Interroger les impensés, dénaturaliser les rapports sociaux, s’insoumettre en « science »

6Pour les auteur-e-s « les sciences sociales démolissent l’indiscuté et désacralisent ». Cela me semble très unilatéral. Les sciences sociales ont tout aussi permis la justification des dominations. En niant l’histoire et la réalité des rapports sociaux, des rapports de pouvoirs, des « scientifiques » ont surtout choisit de ne pas interroger les logiques d’intérêts dans les formes concrètes d’organisation des sociétés, de ne pas discuter de l’indiscuté, de ne pas désacraliser les objets qu’elles et ils avaient contribué à construire. Sans oublier que beaucoup de « scientifiques » assènent leurs analyses en oubliant leurs propres positions sociales. Dois-je rappeler l’utilisation, jusque dans les pages de ce livre, du masculin neutralisé et universalisé, invisibilisant et les femmes et l’organisation de leur domination par les hommes.

Quoiqu’il en soit de ces remarques, le texte proposé souligne de nombreuses dimensions que je partage. A commencer par « Rien n’est dans la nature des choses : débusquer et critiquer les dominations ». En effet, « aucune position sociale, aucune croyance, aucune relation sociale n’est intangible, nécessaire, tenant de la « nature des choses ». ». Il convient donc, et les analyses en sciences sociales peuvent nous y aider, de désenchanter les évidences, saper « les devoirs d’obéissance ou les piétés d’institution ». Je souligne cependant qu’il ne s’agit pas de « décoloniser son esprit » mais bien de construire des alternatives collectives et démocratiques assurant les émancipations des individu-e-s. Les « expertises » participent de l’aide aux débats, elles ne sauraient s’y substituer.

Un exemple. Une fois n’est pas coutume, le premier chapitre est consacré à la notion de genre, à la domination masculine. Mais rien n’est dit sur la dépolitisation des débats universitaires autour des ces théories, rien non plus sur les fondements matériels de la domination systémique des hommes sur les femmes. La seule dénonciation de la construction de la différence des sexes, de la pensée binaire ne saurait suffire. D’autant que les auteur-e-s ne pensent pas nécessaire d’interroger la notion de sexe biologique. Ce sont bien les luttes des femmes pour l’égalité et les théorisations des militantes féministes qui ont bousculé les sciences sociales, et pas seulement elles. La leçon n’est cependant pas bien enracinée, à voir les impasses signalées et le culte de certain-e-s autour du médiocre livre de Pierre Bourdieu sur la domination masculine et en particulier son silence pesant sur les écrits des féministes radicales, (la parole universitaire d’un homme primant celles des militantes !).

En n’interrogeant ni les conditions matérielles, ni les rapports sociaux et leurs contradictions, les analyses, au delà de la volonté des auteur-e-s, buttent sur des non-dits et transforment les dominations en préjugés, actions symboliques, etc.

Les dénonciations des auteur-e-s n’en restent pas moins intéressantes sur les dressages sociaux, les assignations genrées, les jeunes des classes populaires, les familles, « l’ethnocentrisme des sociétés occidentales », la question de l’immigration, les comportements électoraux, les rapports inégaux « au politique », etc.

Je suis plus dubitatif sur le caractère émancipateur du « puissant mouvement d’intégration des classes populaires au sein de l’Etat-nation grâce à l’école, la conscription, la reconnaissance des syndicats ouvriers et la mise en place de systèmes de protection sociale ». Outre l’oubli de logiques contradictoires, les auteur-e-s passent sous silence les luttes socio-politiques qui ont permis d’arracher le droit de vote pour toutes et tous (mais encore uniquement pour les nationaux), les droits syndicaux (toujours remis en cause) ou les systèmes de protection sociale (mis à mal par les politiques néolibérales).

Les paragraphes sur le fonctionnement de l’université, la mise à l’écart des chercheuses et des chercheurs hétérodoxes, leur marginalisation, voire leur stigmatisation sont très parlant. Ils auraient été plus percutants, si les auteur-e-s avaient rappelé les marginalisations sociales opérant dans l’institution, comme par exemple pour les femmes et les études féministes.

Je souligne la solide critique de la mal-nommée science économique : « Chaînon essentiel dans le travail indissociablement pratique et cognitif de légitimation de l’ordre social, la science économique s’est structurée comme une discipline scientifique, en reproduisant le modèle organisationnel des sciences de la nature…. », sans oublier les revues ésotériques, le langage mathématisé et l’oubli, non signalé des relations humaines asymétriques.

Les auteur-e-s concluent en soulignant que « jamais autant qu’aujourd’hui il n’a en effet été possible de transmettre des savoirs autonomes, et il faut y travailler ». Transmettre des savoirs autonomes, peut-être ! Co-produire des savoirs autonomes avec les forces d’émancipation, certainement !

La seconde partie du livre « Les raisons de la colère » est une analyse précise des reconfigurations de la production et de la diffusion des sciences sociales, « l’enseignant-chercheur est conçu comme un entrepreneur rationnel individualiste, et l’étudiant comme client… », de la remise en cause du service public, mais sans critique de fond du fonctionnement universitaire ségrégatif antérieur, de la mise en concurrence des universités, des attaques contre certaines matières, en liaison avec les demandes à court-terme du monde économique privé. Les auteur-e-s détaillent les deux instruments de mises au pas de l’enseignement supérieur : « le financement par projet et l’évaluation permanente » et insistent sur la précarisation des personnels, par ailleurs hautement qualifié-e-s.

Elles et ils montrent aussi que les dimensions critiques des sciences sociales peuvent être insupportables pour les gouvernements. J’ai particulièrement apprécié le choix de Pinar Selek comme exemple d’acharnement d’un pouvoir, en l’occurrence ici celui du gouvernement turc, envers une sociologue écrivaine s’intéressant, entre autres, aux populations kurdes.

Je souligne aussi les passages sur les censures, les déformations, la révolution conservatrice et la « prime » à « l’entertainment » dans l’édition, le rôle des médias, les processus d’adaptation de certain-e-s. Les auteur-e-s propose un front commun : « Nous n’en sortirons pas, à moins d’inventer une alliance inédite, un front commun d’éditeurs indépendants, de libraires indépendants, de lectrices et de lecteurs, de productrices et producteurs de sciences sociales ». Cela passe aussi par une rédaction sérieuse mais non jargonnante, des textes et ouvrages. Car pour déplorer souvent le jargon, entre autres, des sociologues, je ne partage pas la défense de la langue savante-universitaire des auteur-e-s, surtout lorsque ses présupposés ne sont pas explicités.

« Contre attaque ». Les auteur-e-s proposent, entre autres « Mais sans bruit, sans discontinuer, organiser dans les endroits méprisés par les élites de toutes espèces, des rencontres aujourd’hui trop rares entre producteurs de sciences sociales et « citoyens » éventuellement éloignés de la culture savante ». » Pourquoi ne pas avoir signalé le travail des Universités Populaires, de la Fondation Copernic ou d’Attac par exemple ?

Elles et ils ajoutent aussi que  « « Je » n’est pas neutre », que les chercheuses et les chercheurs ne peuvent s’exonérer des examens qu’elles et ils cherchent à promouvoir, qu’il convient de prendre en compte les rapports sociaux de classe, de sexe, de « race », même si elles et ils ne les expriment pas comme cela, qu’il n’y a pas de neutralité axiomatique, que « les engagements ont besoin des sciences sociales, mais les sciences sociales ont également besoin d’engagements ». Elles et ils soulignent, à ce propos, l’apport des militantes féministes, mais l’ajout « dotées d’un capital universitaire » me semble bien méprisant pour l’ensemble des militantes.

« Toute discipline, même la plus critique, qui ne s’arme pas, épistémologiquement et politiquement, contre elle-même, est vouée à légitimer théoriquement l’ordre établi ».

Au delà des critiques, un cri de colère bien venu, un manifeste pour construire un demain commun. « Nous sommes un « Nous » de protestation et de passion pour que les sciences sociales critiques réarment les luttes. Nous sommes un « Nous » en forme d’appel à faire nombre. Contre toutes les dominations, notre force est collective ».

Et que les luttes d’émancipation réarment les chercheuses et les chercheurs dans leurs pratiques scientifiques et sociales !

Signataires :Catherine Achin, politiste, université Paris-Est-Créteil ; Martina Avanza, sociologue, université de Lausanne ; Alban Bensa, ethnologue, EHESS ; Stéphane Beaud, sociologue ; ENS, Laurent Bonelli, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre ; Donald Broady, sociologue, université d’Uppsala ; Sylvain Broccolichi, sociologue, université d’Artois ; Isabelle Bruno, politiste, CERAPS université Lille 2 ; Rémy Caveng, sociologue, université de Picardie ; Christophe Charle, historien, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Isabelle Charpentier, politiste, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ; Fanny Darbus, sociologue, université de Nantes ; Marielle Debos, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre ; Magali Della Sudda, sociologue, CNRS ;Yves Dezalay, sociologue, CSE CNRS ; Paul Dirkx, sociologue, Nancy 2 ; Jacques Dubois, sociologue, université de Liège ; Vincent Dubois, politiste, Institut d’études politiques de Strasbourg ; Henri Eckert, sociologue, université de Poitiers ; Nathalie Ethuin, politiste, université Lille 2 ; Sylvia Faure, sociologue, université Lyon 2 ; Sandrine Garcia, sociologue, université Paris-Dauphine ; Alain Garrigou, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre ; Daniel Gaxie, politiste, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Bertrand Geay, sociologue, université de Picardie ; Johan Heilbron, sociologue, université de Rotterdam ;Odile Henry, sociologue, université Paris-Dauphine ; Fanny Jedlicki, sociologue, université du Havre ; Joseph Jurt, sociologue, université de Fribourg ; Michel Koebel, sociologue, université de Strasbourg ; Bernard Lacroix, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre ; Rose-Marie Lagrave, sociologue, IRIS EHESS ; Frédéric Lebaron, sociologue, université de Picardie ; Catherine Leclercq, sociologue, université de Poitiers ; Rémi Lefebvre, politiste, université Lille 2 ; Rémi Lenoir, sociologue, CSE EHESS ; Claire Le Strat, déléguée générale, Fondation Copernic ; Frédéric Lordon, CSE CNRS ; Christian de Montlibert, sociologue, université de Strasbourg ; Olivier Masclet, sociologue, université Paris V ; Gérard Mauger, sociologue, CSE CNRS ; José Luis Moreno Pestaña, philosophe, université de Cadix ; Francine Muel-Dreyfus, sociologue, CSE CNRS ; Delphine Naudier, sociologue, CSU CNRS ; Erik Neveu, politiste, Institut d’études politiques de Rennes ; Frédéric Neyrat, sociologue, université de Limoges ; Gérard Noiriel, historien, IRIS EHESS ; Alexandra Oeser, sociologue, université Paris-Ouest-Nanterre ; Françoise Œuvrard, sociologue, DEPP ministère de l’Éducation nationale ; Willy Pelletier, sociologue, université de Picardie ; Michel Pialoux, sociologue, CSE CNRS ; Patrice Pinell, sociologue, Inserm ; Louis Pinto, sociologue, CSE CNRS ; Marie-Pierre Pouly, sociologue, université de Limoges ; Geneviève Pruvost, sociologue, CNRS ; Romain Pudal, sociologue, CNRS ; Bertrand Réau, sociologue, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Franz Schulteis, sociologue, université Saint-Gallen ; Julie Sedel, sociologue, PRISME GSPE ; Maud Simonet, sociologue, IDHE CNRS ; Charles Soulié, sociologue, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis ; Heribert Tommek, sociologue, université Regensburg ; Christian Topalov, sociologue, CSU CNRS ; Laurent Willemez, sociologue, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ; Tassadit Yacine, anthropologue, EHESS ; Claire Zalc, historienne, IHMC

Sommaire

Introduction

Les sciences sociales arment la critique

Rien n’est dans la nature des choses : débusquer et critiquer les dominations

Genre et domination masculine

Les « jeunes » des classes populaires : vous avez dit « sauvageons » ?

Comprendre le jeu des mille familles 

Déplacer le regard, bouger le curseur

Contre le rapt politique de la question de l’immigration

Tous politiquement égaux ?

Sciences sociales versus néolibéralisme

Les raisons de la colère

Haro sur la recherche et l’enseignement en sciences sociales !

Mise en faillite des universités et stérilisation des sciences sociales

Deux instruments de mise au pas : le financement par projet et l’évaluation permanente

L’insupportable dimension critique des sciences sociales

Censures et déformations

La « révolution conservatrice » dans l’édition

Contraintes et double jeu des médias

Contre-attaque

« Je » n’est pas neutre

Les preuves du terrain

Notre critique scientifique est politique

Un « Nous » de combat

manifeste : la connaissance libère

Editions du Croquant – La dispute, Bellecombes-en-Bauges et Paris, 2013, 63 pages, 5 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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