Un mal qui ronge la société

De mauvais spasmes agitent le débat qui s’ouvre sur la prostitution. Ils mettent en lumière un mal qui ronge le corps social. Son remède se trouve dans une entreprise de dévoilement. Elle est suscitée par le dépôt de la proposition de loi renforçant la protection des personnes prostituées et la lutte contre le système prostitutionnel. Elle donnera à voir l’ampleur de la plaie dont se nourrit la fièvre.

Il était temps qu’un échange sans concession se tienne sur le sujet : un ménage en grand remettra les choses en place et démontera les schémas mortifères. Les défenseurs du « droit à la prostitution » doivent ainsi se rendre compte du parti qu’ils ont choisi. La puissance de la machinerie du système qu’ils cautionnent est huilée aux idéologies, aux raccourcis faciles et aux préjugés. C’est un vrai système d’armes. Le défendre n’est pas neutre.

Aucun courant mainstream parlant de liberté sans en reconnaître les grandeurs ni les radicales exigences et conditions d’exercice n’en masquera le coût. La nécessité d’éclairer ceux qui se pensent prêts à assumer cette position et de navrants manifestes s’impose : ce n’est pas vous qui êtes subversifs, messieurs !

Votre politiquement incorrect n’est qu’une resucée de représentations anciennes appartenant à un passé ranci. La subversion est du côté des féministes abolitionnistes. Elles s’attaquent aux vieux systèmes persécuteurs dont la violence est niée par ceux qui refusent de s’exposer à la penser. Mais les abolitionnistes sont brocardées comme défenderesses des bonnes mœurs. On laisse entendre qu’elles tremperaient dans le bain ennuyeux d’un moralisme qu’on imagine inquisiteur.

Nos choix moraux demeurant quand même une question un peu personnelle, on n’aime pas trop en général que des tiers viennent s’en mêler. L’intrusion est vite dénoncée. La figure de l’abolitionniste moralisatrice n’est pas sexy. On a vite fait de se placer loin de ce ferment de sinistrose. Quel délice en revanche de se faire le mol ou vigoureux défenseur de la « petite vertu », de l’idéologie des « filles de joie » et des « bordels », des « lupanars » et des « maisons de passes ». C’est un bon moyen de se parer par effet miroir des voiles troubles de la licence érotique. On se place du côté de la transgression. On pense rejoindre le camp du plaisir contre des militantes que l’on se représente sous les traits peu aguichants de vieilles filles puritaines.

REPOUSSOIR, LES FEMINISTES ?

Comme d’ailleurs il est troublant de se rendre compte, Ô hasard, que la caricature que l’on fait de ces abolitionnistes se superpose presqu’exactement au repoussoir traditionnel que serait LA féministe, créature desséchée, déprimante virago que toute sève a déserté. Il y a bien une raison à cette identité de représentation : c’est que l’abolitionnisme est effectivement LE combat féministe par excellence, une lutte politique qui a pour objet de démanteler l’un des pans les plus sordides du système patriarcal, le système prostitutionnel.

Ce système achève de faire du corps de la femme une marchandise. Pour dissimuler son œuvre de destruction, il pose un principe délirant. Les expériences sexuelles répétées en l’absence de partage et de désir réciproque, placées sous l’égide d’un contrat tacite ou non, ne seraient pas la réalisation d’un projet d’appropriation par la destruction de la psyché des femmes et l’avilissement de leur corps. Non, ce serait… autre chose – on se demande quoi. La prostitution brise les femmes – les témoignages des survivantes en attestent ainsi que le travail du Mouvement du Nid ou de la Fondation Scelles.

Lorsque l’on est en mille morceaux, parfois marquée par un passé tout cassé, on oppose peu de résistance aux stratégies de domination – on ne peut pas. Ce que je casse, je le possède assez sûrement. Les femmes victimes de la prostitution sont des exutoires qui servent de message aux autres et leur calvaire renvoie à un projet de société organisé autour de la soumission absolue de la femme – de sa négation. Des idéologies pareilles, on les retrouve chez les Frères musulmans. Et j’aimerais bien que l’on m’explique que ces derniers n’ont pas un projet politique pour les sociétés humaines.

 

Jennifer Lempert (militante féministe)

publié sur le blog Mauvaise herbe

 http://mauvaiseherbe.wordpress.com/

première publication lemonde.fr :

 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/11/07/un-mal-qui-ronge-la-societe_3510064_3232.html

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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