La formation n’est pas une marchandise

5Dans sa préface, Fabienne Maillard parle, entre autres, de nouvelle figure sociale, « Cette nouvelle formule sociale est celle de l’individu comme petite forteresse mobile : forteresse grâce aux armes et aux défenses que constituent les nouveaux droits attachés à la personne, ainsi que les formations et les certifications professionnelles dont il peut se prévaloir ; mobile car l’économie réclame une main-d’œuvre flexible ; et petite car elle est à l’échelle de l’individu ». Le langage « savant », après les avoir récemment inventé, naturalise des termes comme employabilité, adaptabilité, flexisécurité, etc. Il s’agit de mettre en avant et d’engager la responsabilité de l’individu-e, en niant les rapports sociaux, l’exploitation et les dominations. Chacun-e serait responsable de son « capital » humain dans un « nouvel ordre salarial », dont les effets de subordination aux employeurs auraient été dissous.

La préfacière indique que « Cet ouvrage explore ce renversement en train de s’opérer et montre l’effort de conviction et de mauvaise foi qu’il réclame. Il le fait de manière critique, d’une manière politiquement engagée, car le modèle économique et social actuellement promu est lui-même politiquement marqué ». Elle ajoute : « Avec nombre d’arguments et une écriture incisive, ils invitent à reconsidérer les discours orthodoxes et les politiques qu’ils justifient, pour montrer que l’inéluctable n’existe pas et que l’« allant de soi » est une fiction » ;

Dans leur introduction, Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne soulignent les principaux éléments qui seront analysés dans le livre. A commencer par « le renvoi au salarié de la responsabilité de sa formation, réalisée dans ou hors du temps de travail, en l’occurrence le maintien de son employabilité ». La formation change de dimension, est rabougrie à une « rationalité nouvelle », rationalité de la marchandise, bien loin des aspirations émancipatrices potentielles des connaissances. Cette marchandisation de la formation organisée par l’État, nous rappelle une nouvelle fois, le caractère non spontané du marché, sa construction par les institutions étatiques.

Les auteurs montrent comment l’employabilité est construite comme une norme néolibérale. La/le salarié-e devrait se transformer en « entrepreneur de sa vie professionnelle » dans un « univers mythifié d’un partenariat équilibré entre entreprises et salariés »…

« Ce livre a pour objectif de prolonger la réflexion sur le nouvel empire de cette logique d’employabilité sur le champ de la formation professionnelle. Il propose un éclairage et des interprétations critiques des évolutions les plus significatives de la formation professionnelle continue du point de vue législatif, réglementaire ou contractuel au regard des enjeux réels ou cachés ». Il convient en effet de comprendre la logique globale à l’œuvre et en examiner les éventuelles contradictions, pour agir et imposer « un élargissement raisonné des possibles ».

Les auteurs nous rappellent aussi que « l’aspiration tout simplement humaine à apprendre comme forme anthropologique d’ouverture au monde, aux autres et à soi déborde les cadres étriqués que l’on voudrait imposer ».

Sommaire :

  1. Regards sur les évolutions politiques récentes

  2. La subordination néolibérale de la formation

  3. De la formation professionnelle à l’employabilité : le cas de l’industrie automobile

  4. Des modèles institutionnels au service du néolibéralisme

  5. Vers quelles alternatives ? De l’inventaire des pistes alternatives à l’institution du « commun » de la formation

Conclusion

Annexes

On ne peux comprendre les transformations de la formation professionnelle sans « les référer aux enjeux économiques, sociaux et politiques d’une période historique marquée par le développement et l’hégémonie du capitalisme néolibéral ». Les auteurs soulignent, entre autres, le basculement des années 2000, la place prise par la notion de compétitivité des entreprises, la dénégation des dimensions conflictuelles des rapports sociaux, le nouveau paradigme de « la formation tout au long de la vie », le caractère profondément individualiste de l’employabilité, les présentations enchantées du paritarisme social, l’invention du « gagnant/gagnant » ou du « compromis acceptable »… « Il n’y a pas partenariat ni cause commune mais affrontement à partir d »intérêts fondamentalement divergents, quand bien même ce que gagnera l’un ne sera pas nécessairement totalement défavorable à l’autre (la lutte des classes n’est jamais binaire mais toujours portée par des contradictions) ».

Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne traitent ensuite de la subordination néolibérale de la formation, de la reconfiguration « de la force de travail », du rôle des institutions européennes, de la « Stratégie de Lisbonne »… Ici pas de politique du laisser faire, mais bien une stratégie identifiable, pilotée par des institutions, un « processus de surveillance, de normalisation, de repérage des progrès accomplis ». La formation doit être subordonnée à l’économie des entreprises.

Les auteurs analysent les dimensions comportementales (« apprendre à se bien comporter »), l’auto-évaluation des salarié-e-s, la responsabilité à entretenir leur employabilité… Bref, de nouvelles formes de subordination. Ils reprennent une expression de Jean-Marie Vincent sur l’acceptation « que l’essentiel de son agir soit capté par des automatismes du capital ». Tout en soulignant la notion d’automatisme, je serai plus prudent dans le vocabulaire, une « acceptation », faute d’alternatives collectives crédibles à cette subordination. D’autant que Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne n’omettent pas de souligner les contradictions et les résistances à ces nouvelles modalités de formation. Ils indiquent que « le potentiel de la formation professionnelle peut excéder dans son contenu et sa finalité l’horizon des rapports sociaux existants ». Un travail largement socialisé nécessite des collaborations et des solidarités, bref un part importante d’initiative collective.

Dans le troisième chapitre, les auteurs examinent ce qu’il en est dans l’industrie automobile. Ils insistent sur la création de valeur, l’accumulation par appropriation du travail vivant, la mise en concurrence des sites, le moins-disant social, la place de l’innovation (et en regard des déclarations des dirigeants automobiles : la relativisation de la centralité cette innovation), l’intervention des pouvoirs publics, et… « le rôle marginal et trompeur de la formation continue ».

En fait, les salarié-e-s doivent être polyvalents, multi-tâches, interchangeables. A l’autre extrémité du spectre, une faible partie d’entre elles/eux requiert une véritable qualification.

Le quatrième chapitre est consacré aux normes de marché, à la marchandisation de la formation. « La formation professionnelle est au centre d’un paradoxe : des besoins sociaux fondamentaux de formation et de culture sont soumis à un contrôle presque totalement privé ; un financement de nature publique conduit à une utilisation de cette somme à travers des opérateurs privés ». Un marché de la formation comme construction institutionnelle.

Les auteurs soulignent, entre autres, que cette marchandisation est une forme de contrôle social de l’aspiration émancipatrice. Ils détaillent les processus mis en place par les pouvoirs publics, les stages, l’alternance (« seul est reconnu ce qui participe d’une capacité productive immédiatement mobilisable en situation professionnelle précisément déterminée en termes de postes. En ce sens, ce modèle est inséparable de l’ordre productif néolibéral »), la professionnalisation, l’entreprise comme lieu et mode de formation, l’absence d’obligation de résultat, le contrôle patronal, le hors travail organisé au sein de la relation de travail, la régionalisation, les appels d’offres…

De manière critique et en revenant sur l’histoire, sur l’éducation populaire, l’éducation permanente, les comités d’entreprise ou l’économie sociale et solidaire, Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne proposent quelques pistes pour une alternative émancipatrice : démarchandisation de la formation, conception et pratique émancipatrices de la formation, réappropriation du rapport au travail, émancipation du travail contraint, initiatives collectives, compréhensions critiques, auto-gouvernement démocratique de la formation, institutions gérées par les salarié-e-s et les citoyen-ne-s elles/eux-mêmes. Ils soulignent l’apport historique du mouvement des bourses du travail et mettent en avant le « commun » à construire…

Deux remarques complémentaires :

Les auteurs citent Vincent Trogler sur les savoirs académiques les plus abstraits et la déqualification des savoirs appliqués, en soulignant que certains élèvent maîtrisent « plus facilement ce type de savoirs que ceux chez qui l’abstraction langagière ou logico-mathématique s’impose d’emblée ». Sans nier les réalités sociales, je pense que la formule est discutable, que tout langage, tout savoir nécessite une pensée abstraite « existante » chez tou-te-s les êtres humains. Voir sur ce sujet, les travaux de Jean-Pierre Terrail, et entre autres : De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences, La Dispute 2009, Ne pas accepter de ne pas comprendre, ne pas accepter de ne pas se faire comprendre ou Entrer dans l’écrit. Tous capables ? La Dispute 2013, Ne pas accepter de ne pas comprendre, ne pas accepter de ne pas se faire comprendre (suite)

Le second point relève toujours d’un même oubli. Les politiques néolibérales sur la formation, comme sur les autres sujets, sont genrées. Ne pas aborder ce sujet me semble dommageable pour l’élaboration d’alternatives crédibles à vocation majoritaire.

Un livre, qui par ses analyses et ses propositions, devrait intéresser toutes celles et tous ceux soumis-e-s aux injonctions néolibérales de se transformer en permanence en main d’œuvre adaptée et formée au fonctionnement d’un système qui les nie en tant que citoyen-n-e, démocratiquement apte à choisir et élaborer un autre fonctionnement de la société. « l’inéluctable n’existe pas » et « l’« allant de soi » est une fiction ».

Complément possible : Didier Gelot, Frédéric Neyrat, Agnès Pelage : Pour l’éducation permanente – propositions pour la formation professionnelle des salariés et des chômeurs, Fondation Copernic – Editions Syllepse 2005, Création d’un nouveau temps juridique, rémunéré, mais inséré entre le temps de travail et le temps de repos

Des auteurs, voir aussi :

Notes de la Fondation Copernic, coordonné par Louis-Marie Barnier : Travailler tue en toute impunité…, Editions Syllepse 2009, La délinquance patronale doit être sanctionnée

Hélène Adam et Louis-Marie Barnier : La santé n’a pas de prix. Voyage au cœur des Comités Hygiène Sécurité et Conditions de Travail

Editions Syllepse2013, Retrouver les chemins de la remise en cause de la société entière

Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux : La nouvelle école capitaliste, Editions La Découverte 2011, Compétence contre qualification, compétition contre solidarité, marchandisation contre gratuité

Francis Vergne : Mots et maux de l’école. Petit lexique impertinent et critique, Armand Colin 2011, Les mots trompeurs masquent les maux dont souffre réellement l’école et brouillent la perception des enjeux

Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne : La fabrique de l’employabilité. Quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ?

Institut de Recherche de la FSU- Editions Syllepse, http://www.syllepse.net/la-fabrique-de-l-employabilite.html, Paris 2014, 164 pages, 8 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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