Le contrat sexuel est une dimension refoulée de la théorie du contrat

2Publié en 1988, cet ouvrage est enfin disponible en France. Ce « retard » a quelque chose à voir avec la domination de l’idéologie libérale et la marginalité des études sur les rapports sociaux de sexe, des études de genre.

Comme l’indique Geneviève Fraisse dans une stimulante préface (a-rebours-preface-de-genevieve-fraisse-a-louvrage-de-carole-pateman-le-contrat-sexuel-1988/) : « Ce livre est l’énoncé radical d’une interprétation globale de l’histoire de notre modernité : le contrat social, pensé à partir du XVIIe siècle, se fonde sur un contrat sexuel. Ce contrat sexuel doit être dévoilé, après avoir été occulté par cette pensée contemporaine. Car il est une clé de l’histoire du contrat social. Il explique la déliaison entre société civile et société domestique. Et il permet ainsi, a contrario, de comprendre le tout social. Reprenons donc cette histoire… Histoire escamotée, dit Carole Pateman, histoire qu’elle décide de raconter. Ce livre est le récit d’une histoire reconstituée ».

La préfacière, invite à la lecture et à la réflexion sur les sujets traités : l’inégalité contractuelle, le contretemps de l’histoire des femmes, les dialectiques de la domination et les pensées de la rupture. Elle termine ainsi : « En choisissant de mettre à nu le mécanisme de la convention et du contrat, Carole Pateman cherche à ouvrir les yeux, à nous ouvrir les yeux. Elle a magnifiquement ignoré la ritournelle explicative de la division nature/culture pour étaler au grand jour l’histoire politique des sexes, qui est toujours un rapport organisé. Par là, elle offre une pensée strictement politique. »

Il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances particulières sur les positions de Locke, Hobbes, Rousseau, Rawls, etc, pour comprendre les débats soulevés par Carole Pateman. Ses présentations sont très explicites et permettent de saisir politiquement les non-dits du « contrat social », les réalités de la subordination (ré)organisée des femmes, les silences sur le « contrat sexuel » et plus généralement sur cette face cachée du libéralisme politique.

En premier lieu « Contracter ». L’auteure commence ainsi « Raconter toutes sortes d’histoires est le principal moyen par lequel les êtres humains tentent de donner sens à ce qu’ils sont et à leur monde social » et poursuit « Mais aujourd’hui, on ne raconte invariablement que la moitié de l’histoire. On nous dit énormément de choses à propos du contrat social, mais on ne nous dit absolument rien du contrat sexuel ».

L’auteure abordera, entre autres, le droit politique comme droit patriarcal, la division en deux sphères de la société civile : publique et privée, le patriarcat fraternel (Voir le chapitre « La genèse, les pères et la liberté politique des fils »), la différence sexuelle comme différence politique, l’omission des relations de domination et de subordination dans le droit politique « dans la théorie du contrat, la liberté universelle est au contraire, toujours une hypothèse, une histoire, une fiction politique. Le droit politique créé par le contrat prends toujours la forme de relations de domination et de subordination ».

Elle analysera en détail comment « l’histoire du contrat sexuel éclaire l’institution du mariage », le « statut naturel » du mariage à l’intérieur de la société civile, « le contrat, l’individu et l’esclavage », les capacités dont sont à la fois « pourvues et dépourvues » les femmes pour le contrat, la place centrale du contrat pour le « travail libre », la violence continue(lle) des hommes sur les femmes. Elle approfondit ses présentations dans un chapitre « Épouses, esclaves et esclaves salariés », en montrant les similitudes et les différences des relations, en traitant des « conditions coercitives de la conclusion du contrat », de l’invisibilité du travail « domestique » des femmes.

Elle poursuit en analysant certaines positions défendues par les féministes, le divorce comme transformation du mariage (Christine Delphy), et plus particulièrement le contrat de prostitution, « usage unilatéral du corps d’une femme par un homme en échange d’argent », ou « expression contemporaine de la sexualité masculine ». Elle nous rappelle, au passage que « La subordination civile est un problème politique, pas une question morale ».

Quelques citations pour illustrer les analyses :

  • « Le présupposé selon lequel l’individu serait, vis-à-vis de la propriété de sa personne, de ses capacités ou de ses services, dans le même rapport que n’importe quel individu vis-à-vis d’une propriété matérielle permet de dissoudre l’opposition entre liberté et esclavage » ou dit autrement « l’idée de propriété de soi est une fiction politique ».

  • « La question qu’éludent toutes les argumentations qui portent sur la durée du contrat de travail, l’équité des salaires et l’exploitation est celle de savoir comment cette propriété particulière peut-être séparée du travailleur et de son travail ».

  • « Le contrat est le mode spécifiquement moderne par lequel sont créées des relations de subordination mais, du fait que la subordination civile prend sa source dans un contrat, elle est présentée comme une liberté ».

  • « Le problème est plutôt qu’être une femme (une épouse) signifie fournir certains services pour et sur l’injonction d’un homme (un mari). En bref, le contrat de mariage et la subordination de l’épouse comme (sorte de) de travailleuse ne peuvent être compris si l’on ne prend pas en considération le contrat sexuel et la construction patriarcale des  »hommes » et des  »femmes », ainsi que des sphères  »privée » et  »publique » ».

  • Sur la validité du mariage : « L’acte requis, l’acte qui scelle le contrat, est appelé (de façon significative) l’acte sexuel ».

Par ailleurs, l’auteure souligne, à très juste titre, un élément de silence « Dans les récits des origines politiques, le droit sexuel est incorporé au droit paternel, ce qui masque opportunément l’absence du commencement nécessaire ».

Un livre argumenté contre le fétichisme du contrat « bien trop souvent, la soumission forcée ou imposée est traitée comme un consentement ».

Un livre pour comprendre la notion « frelatée » du « consentement » dans des relations inégalitaires « La subordination civile dépend de la capacité des êtres humains à agir comme s’ils pouvaient céder par contrat leur force de travail et leurs services, alors qu’en réalité ils sont contraints de se vendre eux-mêmes et leur travail, et de se mettre à la disposition d’un autre ».

« Un ordre social libre ne peut être un ordre contractuel »

Carole Pateman : Le contrat sexuel

Traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann

Editions La Découverte / Institut Émilie du Châtelet (IEC), Paris 2010, 235 pages, 26 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « Le contrat sexuel est une dimension refoulée de la théorie du contrat »

  1. Le contrat sexuel, de Carole Pateman

    Dans le contrat sexuel, le chapitre 7 est consacré à la prostitution. Dans cet ouvrage majeur, Carole Pateman, politologue et féministe anglaise et professeure émerite à l’université de Californie nous livre des clés indispensables pour répondre à la question : qu’est-ce qui ne va pas dans la prostitution ?
    Sa réponse est limpide : « Lorsque le corps des femmes est une marchandise mise en vente sur le marché capitaliste, les termes du contrat originel ne peuvent être oubliés : la loi du droit sexuel masculin est publiquement affirmée, et les hommes sont publiquement reconnus comme les maîtres sexuels des femmes . Voilà ce qui ne va pas dans la prostitution ».
    Elle précise ensuite, que ce n’est pas quelque chose, un produit, ou un service, qu’aurait créé la femme prostituée qui est achetée par le consommateur prostitueur, mais bien la femme, ou quelque chose de la femme elle-même, qui lui assure sa position de domination sexuelle.
    « A la différence des employeurs, les hommes qui concluent un contrat de prostitution ne sont intéressés que par une chose : la prostituée et son corps. Il existe un marché pour les substituts de corps des femmes, pour les « poupées gonflables », mais, contrairement aux machines qui remplacent les travailleurs, on vante dans ces poupées le fait qu’elles sont « plus vraies que nature ».
    Ces poupées sont un substitut littéral pour les femmes, et non un substitut fonctionnel comme la machine qui remplit le rôle du travailleur à sa place. Même un substitut de femme en plastique peut donner à un homme le sentiment d’être un maître patriarcal ».

    Le contrat sexuel, un esclavage
    En résumé, elle fait le parallèle entre esclavage et prostitution, en expliquant comment seul le contrat de prostitution donne un droit d’accès direct au corps des femmes
    « Dans la prostitution, c’est le corps d’une femme, et l’accès sexuel à ce corps, qui fait l’objet du contrat. Que des corps soient vendus sur le marché en tant que corps évoque très fortement l’esclavage. »
    Il n’est donc pas entièrement inapproprié de symboliser l’esclavage salarié par la figure de la prostituée plutôt que par celle du travailleur masculin. Mais la prostitution diffère de l’esclavage salarié. Aucune forme de force de travail ne peut être séparée du corps, mais ce n’est qu’avec le contrat de prostitution que l’acheteur obtient un droit unilatéral d’usage sexuel direct du corps d’une femme ».
    Elle précise encore, pour contrer des arguments bien connu du côté des syndicats pro « travail du sexe » : tout travail serait un esclavage et contient des risques.
    « Bien sur, les prostituées ne sont pas les seules personnes à être exposées à des risques physiques dans leur travail. Un nombre considérable de travailleurs sont tués ou blessés sur leur lieu de travail du fait de l’absence de mesures de précaution ou de simples accidents. Ces dommages ne se produisent cependant pas parce que le travailleur est une femme ».
    Enfin, elle balaie l’accusation qui aujourd’hui serait celle de « putophobie » ou, en termes moins agressifs, « pourquoi êtes-vous contre les TDS », alors que justement, il ne s’agit en rien de juger les personnes concernées, bien au contraire…
    « Dire que quelque chose ne va pas dans la prostitution n’implique pas un quelconque jugement dévalorisant sur les femmes qui se livrent à ce ‘travail’. Lorsque les socialistes critiquent le capitalisme et le contrat de travail, ce n’est pas parce qu’ils méprisent les travailleurs, mais parce qu’ils en sont les défenseurs ».
    Dernière édition, le contrat sexuel, Editions La Découverte, septembre 2022

    Ces citations sont reprises dans le cadre de notre dossier « Ni un travail ni du sexe », à paraître en ligne le 10 décembre
    Sandrine Goldschmidt
    https://mouvementdunid.org/prostitution-societe/culture/le-contrat-sexuel/

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