Une République nouvelle

La crise ouverte par l’affaire Cahuzac conduit à s’interroger sur le fonctionnement des institutions, sur la République. Essoufflée, la Cinquième se meurt. Il faudrait oser penser une République nouvelle…

La Cinquième République va sur ses 55 ans. Elle a été réformée à plusieurs reprises, toujours dans le même sens : la concentration des procédures de décision, au nom de l’efficacité gestionnaire. Cette évolution n’est pas propre au cadre national. Elle s’inscrit dans une vaste remise en question des « excès de la démocratie » : « Il y a des limites potentielles désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique… Un gouvernement qui manque d’autorité… aurait peu de capacité, à l’arrivée d’une crise cataclysmique, d’imposer à son peuple les sacrifices qui pourraient être nécessaires » (Rapport de la Commission Trilatérale, 1975).

Cette remise en cause a débouché sur les formulations multiples de la « gouvernance », calquées ouvertement sur les modèles de la « gouvernance d’entreprise » (corporate governance). Prônée par les milieux libéraux, cette doctrine soutient le vaste mouvement qui tend à réduire le poids du secteur public, les déficits publics, les tarifs douaniers, les impôts sur le capital et le pouvoir régalien sur la monnaie. Elle justifie théoriquement l’érosion du pouvoir politique des États, en même temps qu’elle délégitime les conflits politiques et les luttes sociales. Dès l’instant où la concurrence marchande devient l’horizon indépassable de toute régulation, la « gouvernance » apparaît comme le mode minimal de régulation publique, dans le cadre d’un équilibre social fondé, non sur le conflit et la norme publique, mais sur la négociation et le contrat. Sur cette base, l’objectif stratégique devient la mise en place de dispositifs institutionnels associant le pouvoir des élites et l’intervention d’une « société civile » qui a intériorisé la règle du jeu fondamentale : la norme supérieure de la « concurrence libre et non faussée ». Cette conception a été le socle des récentes constructions institutionnelles européennes et il a fondé toutes les élaborations institutionnelles du « néo-présidentialisme » français, de droite comme de gauche (Balladur, Lang, Sarkozy).

L’affaire Cahuzac peut être tenue pour l’expression paroxystique de cette conception de la vie publique. Il y a désormais une cohérence du fonctionnement institutionnel qui conjugue l’imposition d’une norme économique, la confusion du public et du privé, le reflux de la loi, l’affaiblissement de la représentation, l’expansion de l’expertise et l’alternance au pouvoir réel d’une caste, séparée par le clivage de la droite et de la gauche mais partageant les mêmes codes gestionnaires. Nicolas Sarkozy donne à Jérôme Cahuzac les clés de la Commission des Finances ; François Hollande lui donne celles du Budget à Bercy. Auparavant, le même homme aura été le conseil d’un ministre de la Santé et celui de grands groupes pharmaceutiques. Sa « compétence » tient à la fois de son habileté politique et de sa connivence étendue avec les circuits de décision publics et privés.

Nous en sommes à un point d’intrication où toute modification partielle des institutions est vouée à être digérée et détournée par le système. Le temps est donc venu de considérer que le réalisme de la réforme suppose une rupture de logique institutionnelle. Mieux vaut partir de l’hypothèse que la Cinquième République est forclose. L’horizon est donc à une Sixième République. Sa philosophie doit être, non pas celle de la gouvernance, mais celle de la citoyenneté : l’extension citoyenne est en effet la seule manière de contredire l’opacité des procédures de choix, la professionnalisation des acteurs politiques et la concentration excessive des pouvoirs. Elle est la seule manière de redonner sa légitimité à la politique et son dynamisme à la démocratie.

Les formes de cette expansion citoyenne doivent être débattues sérieusement. Sa cohérence pourrait reposer sur quelques principes simples.

1. La construction institutionnelle doit s’ancrer plus fortement dans l’affirmation des droits. On ne s’implique pas totalement dans la citoyenneté, si l’on ne dispose pas de droits suffisants. Il est en cela nécessaire de prolonger les grands acquis, notamment ceux de la Libération, en insistant plus fortement que par le passé sur quatre idées.

Les droits sont indivisibles : ils sont à la fois politiques, économiques, sociaux, culturels ; ils sont à la fois individuels et collectifs.

Les droits sont universels : rien ne peut limiter leur exercice ; rien, et donc en particulier surtout pas l’origine, la nationalité, le genre ou l’orientation sexuelle ; toute discrimination est une injure à la République et un frein à l’expansion démocratique.

Les droits énoncés par la Constitution sont contraignants et peuvent en particulier être opposables devant les tribunaux.

Enfin, pour garantir l’égalité des droits, la puissance publique a l’obligation d’agir et de se doter des moyens nécessaires, à commencer par une justice plus démocratique, par des instruments économiques adaptés et placé sous tutelle politique, et par des services publics étendus, démocratisés, modernisés.

2. La démocratie sera plus vivace si les citoyens se sentent bien représentés ; mais la démocratie dite « représentative » ira d’autant mieux que les citoyens auront la possibilité de s’impliquer directement. La délégation à l’État n’est pas le souverain remède contre les empiétements de la « loi » des marchés. La souveraineté populaire, sous toutes ses formes, est le principe ordonnateur d’une nouvelle citoyenneté, plus soucieuse d’implication directe que de simple représentation. L’extension du droit de vote, la parité réelle, la pratique des budgets participatifs, le droit d’initiative législative, le référendum d’initiative populaire, le statut de l’élu, le non-cumul des mandats, l’extension des conseils et assemblées citoyennes sont autant de pistes nécessaires.

3. La démocratie se régénérera d’autant mieux qu’elle sera sociale. Elle ne peut pas prospérer si le champ de l’économie lui échappe, si les institutions économiques publiques échappent à la décision des pouvoirs publics, si l’entreprise lui reste fermée, si les lieux où se jouent le plus fortement la destinée collective restent des lieux opaques, réservés à de petits groupes d’hommes concentrant des pouvoirs exorbitants, au nom de la libre entreprise et de la norme indépassable de la concurrence. La reconnaissance constitutionnelle du principe de la « citoyenneté sociale » ou de la « citoyenneté à l’entreprise » est donc à l’ordre du jour. Elle supposera une extension conséquente des pouvoirs des organismes où sont représentés les salariés. Enfin, l’obligation des services publics dans les domaines décisifs, et notamment l’éducation, le travail, la formation, la santé, le logement, l’énergie, la culture, l’information. Ces services, bien sûr, doivent être soustraits aux règles de la concurrence.

4. Sur la base des principes précédents, c’est à une redéfinition de l’architecture des pouvoirs qu’il faut désormais s’atteler. La généralisation de la proportionnelle et la suppression du Sénat dans sa forme actuelle en sont des préalables. La réduction drastique des pouvoirs du Président de la République, la suppression du principe de son élection au suffrage universel, la concentration des pouvoirs exécutifs entre les mains du gouvernement (et non du Président), la revalorisation massive du rôle, des pouvoirs et des moyens du Parlement, la subversion démocratique et égalitaire de la décentralisation et la transformation de l’appareil d’État en sont les pivots ou les « clés de voûte ».

Si tout cela est la clé d’une relance démocratique, il est nécessaire que s’ouvre un processus constituant dont l’objectif explicite est la mise en place d’une Sixième République. Mais son ambition va au-delà du simple ajout d’un numéro à la liste des déjà conséquente des républiques passées. Plus que d’une succession, c’est d’une rupture historique qu’il est question. Qu’on le veuille ou non, toute la réflexion constitutionnelle depuis le XVIIIe siècle, depuis Madison et Sieyès, découle de la conviction que la seule démocratie possible est celle qui permet au peuple de s’exprimer, non directement, mais par l’entremise de ses représentants. Si la négation brutale de la représentation conduit à des dérives inacceptables, il est difficilement contestable que sa seule affirmation ne permet pas de répondre aux évolutions des sociétés modernes, à leur complexité, à leur interaction territoriale, à l’élévation générale des compétences, des savoirs et des possibilités de leur partage, au besoin d’autonomie d’individus qui ne se réduisent pas à des entités séparées les unes des autres sur les marchés concurrentiels. La grande impulsion de la « gouvernance » était une manière libérale-technocratique de répondre à ces exigences nouvelles. Il importe aujourd’hui d’exprimer une autre logique démocratique, moins tournée vers la justesse de la représentation que vers la permanence et la qualité de l’implication citoyenne, moins désireuse de cantonner l’exercice démocratique et de préserver le monopole des compétences, que d’élargir l’exigence démocratique à tous les champs de l’expérience sociale.

Roger Martelli, 9 avril 2013

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Une République nouvelle »

  1. texte judicieux. mais il reste à régler les modes d’intervention sur la construction européenne qui a été le fer de lance de la gouvernance néolibérale

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