La banalité du mal

Au lendemain du 29 Avril, ne cherchez pas sur la planisphère la localisation de cet abattoir barbare : Oklahoma. Votre doigt hésite : l’Iran, la Chine, ou avec plus de chance la Corée du Nord. Vous n’y êtes pas. Et puis d’ailleurs, réfléchissez ! Vous n’auriez pas eu connaissance de l’événement. Non, l’Oklahoma, voisin du Colorado, est le 46ème état nord-américain de la bannière étoilée.

En ce 29 avril, à la prison d’Oklahoma City, Clayton D.Lockett, condamné à mort pour meurtre il y a 20 ans, recevait les derniers soins du Dr Mac Alester sous la forme d’une perfusion d’un produit dont la nature n’a pas encore été rendue publique. Après 45 minutes de souffrance et de convulsions, le Dr Mac Alester concluait à la « crise cardiaque foudroyante ».

Pour couper court au spectacle de cette heure de torture, spectacle à ses yeux insoutenable, Robert Patton, le directeur des prisons qui présidait à l’exécution, faisait tirer les rideaux de la fenêtre vitrée derrière laquelle se tenaient, effarés et bouleversés, avocats, journalistes et familles. Du condamné ou de sa victime, cela n’est pas précisé.

Depuis le refus des laboratoires pharmaceutiques européens de continuer à vendre aux prisons américaines, le phénobarbital et autres « médicaments » en usage dans ce type de chambre de la mort, les autorités pénitentiaires peinent à se doter des substituts nécessaires à ces basses œuvres. Le renfort des services vétérinaires n’y suffisant pas, le recours est avéré à des officines privées plus ou moins contrôlées, en tous les cas silencieuses quant à la nature des substances qu’elles délivrent.

La deuxième exécution qui devait suivre, le jour même, à été reportée dans 15 jours et le condamné réintégré dans sa cellule.

Ce que cet événement illustre, largement commenté aujourd’hui, ne serait-il pas cela à quoi Hannah Arendt a donné le nom de « banalité du mal »?

Assistant au procès pour génocide d’Adolf Eichmann, en 1961 à Jérusalem, pour le compte du magazine américain The New Yorker, face à un homme dont la seule explication devant ses juges, était « qu’il n’avait qu’obéi aux ordres », la philosophe avait conclu : Adolf Eichmann est la personnification de la banalité du mal, personnalité ordinaire, sans haine, sans sentiment de culpabilité, sans troubles psychiques. Il est un « rouage du système », l’immense système génocidaire.

Et la peine de mort est un système. Il lui faut certes des Dr Mac Alester, des directeur Robert Patton pour l’exécuter. Mais aussi des juges, s’appuyant sur la loi, pour la prononcer. La loi, des parlementaires pour la voter. Une Cour Suprême pour la juger constitutionnelle. Des citoyens souverains pour la valider. Et un Président, Barack Obama, pour l’accepter. Et non pas l’accepter au prétexte qu’elle est la loi, car dans le prétexte il y a toujours une part de justification. Non l’accepter par alibi : je n’étais pas là, je n’ai rien vu, je n’ai rien su. L’alibi est aussi un rouage du système.

Le combat pour l’abolition de la peine de mort est un combat contre le système. Ce système même qui, aujourd’hui pris en défaut sur sur ses modalités techniques, va enquêter, sanctionner, corriger, c’est cela le système, pour que de tels événements ne se reproduisent pas. Par ces événements, entendez l’anomalie d’une chose qui n’aurait dû prendre qu’une minute et non pas 45.

La thèse de la banalité du mal est d’autant plus prégnante que tout ceci n’est pas survenu au fond de geôles dictatoriales ou dans la folie barbare de quelque déséquilibré. Non ! Tout ceci est advenu dans l’État démocratique, à la presse libre, aux universités prestigieuses, aux artistes talentueux et où le mouvement abolitionniste même milite activement.

Il y a plus de 150 ans, dans ce même pays, une nouvelle nation se forgeait dans la Guerre de Sécession, dont l’hagiographie lincolnienne n’a pas cessé de nous enseigner qu’elle fut la lutte du Nord éclairé, abolitionniste, contre le Sud rétrograde et esclavagiste.

S’il y a beaucoup de vrai dans cette sainte lecture, où près de 400.000 hommes meurent pour libérer de leurs chaînes 4 millions d’esclaves noirs, dans une Amérique brutalement éveillée par la lecture de la Case de l’Oncle Tom, l’historien ne peux pas feindre d’ignorer que l’affrontement colossal de la Guerre de Sécession, accoucheuse de la grande nation américaine d’aujourd’hui, avait aussi pour enjeu le bras-de-fer historique pour la conduite de l’avenir du continent nord-américain entre la grande bourgeoisie financière et industrielle naissante du Nord et l’aristocratie latifundiaire sucrière et cotonnière du Sud. L’abolition de l’esclavage, cette banalité du mal de 1850, était, pour le Nord la condition de la ruine du Sud et donc de la victoire.

La modestie et la lucidité obligent à considérer que la victoire de cette grande cause progressiste inventée par la Révolution Française, fut obtenue à l’aide des dollars de la banque, de la sidérurgie et des chemins de fer du Nord.

Autant de ressources dont devront se passer aujourd’hui les nouveaux abolitionnistes car, pour l’instant, rien n’est venu démontrer que Wall Street ait décidé de prendre parti pour mettre un terme à ces assassinats légalisés.

Une illustration de plus à la thèse selon laquelle le Wall Street d’aujourd’hui, même avec à sa tête, un Barack Obama démocrate, n’a plus le sens de l’Histoire du Wall Street de 1860, celui du républicain Lincoln.

L’histoire l’a montré, lorsque une classe est capable de reprendre à son compte une grande cause progressiste, l’abolition des privilèges de la nuit du 4-Août, l’abolition de l’esclavage des années 1860, la lutte contre le fascisme de l’ère rooseveltienne, la bourgeoisie a su le faire, elle peut alors prétendre à l’hégémonie dans son pays et à la conduite des affaires. Si elle en est devenue incapable, c’est que son temps est compté.

Investie dans sa stupide stratégie mondiale antiterroriste et anti-alquaidiste, la finance nord-américaine ne voit pas que la barbarie est déjà dans ses murs.

Jean Casanova, 02 mai 2014 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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