L’espace, le temps et le corps des dagongmei sont strictement limités

4« il importe selon nous de rompre avec le sens commun ethnocentrique reposant sur une conception implicitement linéaire du progrès et de ne pas céder à une forme d »’exotisation » de la Chine ».

Dans leur introduction, Tania Angeloff et Marylène Lieber nous rappellent, entre autres que « 1. que les sociétés dites traditionnelles ne sont pas des entités statiques ; 2. que la culture n’est pas un corps homogène de normes et de valeurs sans voir qu’elle est une mise en pratique constamment réactualisée et réinvestie ; 3. que le passage du traditionnel au moderne n’implique pas nécessairement un déplacement dans le temps et l’espace et que divers référentiels peuvent coexister ». Elles soulignent aussi, pour aborder les processus de modernisation ou l’ensemble des rapports sociaux, sur la centralité du « genre, compris comme la construction du féminin et du masculin, de leurs différences et de leur hiérarchie » en association « à d’autres rapports de pouvoir comme les rapports de classe, d’âge et d’ethnicité »

De nombreux sujets sont abordés ( démographie, éducation, intégration en milieu urbain, segmentation du marché de l’emploi, le « hukou » ou permis de résidence, « dagongmei », emploi domestique, hiérarchie urbain-rural, migration de mariage, liens affectifs, sexualités et intimités, tourisme sexuel, cinéma, etc.). Je n’évoquerait que deux articles.

Isabelle Attané : « Toujours moins de femmes en Chine ? L’impact démographique et social des discriminations sexuées ».

L’auteure analyse la répartition des sexes dans la population chinoise, les parts respectives des filles et des garçons à la naissance, les écarts de mortalité infantile entre sexe, autant d’indicateurs de traitement sexuellement différencié, dans un contexte plus général où « les filles restent socialement investies d’une moindre valeur que les fils » comme le disent les auteures de la préface.

Il ressort « in fine, un déficit féminin d’une ampleur inédite dans l’histoire documentée des populations humaines ». Au sein de la population, il y a 108 hommes pour 100 femmes. Malgré les politiques menées sur le statut des femmes (mais hors d’analyses en terme de genre), « du fait de la persistance des facteurs de préférence pour les fils, dans la plupart des familles, l’élimination des filles s’étend, en amont de la naissance (par la pratique d’avortements sélectifs selon le sexe) ou en aval (par des négligences à l’origine d’un décès prématuré) ». La masculinisation de la population enfantine est principalement dû aux avortements sélectifs et à la surmortalité des petites filles causée par l’accès inéquitable aux soins de santé de base. (A ne pas confondre avec les infanticides féminins, autrefois répandus, et aujourd’hui en forte régression). Les politiques d’enfant unique et les réformes économiques jouent un rôle très défavorables pour les filles.

L’auteure analyse les conséquences de ce déficit de femmes sur les mariages et les naissances à venir et interroge sur « quelles conséquences sur les individus, la société et les relations de genre ? ». Les impacts pourraient jouer un très grand rôle dans les rapports entre les sexes, les migrations et plus généralement sur l’ensemble des rapports sociaux. Il ne s’agit en aucun cas, d’un fait social marginal.

J’ai particulièrement apprécié l’article de Marylène Lieber : « Dagongmei, les petites mains de l’usine du monde ». Le titre de cette note est extrait de ce texte.

L’auteure nous rappelle que, dans la configuration contemporaine du capitalisme, des industries, dont celles engendrant des risques pour l’environnement, ou aux conditions de travail difficiles et dangereuses, sont externalisées et relocalisées « dans des pays où les systèmes politiques et légaux sont moins contraignants que ceux des pays occidentaux ». Dans cette inéquitable mondialisation, l’auteure donnera « à voir le rôle que jouent les femmes venant des régions les moins riches et les moins développées de Chine dans ce processus et la façon dont les représentations sexuées continuent de structurer les pratiques ». L’article est centré sur les ouvrières de l’industrie électronique. Dans ce secteur des marques « produisent » sans disposer d’usines, il y une standardisation maximum des techniques. Les entreprises chinoises ont, de plus, elles-mêmes recours à des sous-traitants.

Un élément décisif à prendre en compte est le système du hukou, cette carte de résidence, car « Les  »paysans » et les  »paysannes », qu’ils et elles soient employés dans l’agriculture, dans l’industrie rurale ou dans les multinationales des régions côtières, ne possèdent pas le droit de vivre dans ces territoires ». S’il existe maintenant des permis de résidence temporaire, la distinction entre les populations persiste créant de fait des citoyen-ne-s de « seconde zone ». L’auteure souligne que « le système du hukou cautionne l’existence de conditions de travail dénoncées comme tant les plus injustes du monde contemporain ». Pour rappel le loi chinoise interdit la création de syndicats indépendants et n’autorise que les syndicats sous tutelle gouvernementale. Ce qui n’empêche ni les grèves, ni les soulèvements.

Cette industrie électronique est largement féminisée, la « division sexuelle au sein du système industriel s’inscrit dans la continuité de celle qui structure la propriété et le travail dans les campagnes chinoises, dont proviennent principalement ces femmes ». Les femmes sont concentrées dans les positions les moins qualifiées et cette distinction « se recoupent avec la provenance régionale ». La flexibilité est un mot d’ordre central dans ces industrie : « La production just-in-time n’est possible que parce que les droits des ouvrières n’est que partiellement respecté ». Cette « combinaison » sexuée et régionale ne peut être contournée dans les études sur la main d’oeuvre.

Je suis surpris de l’invasion du vocabulaire économico-libéral dans certains articles (« marché matrimonial », « consommation sexuelle », échanges sexuels tarifés », « jeunesse et beauté comme capital social et économique à valoriser »).

Il me semble difficile de critiquer les rapports de pouvoirs, les rapports sociaux de sexe, le système de genre, en usant d’un tel vocabulaire qui rabat les relations sociales sur l’économique réellement existant et tant à naturaliser des constructions sociales historiques et asymétriques.

Pourrait-être aussi discuté, la définition « occidentale » de la modernité en lien avec « des jugements universalistes » ou « la connaissance rationnelle » ou de l’intimité. Il y a dans certains passages un manque d’interrogation sur ces concepts ou réalités. Il en est de même, pour moi, sur le système prostitutionnel.

Quoiqu’il en soit un recueil de textes utiles et à contre-courant de trop d’analyses (comme par exemple dans le n° de janvier 2013 du Monde Diplomatique) oubliant les femmes et le système de genre. Les dynamiques et les contradictions soulignées rompent avec les visions simplistes médiatiques sur les rapports sociaux en Chine.

Sous la direction de Tania Angeloff et Marylène Lieber : Chinoises au XXIe siècle. Ruptures et continuités

La Découverte Recherches, Paris 2012, 284 pages, 26 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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