre travail dépend de vous !

En toute solidarité,
James Ryan
Directeur exécutif, MERIP
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture