Oser regarder en face

1Que faire avec le passé si pesant de ses proches ? Que faire des expériences qui ne peuvent s’effacer pour les survivant-e-s des camps nazis ?

Celle de la mère « qui, avec deux sous en poche, s’est enfuie du ghetto en sachant qu’il allait être liquidé, en connaissant la signification de ces mots, en disant à sa propre mère « je m’en vais, je ne veux pas brûler dans les fours ! » celle-là, qui-est-ce ? »

Voyages dans les mots, dans l’espace et le temps. Confrontations avec les métastases, peu partageables, de survivant-e-s. Phrases sur l’histoire, histoire des mots entre une fille et une mère. Dire son ignorance de l’histoire de celles et ceux qui, ailleurs dans le temps et le lieu, auraient formé une famille.

L’installation en Allemagne au sortir de la guerre, être allemand-e-s, mais allemand-e-s un peu particulier-e au pays du droit du sang. Être mais vouloir préserver un écart, être mais ne pas se mélanger surtout pour une fille. Être sous forme de dressage, à la raison fantasque de se prémunir contre des dangers réels et imaginaires ; les passés envahissants le présent et le futur.

L’auteure fait sentir l’envahissement, « j’en savais long à cause de la terreur qui s’était infiltrée dans mes os ».

Après, longtemps après, en Italie, les relations bureaucratiques, une histoire de papiers, une histoire moderne autant qu’absurde, fait écho à cet être allemand-e sans l’être.

Des jeux de rôle. Des allers et retours entre fille et mère, des cris et des colères…

Des mots, des noms, vrais ou devenus authentiques. « Elle est persuadée de pouvoir arracher le masque, sûre que derrière un faux nom, il y a le vrai, et elle oublie qu’un faux nom est devenu son vrai nom ». Des noms, des langues pour dire maman « mamma et mammina, mame et mamele », « maminka et mameshi », « marka, matousia, matouchka, mamousia, mamouniou », yiddish, polonais…

Avoir la vie sauve. Pourquoi elle ?, Pourquoi ?, une interrogation qui hante celles et ceux qui ont survécu-e-s. « Tu as la vie sauve parce qu’un autre commet une erreur. Parce qu’un autre n’en a pas commis. Parce qu’un autre meurt. Parce que l’autre a commis une erreur ou ne l’a pas commise. Tu as la vie sauve parce qu’un autre n’est pas mort. Tu sauves la vie d’un autre parce que tu n’es pas morte et que tu n’as pas commis d’erreur ». Mourir, ne pas mourir.

Été 1944, « Elle est arrivée à Auschwitz-Birkenau… ». Et la mère à la fille « Ne crois pas qu’il n’y avait qu’Auschwitz ». Maintenant elle peut en parler, « A la maison, on n’en a presque jamais parlé ». Se taire pour oublier, pour préserver l’enfance d’une enfant, et pourtant « je vivais la terreur », « dans tous les films et les rêves, c’est moi la proie ». La peur peut-elle se transmettre ? Les mots peuvent-ils retranscrire cette passation ? « Ma mère ne m’a sans doute pas transmis sa faim, mais elle m’a transmis l’intégralité de sa peur ». Images projetées des cauchemars de l’enfant des survivant-e-s.

Helena Janeczek rend particulièrement vivantes les découvertes par l’enfant, du temps avant, de cette culpabilité présente et insidieuse. Culpabilité expliquée ou non.

La mère décide de retourner en Pologne, de revoir sa maison, sa fille l’accompagne. Un voyage de réconciliation entre soi et soi entre la fille et la mère. Un voyage dans le temps volé. Et la visite à Oswieçim-Auschwitz, la peur de cette visite… Les noms et un cri « ma maman, ma maman ». Et aussi les mots sobres des descriptions. Dire les lieux, le ressenti des lieux, « la fin tronquée »…

« C’était la première fois que ses mots laissaient affleurer le souvenir des camps de concentration, et ça a été la dernière, jusqu’à aujourd’hui ».

Un roman sans commémoration, pour regarder en face.

Helena Janeczek : Traverser les ténèbres

Traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli

Actes Sud, Paris 2014, 202 pages, 20euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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