Le piano dans le jazz, première partie

Un précurseur, Ahmad Jamal.

Ahmad le terrible, une composition de Jack DeJohnette, dit la place que tient ce pianiste dans les mondes du jazz d’aujourd’hui. Sa patte, son influence s’entendent chez Keith Jarrett comme chez la plupart des grands pianistes « modernes » pas toujours de manière consciente, via Jarrett souvent.

Alain Gerber, dans sa collection Quintessence, lui consacre un premier volume – je subodore plusieurs autres – de ses débuts en 1952 avec un trio à la « King » Cole, piano, guitare (Ray Crawford en l’occurrence) et contrebasse (très vite ce sera Israel Crosby qui restera jusqu’à sa mort quasiment, le 11 août 1962, avec le pianiste) à 1960, en compagnie de Vernell Fournier à la batterie.

Une sorte de rencontre de grandes villes américaines. Pittsburgh, la grande ville de l’aciérie, pour Frederick Russell Jones (le nom d’état civil de Jamal), Chicago pour Crosby1 et la Nouvelle-Orléans pour Vernell Fournier. Rencontre de cultures, fusion de ces rythmes de villes qui façonnent les musiciens qui les emportent dans leur mémoire et s’en servent pour construire leurs improvisations. Les sociologues de l’école de Chicago parlent de « Street Corner Society » pour qualifier les relations qui se tissent autour des « blocs », analyse qui a été contestée mais ce qui n’est pas, contestable, c’est cet ensemble de références que forge chacune des grandes villes américaines. On pourrait prétendre fort logiquement que chaque ghetto – et Chicago en compte deux – a créé sa propre musique résultat spécifique de rencontres de cultures. Le disque a été le moyen, le vecteur d’une unification inexistante au point de départ.

Le travail de William T. Lhamon Jr, « Raising Cain »,2 passé un peu inaperçu sans doute parce qu’il utilise les concepts de Foucault ou d’autres sous forme de boîte à outils sans en référer à la méthodologie de ces philosophes, permet de se rendre compte de la place spécifique des villes dans lesquelles les esclaves ou les anciens esclaves ont construit, au fur et à mesure de leur acculturation, un anti-art spécifique. Il en dessine les oxymores. Savant et populaire, caricaturé et valorisé via les « minstrels », les clowns grimés de cirage noir chantant des airs qui serviront de base à tous les standards du jazz. Cette thèse aurait dû susciter des débats. Il aurait sans doute fallu une préface pour présenter cette thèse au public français…

Revenons à Jamal, nom résultant de sa conversion à l’Islam, et à ce coffret dont le livret livre tous les secrets du génie du pianiste qui sait jouer des silences et du désir, suppose la mémoire de l’auditeur – raison pour laquelle il choisit résolument des standards – pour la faire tourner en bourrique, structurant un espace/temps spécifique. « Un homme de l’espace » titre Alain Gerber démontrant la capacité d’Ahmad Jamal de distendre ou rapetisser notre espace, de le métamorphoser, en nous imposant de nouveaux fantasmes. Alain Tercinet retrace la carrière du pianiste, du bassiste et du batteur pour permettre une écoute plus attentive tout en rappelant le rejet de la critique de cette légèreté, marque de fabrique du trio. Rejet qui englobait l’une des influences majeures de Jamal, Erroll Garner considéré comme un pianiste de bar. Il a fallu attendre les années 70 pour que la critique française reconnaisse le génie du trio. Il a fallu Miles Davis obligeant les critiques américains à écouter, entendre Ahmad Jamal.

L’autre influence perceptible dans les premiers enregistrements ici repris, celle de Nat « King » Cole, permet aussi de se souvenir du talent de pianiste de celui qui était devenu chanteur de charme à ce moment là.

Aujourd’hui, Ahmad Jamal, plus de 80 printemps, continue sa route. Mais ce trio là reste un des grands moments du jazz, qui en compte, on le sait bien, d’innombrables.

Ce double album non seulement deviendra un de vos compagnons de route, une sorte de disque de chevet mais vous donnera envie de tout connaître de Jamal…

Ahmad Jamal : Chicago – New York – Washington, 1952-1960, The Quintessence, Frémeaux et associés.

Nicolas Béniès

1 Le 14 mai 1936 Israel Crosby grava, en compagnie de Teddy Wilson, pianiste et compositeur, « Blues in C Sharp Minor », une partie de basse soliste rare pour cette époque qui ne connaissait pas encore la tornade Jimmy Blanton (bassiste du Duke considéré comme le libérateur de la contrebasse), une ligne de basse obsédante, omniprésente pendant toute la composition. A entendre les rééditions de Teddy Wilson et son orchestre de cette époque, notamment sur le label Columbia.

2 « Raising Cain. Représentation du blackface de Jim Crow à Michael Jackson », Kargo & L’Eclat, traduction Sophie Renaut, Paris, 2004.

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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