Haïti au bord du gouffre (+ autres textes)

Appel intersyndical et international de solidarité avec le peuple haïtien

  • Haïti au bord du gouffre.
    Appel intersyndical et international de solidarité avec le peuple haïtien
  • Haïti : la voix du peuple ne doit pas être réduite au silence par la terreur !
    Les femmes haïtiennes font face à une nouvelle ingérence impérialiste
  • Haïti : Nous persistons dans notre lutte et travaillons sans relâche pour que Haïti retrouve sa souveraineté alimentaire et nationale
  • Deux syndicalistes haïtiens : « pour régler de manière concrète et définitive l’insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l’emplois. »

Haïti au bord du gouffre
Appel intersyndical et international
de solidarité avec le peuple haïtien

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Haïti vit l’une des crises les plus graves de son histoire. Les gangs – en lien avec le narcotrafic international – contrôlent des pans de plus en plus importants du territoire. Ariel Henry, premier ministre Haïtien de facto, retenu à l’étranger par le gouvernement des Etats-Unis à la suite des attaques de gangs sur l’aéroport de Port-au-Prince a été contraint de ne pas retourner dans le pays.

Après une année 2023 marquée par une intensification de la violence, avec 4 451 personnes tuées, l’ONU en dénombre déjà 1 554 autres pour les trois premiers mois de 2024. Le recours aux violences sexuelles contre les femmes par les gangs est systématique, 5 000 prisonniers des grands centres de détention du pays ont été libérés – dont beaucoup sont venus grossir les rangs des gangs – et plus de 25 000 personnes ont été enlevées contre rançon. Selon les estimations de l’UNICEF, plus de 1 000 écoles ont fermé ou suspendu leurs cours dans l’ensemble du pays en raison des récentes violences et de l’insécurité. L’ONU qualifie la situation de « cataclysmique » avec des institutions étatiques qui se sont effondrées.

Sur le plan syndical, la situation était déjà marquée par une multiplicité d’atteinte aux droits syndicaux depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, le mouvement syndical se trouve dans un état de détresse absolue. Presque toutes les personnes dirigeantes et déléguées syndicaux ont dû abandonner leur maison pour échapper à la fureur des gangs. Beaucoup de syndicalistes vivent dans l’indignité dans des abris collectifs. Leurs maisons sont incendiées, ils sont affamés. La responsabilité dans le chaos actuel des grandes capitales occidentales – Washington en tête – est atterrante. Au lendemain, de l’assassinat de l’ex-président Jovenel Moise, les puissances occidentales réunies sous l’égide de l’ONU au sein du Core Group – incluant les chancelleries françaises, canadiennes et de l’UE – ont bloqué toute possibilité d’expression démocratique aux Haïtiens et Haïtiennes à travers l’organisation d’élections libres. Le Core Group a imposé un premier ministre illégal et illégitime, le Dr Ariel Henry, pendant plus de trente mois, dans une situation qui n’a cessé de se dégrader sur tous les plans et a renforcé l’incapacité des pouvoirs publics à s’opposer à la mainmise croissante des gangs.

La société civile et les partis politiques progressistes s étaient pourtant regroupés, des août 2021, au sein de la coalition Montana (dont fait partie la quasi-totalité des syndicats haïtiens) afin d’assurer un processus de transition sous contrôle civile et ainsi restaurer la légitimité des institutions démocratiques. Les signataires insistaient sur « le recours à la vitalité de la sphère sociale [qui] est la seule voie pour une sortie durable de la crise, car les secteurs organisés de la société sont seuls capables de contrecarrer l’action d’un État déchiré par les contradictions entre les forces économiques et politiques qui le contrôlent » et refusaient l’imposition coloniale et impérialiste du premier ministre Ariel Henry.

Le 12 mars 2024, par le biais d’une déclaration du Secrétaire générale de l’ONU, il était fait état d’un accord conclu la veille par les parties prenantes haïtiennes sur une entente de gouvernance transitoire,

comprenant la mise en place d’un « conseil présidentiel de transition » et la désignation d’un premier ministre par intérim. Puis dans un communiqué datant du 27 mars, ce « conseil présidentiel » composé de partis politiques, de la coalition Montana, de personnes représentants des institutions religieuses et des syndicats d’employeurs a déclaré : « [qu’il] nommera un Premier ministre ou une Première ministre, avec lequel ou laquelle il constituera un gouvernement d’union nationale et remettra Haïti sur la voie de la légitimité démocratique, de la stabilité et de la dignité […] Ensemble, nous exécuterons un plan d’action clair visant la restauration de l’ordre public et démocratique ».

Le 3 avril, le Conseil présidentiel de transition concluait un accord politique pour une « Transition pacifique et ordonnée » avec le Conseil des ministres du gouvernement Ariel Henry. Mais dès le 12 avril, le gouvernement Ariel Henry promulguait par décret la mise en place du Conseil présidentiel de transition en modifiant de manière unilatérale et déloyale le contenu de l’accord politique du 3 avril.

Nos organisations syndicales, issues de la francophonie de Belgique, de France, de Suisse et du Québec, profondément préoccupées par le cours des évènements et déterminées à appuyer les syndicats haïtiens, les travailleuses et travailleurs et plus généralement la population haïtienne dans leur volonté d’aboutir àune transition ne répétant pas les erreurs du passé, ont décidé de se concerter pour :

demander que le gouvernement de transition qui sera formé donne une place effective à la société civile – à l’instar de la coalition Montana – dans l’élaboration, la mise en place et le suivi des étapes nécessaires à la restauration d’une stabilité démocratique, et notamment l’organisation d’élections présidentielle et législatives libres et régulières ;

exiger que les syndicats soient présents dans les discussions menant à la résolution de la crise, à l’instar des syndicats d’employeurs, qui disposent d’un siège au Conseil présidentiel et qui risquent encore une fois d’imposer aux travailleuses et travailleurs leur modèle de gouvernance. Il est ainsi indispensable que les syndicats puissent exprimer les revendications et les préoccupations des travailleuses et travailleurs haïtiens ;

rappeler aux Etats ayant voté la résolution 2699 (2023) à l’ONU, en particulier aux Etats-Unis, leur obligation « d’empêcher la fourniture, la vente ou le transfert directs ou indirects à Haïti, à partir de leur territoire ou à travers leur territoire ou par leurs ressortissants, ou au moyen de navires battant leur pavillon ou d’aéronefs immatriculés chez eux, d’armes légères et de petit calibre et de leurs munitions » ;

rappeler que la priorité doit aller à un soutien important aux forces de sécurité du pays, c’est-à-dire les Forces Armées d’Haïti(FADH) et la Police Nationale d’Haïti (PNH), et qu’en toutes circonstances l’intervention de la Mission multinationale d’appui à la sécurité autorisée par le Conseil de Sécurité de l’ONU doit se faire en respectant le peuple haïtien.

Pour ce faire, nos organisations appellent à se joindre aux initiatives unitaires de solidarité avec Haïti qui se mettent en place dans nos pays et à la constitution d’une coalition internationale de solidarité la plus large possible. Nos organisations, profondément attachées aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, rappellent que le rétablissement d’un niveau minimum de stabilité ne peut passer que par une coalition de transition composée d’organisations sociales et politiques implantées dans la société haïtienne et portant des perspectives politiques qui s’attaquent aux causes sociales et économiques de la crise actuelle.

16 avril 2024

Signataires :
CFDT (France)
, CGT (France), CISO (Québec), CSC (Belgique), CSD (Québec), CSN (Québec), CSQ (Québec), FGTB (Belgique), FTQ (Québec), FSU (France), Unia (Suisse), Solidaires (France).
Avec le soutien de : la CTSP, Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (Haïti), la CTH, Confédération des Travailleurs Haïtiens (Haïti)

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Haïti : la voix du peuple ne doit pas être réduite au silence
par la terreur !

Dans la nuit du jeudi au vendredi, 19 avril 2024, un acte ignoble a plongé le cœur d’Haïti dans une torpeur invraisemblable. Les locaux des Presse nationales d’Haïti, héritage sacré datant des premières lueurs de l’indépendance et qui sont aussi les locaux et le siège du journal Le Moniteur, ont été la cible d’individus armés qui les ont vandalisés et saccagés. Au cœur même de Port-au-Prince, à proximité du pénitencier national, ces démons de la nuit ont laissé leur empreinte de destruction et de désolation.

Dans ce sanctuaire de la libre expression et de la vérité, le directeur révolté, Ronald Saint-Jean, a témoigné avec des larmes de douleur dans les yeux. Les Presses nationales d’Haïti, forteresse de la voix du peuple, ont été souillées par la violence aveugle et la cruauté des bandits sans foi ni loi. Fondée il y a plus de deux siècles, le 15 novembre 1804, cette institution symbolise la résilience et la dignité d’une nation forgée dans le feu de la lutte pour la liberté. Mais ce n’était pas suffisant pour ces forces de destruction. Le directeur, témoin impuissant de l’horreur, a aussi été enlèvé . Ils ont peut-être épargné sa vie, mais ont infligé des blessures profondes à l’âme d’Haïti. Ils ont dérobé l’argent, dispersé des documents officiels de l’organisme dans les rues, mais ce fut la dignité et l’honneur de tout un peuple qu’ils ont heurté.

Ces actes de violence ne sont malheureusement pas des incidents isolés. Ils s’inscrivent dans une spirale de chaos qui semble s’enfoncer toujours plus profondément dans le tissu social d’Haïti. Après le pillage de la Bibliothèque nationale d’Haïti le 3 avril dernier, c’est maintenant la presse qui est visée par les assauts des gangs.

Ces parasites de la société semblent vouloir s’attaquer aux racines mêmes de leur propre patrie. Ils piétinent l’héritage des ancêtres sans le moindre égard pour le passé, le présent ou l’avenir d’Haïti. Le nouveau conseil présidentiel pourra-t-il mettre fin à ce concert de violence et de destruction? L’avenir d’Haïti dépend de la capacité de ses citoyen.nes en Haïti comme dans la diaspora à résister à cet obscurantisme.

Romario R. Saintus, 24 avril 2024
https://alter.quebec/haiti-la-voix-du-peuple-ne-doit-pas-etre-reduite-au-silence-par-la-terreur/

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Les femmes haïtiennes font face à
une nouvelle ingérence impérialiste

Islanda Micherline présente les défis et stratégies des paysannes haïtiennes pour l’autodétermination et la souveraineté populaire

Le peuple haïtien fait face, une fois de plus, à une ingérence impérialiste sur son destin. L’île des Caraïbes connaît une situation de violence croissante et de violations systématiques, de contrôle des territoires par des groupes armés, de répression et de subordination des intérêts du peuple à ceux du capital transnational. Les conditions de vie dans les villes et à la campagne se détériorent considérablement. L’accès à la nourriture et la circulation de la production paysanne ont été profondément affectés. C’est précisément pour cette raison qu’ils sont au centre de la résistance paysanne, féministe et populaire.

Face à cette situation, l’ONU, historiquement responsable des interventions militaires qui approfondissent les problèmes sociaux et politiques, agit à nouveau de manière alignée sur l’impérialisme états-unien. Dans la vidéo suivante, Islande Micherline, de la Via Campesina haïtienne, dénonce le rôle des pays du Nord qui, à travers le Groupe Central des Nations Unies en Haïti, ont opéré la nouvelle tentative d’intervention dans le pays. 

Les organisations et mouvements populaires réclament l’accord de Montana de 2021, qui exprime l’unité du peuple haïtien vers une transition politique pacifique orientée vers la souveraineté populaire. À la campagne et en ville, les femmes haïtiennes proposent des stratégies économiques pour cette transition, comme le dit Islanda, dans le sens de la construction de l’agroécologie, de l’économie solidaire et de la souveraineté alimentaire, objectifs qui ont pour condition préalable l’autodétermination des peuples et un gouvernement populaire. De toutes les régions des Amériques, les femmes continuent en solidarité internationaliste et anti-impérialiste, pour la défense d’une Haïti digne et souverain, libre de l’occupation.

Introduction par Tica Moreno
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
https://capiremov.org/fr/multimedia-fr/video-fr/les-femmes-haitiennes-font-face-a-une-nouvelle-ingerence-imperialiste/

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Haïti : Nous persistons dans notre lutte et travaillons sans relâche pour que Haïti retrouve sa souveraineté alimentaire et nationale

La Vía Campesina Haïti : 17 avril, communiqué de presse

Le 17 avril est la journée que La Vía Campesina (LVC) a consacrée comme Journée internationale des luttes paysannes. LVC a choisi cette date en mémoire des 21 paysan·nes, membres du Mouvement des sans-terre (MST), massacrés par la police militaire brésilienne, le 17 avril 1996, dans une communauté appelée Eldorado de Carajás, dans l’État du Pará. La marche que les paysan·nes effectuaient visait à revendiquer leurs droits sur la terre pour produire des aliments sains. À cette occasion, 155 policiers sont intervenus et ont tué 19 paysan·nes, tandis que 2 autres ont été emmenés à l’hôpital et sont décédés. C’est en mémoire de ce massacre que LVC a choisi le 17 avril comme Journée internationale des luttes paysannes.

Partout dans le monde, les organisations paysannes membres de LVC et leurs alliés mènent des réflexions et des débats sur l’agroécologie, la souveraineté alimentaire, les droits des paysan·nes et la question des terres agricoles. Plus de 200 millions de membres de LVC brandissent les drapeaux paysans de l’agroécologie comme la seule alternative pour tous les peuples de cette planète souveraine en matière d’aliments sains, le seul moyen d’atténuer la crise climatique.

En Haïti également, il est impossible d’oublier le massacre de Jean Rabel, une municipalité du département du Nord-Ouest du pays, où des bandes ont assassiné plus de 300 paysan·nes. Il est impossible d’oublier le massacre de Piatte, dans la commune de Saint-Marc, département de l’Artibonite, ainsi que de nombreuses autres atrocités perpétrées contre les paysan·nes dans toutes les régions du pays. Nous ne pouvons ni nier ni oublier les bandits voleurs de terres dans le Plateau central, le Nord-Est, l’Artibonite, le Nord-Ouest, le Sud et d’autres régions du pays, sous le régime PHTK, qui est un régime d’accaparement des terres.

L’État haïtien a toujours été un État anti-paysan, mais depuis 10 ans, il s’est allié aux oligarques et aux pays impérialistes pour exterminer la classe paysanne.  Avec l’arrivée du régime PHTK, la situation s’est encore aggravée, en particulier avec cette troisième version incarnée par Ariel Henry, qui a semé le chaos dans le pays. De nombreux paysan·nes, notamment dans le département de l’Artibonite, ont dû fuir leurs maisons, abandonner leurs cultures et leur bétail à cause des bandes armées. Au cours de la semaine dernière, dans le département du Centre, plus précisément dans la commune de Mirebalais, les paysan·nes ont dû fuir leurs maisons à cause des attaques de gangs armés.

Les paysan·nes se retrouvent désormais démuni·es, confronté·es à des voleurs de vaches et de chèvres. Toutes les entreprises de transformation et de commercialisation des produits agricoles, ainsi que les coopératives agro-pastorales, ne fonctionnent plus. De nombreux·euses paysan·nes ont fui ou ont quitté les zones rurales. Malgré tout cela, nous continuons à lutter, nous continuons à résister !

LVC Haïti demande la mise en place d’un gouvernement de transition pour remplacer le régime criminel d’Ariel. Ce gouvernement de transition doit prendre les mesures politiques et financières nécessaires pour rétablir la sécurité dans le pays le plus rapidement possible. Il doit également fournir aux paysan·nes ce dont ils ont besoin pour relancer la production d’aliments sains et naturels, prendre les mesures nécessaires pour faciliter le retour des déplacé·es dans leurs foyers, les restituer ou les réparer afin qu’iels puissent mener une vie décente, et mettre en place un programme de réflexion et de protection de l’environnement, qui se trouve dans une situation critique. 

LVC Haïti profite également de cette occasion pour dire à toutes les femmes, les jeunes et les hommes paysans que nous ne nous laisserons pas abattre. Nous devons continuer à lutter et à travailler sans relâche pour que Haïti puisse retrouver sa souveraineté alimentaire et nationale. C’est pourquoi nous n’acceptons aucune forme d’occupation. Nous disons NON à toute forme d’occupation qui voudrait nous être imposée !

Femmes et hommes paysan·nes, tous les alliés, unissons-nous dans cette grande construction de souveraineté alimentaire, dans cette grande solidarité pour la libération du pays contre le projet de mort qu’ils veulent nous imposer.

Globalisons la lutte, globalisons l’espoir !
Pour une nouvelle société sur la planète.

Organisations de la CLOC-LVC Haïti : Mouvement Paysan de Papaye (MPP), Mouvman Peyizan Nasyonal Papay (MPNKP), Tet Kolé (TK)
https://viacampesina.org/fr/haiti-nous-persistons-dans-notre-lutte-et-travaillons-sans-relache-pour-que-haiti-retrouve-sa-souverainete-alimentaire-et-nationale/

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Deux syndicalistes haïtiens :
« pour régler de manière concrète et définitive l’insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l’emplois. 
»

Depuis le 29 février 2024, Haïti est en proie à une nouvelle vague de violence orchestrée par les bandes armées. Le Premier ministre, Ariel Henry, en voyage à l’étranger et dans l’incapacité de rentrer dans le pays, puis lâché par Washington qui le soutenait à bout de bras jusque-là, a annoncé sa démission le 11 mars.

Sous l’égide de la Communauté des Caraïbes (Caricom), un Conseil présidentiel de sept membres (et de deux observateurs) – issus des partis politiques, du secteur privé et de la société civile –, a été mis en place. Il devra nommer un Premier ministre par intérim et organiser une phase transitoire en vue d’organiser des élections. La communauté internationale et singulièrement les États-Unis appellent ainsi à organiser dans l’urgence une transition qu’ils ont obstinément rejetée alors qu’elle était au cœur du projet de l’Accord de Montana, signé le 30 août 2021, réunissant un large éventail d’acteurs de la société civile, dont les syndicats.

Quelle analyse les syndicats haïtiens font-ils de la crise actuelle et du Conseil présidentiel ? Comment voient-ils le rôle des acteurs internationaux et de la mission multinationale armée sollicitée par Ariel Henry, autorisée en octobre 2023 par l’ONU, et qui devrait se déployer sous autorité kényane ?

Jacques Belzin, président de la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et Jean Bonald G. Fatal, président de la Confédération des travailleurs et travailleuses des secteurs public et privé (CTSP) ont donné un entretien à Equal Times.

Comment arrivez-vous à travailler dans la situation actuelle ?
Jean Bonald G. Fatal : 
Personnellement, je ne peux pas travailler. Je travaille comme fonctionnaire, mais beaucoup de bâtiments de l’État sont occupés par les gangs ou ont été brûlés par eux. D’autres sont fermés par peur des incendies et des pillages. D’autres encore sont occupés par des gens qui ont dû fuir leurs maisons à cause de la violence. Pratiquement tout le monde est terré chez soi. Il n’y a, à Port-au-Prince, aucune possibilité d’organiser des réunions présentielles, alors nous faisons des réunions virtuelles.

Jacques Belzin : On est bloqué chez soi, mais, en tant que responsable d’une organisation syndicale, on est obligé de travailler, d’assumer sa responsabilité, de porter les revendications des travailleurs. Il faut préciser cependant que le problème de l’insécurité frappe tout particulièrement Port-au-Prince, qui est occupé à plus de 90% par les gangs armés ; les autres départements du pays fonctionnent, les gens travaillent et on doit les accompagner.

Comment analysez-vous la situation et la mise en place, facilitée par la Caricom, de ce Conseil présidentiel qui aurait la charge d’assurer la transition ?
J.B.G.F. :
 Nous sommes dans une crise, conçue, nourrie par la communauté internationale, et celle-ci continue dans les mêmes erreurs. Ainsi, la Caricom a invité comme acteurs pour discuter de la crise les mêmes personnes qui ont provoqué cette crise. Par exemple, les employeurs, parmi lesquels ceux qui avaient signé l’accord du 21 décembre 2022 de l’ex-premier ministre, Ariel Henry. Ils sont présents alors que le secteur formel ne représente qu’entre 8 et 12% de l’économie et que les syndicats, qui représentent les travailleurs et travailleuses tant de l’économie formelle qu’informelle, n’ont pas été invité à la table de négociation !

Exclusion des syndicats, mais aussi des femmes. Dans ce conseil de neuf personnes, il y a huit hommes et une seule femme. Et une femme désignée à la toute dernière minute, à la suite du retrait d’un homme, qui est observatrice ; elle n’aura aucun droit de vote. Ceux qui vont décider seront sept hommes.

J.B. : Le dossier Haïti est maintenant entre les mains de la Caricom. Nous lui avons adressé une correspondance pour demander l’intégration des représentants des travailleurs et travailleuses à la table des négociations. On pourrait dire que le secteur syndical se fait représenter indirectement à travers Fritz Jean qui a été désigné comme le représentant de l’Accord de Montana dont nous faisons partie, mais la CTH et la CTSP ont demandé de participer directement aux négociations.

C’est aussi que l’accord de Montana est en partie dénaturé. Des partis politiques traditionnels l’ont intégré, puis se sont retirés. D’autres ont même rejoints Ariel Henri pour affaiblir cet accord. Les politiques ne pensent qu’à leurs intérêts politiciens et dénaturent l’objectif de cet accord qui est d’engager « une transition de rupture ». Il faut que la société civile organisée arrive – ce n’est pas encore le cas – à instituer une masse critique qui fasse levier pour constituer un pouvoir de transition.

Vous ne mettez guère d’espoir dans le Conseil présidentiel ?
J.B.G.F. :
 C’est une montagne qui va accoucher d’une fourmi. Haïti a fait plusieurs expériences de ce mode de gouvernance, sans résultat ; cela a, à chaque fois, échoué.

J.B. : En 1986, après le départ de Duvalier, on a eu une sorte de conseil présidentiel ; cela n’a pas donné de résultats. Je ne veux pas être prophète de malheur ni un oiseau de mauvais augure, mais il y a peu de chance pour que ce Conseil présidentiel remplisse la mission pour laquelle il a été créé. Est-ce que les choses vont évoluer ?

Qu’en est-il de la perspective de la mission multinationale armée ?
J.B.G.F. : 
C’est une mauvaise blague. En-dehors du problème de légitimité d’une intervention internationale, cette force n’a aucune capacité pour résoudre la crise. Si on voulait vraiment aider Haïti, il faudrait soutenir les forces armées et policières haïtiennes, leur donner des équipements et des armes. Le problème, ce n’est pas la police en tant que tel, mais sa gouvernance ; les politiques qui prennent les décisions et fixent les grandes lignes de la stratégie de la police.

J.B. : Il faut une force pour contrecarrer les actions de ces bandits – je parlerais même de « terroristes », car les actes qu’ils commettent sont de nature terroriste. Sans cela, il n’y aura pas de paix. La police nationale est là, mais, il faut le dire, elle est gangstérisée. On doit quand même réformer ses structures pour la renforcer. Il faut d’abord attendre l’installation du Conseil présidentiel. Mais pour que le Conseil soit installé, il faut un dégel de la situation sécuritaire. On est dans un cercle vicieux.

En tant qu’organisations syndicales, avez-vous des propositions pour sortir de cette crise ?
J.B.G.F. :
 En-dehors des gangs, le problème, c’est le chômage. Plusieurs milliers de jeunes font partie des bandes armées car ils n’ont aucun espoir. L’espoir est mort. Nous voulons éradiquer les gangs, mais on ne peut pas le faire uniquement avec les armes. Il faut attaquer le problème à ses racines. Le problème des armes est ponctuel, mais pour régler de manière concrète et définitive l’insécurité, il faut résoudre le problème du chômage et donner de l’emploi, ainsi que d’autres perspectives à la jeunesse haïtienne.

J.B. : Le chantier économique est prioritaire. Il ne peut pas y avoir de paix sans une économie qui fonctionne. Nous vivons dans un pays centralisé où tout se trouve à Port-au-Prince, où la douane est vandalisée, où nous avons perdu plus de 26 000 emplois dans le secteur textile et où l’État n’arrive même pas à payer ses fonctionnaires. Il faut mettre sur pied une commission économique multisectorielle et que l’État et les bailleurs renforcent l’économie nationale.

Quel rôle peuvent jouer les acteurs internationaux ?
J.B.G.F. : 
On parle de l’Ukraine, de Gaza, alors que notre situation est tout aussi grave. On voudrait que la Confédération syndicale internationale (CSI) soit plus exigeante envers l’OIT, Organisation internationale du travail, qui a aussi été créée pour empêcher ce type de crimes contre la population. On compte sur les syndicats pour soulever la conscience internationale sur ce qui se passe en Haïti car nous vivons dans un pays où les gangs tuent, pillent, violent en toute impunité. Il faut un réveil national et international.
J.B. : Il faut que cesse l’hypocrisie de la communauté internationale. Elle a contribué à créer une situation et nous sommes en train d’en payer les conséquences. En ma qualité d’Haïtien, je ne demande pas à la communauté internationale de venir régler la crise à notre place, mais elle a une grande responsabilité. D’ailleurs, d’où proviennent les armes des gangs ?

Pourquoi les États-Unis donnent tant d’argent à Israël pour écraser la Palestine et rien ou si peu pour renforcer notre police, alors que nous sommes leurs voisins, à moins de deux heures de vol ? Et il faut que l’Europe ne se laisse pas entraîner par les États-Unis, que les citoyens européens sachent qu’on a besoin de leur solidarité.

https://alter.quebec/deux-syndicalistes-haitiens-pour-regler-de-maniere-concrete-et-definitive-linsecurite-il-faut-resoudre-le-probleme-du-chomage-et-donner-de-lemplois/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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