Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer

3« Ce célèbre texte de Marx, rédigé en 1845, est un des plus petits documents philosophiques : soixante-cinq lignes, distribuées en onze «thèses», dont la plus longue compte treize lignes et la plus brève, une ligne et demie.

À quoi attribuer sa fortune ? Il en va de ces notes comme des aphorismes de Nietzsche ou des -carnets de Valéry : le regard étranger découvre, dans l’apparente spontanéité de l’écriture, dans sa déconcertante concision, sa propre disponibilité et comme une invite à la libre coproduction du sens.

Marx, en réalité, règle ses comptes avec ce qu’il appelle sa «conscience philosophique d’autrefois ». Il refuse désormais de se contenter du rôle de spectateur.

Il voit dans ce qu’il regarde autour de lui, des besoins et des projets, du travail et de l’imagination, qui renvoient à une économie, à une culture, à une histoire, c’est-à-dire à une société déterminée.

Ce livre nous fait pénétrer au sein du laboratoire de Marx, au moment où il engage une révolution théorique qui n’a pas fini de faire parler d’elle, ainsi qu’en témoigne le retentissant, perdurable et quasi obsessionnel écho de la 11e thèse sur Feuerbach : « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer. »

La suite est connue, l’œuvre sera poursuivie sous le signe, pour l’essentiel, de la « critique de l’économie politique », du Manifeste du Parti communiste et du Capital, du 18 Brumaire et de La guerre civile en France. À noter que cet avenir-là, nous le connaissons, mais pas Marx… »

J’ai croisé plusieurs fois les thèses de Karl Marx sur Feuerbach, la dernière à l’occasion de la lecture de « Le Principe Espérance » d’Ernst Bloch, cité par Georges Labica. Peu familier du cadre historico-philosophique qui explique le contexte du texte, j’y ai, cependant, à chaque fois trouvé/pris des pistes de réflexion variées.

George Labica contextualise et dissèque le texte, analyse les « variations » apportées par Friedrich Engels. Si le livre est difficile à lire, il n’en reste pas moins essentiel pour comprendre cette « révolution nécessaire ».

De l’introduction d’Antoine Artous, je ne souligne que trois éléments : « l’objectivité particulière d’un rapport social » travaillée par Karl Marx ; contre les lectures réductrices du matérialisme, de la seconde et de la troisième internationale, « Marx vise une méthode d’analyse matérialiste adaptée à la forme d’objectivité spécifique des rapports sociaux » ; et l’insistance de la notion de fétichisme « contre » celle d’aliénation, « La thématique du fétichisme reprend certes certaines préoccupations du jeune Marx, mais elle ne s’enracine pas dans un discours anthropologique et relève d’une autre logique ».

Le livre de George Labica, après son introduction sur le destin exceptionnel du texte analysé, est divisé en six parties :

  1. Pour une lecture des thèses sur Feuerbach

  2. Le concept d’activité (Thèse 1)

  3. Le procès de redoublement (1) – analyses des thèses 2, 3 et 4

  4. Le procès de redoublement (2) – analyses des thèses 5, 6 et 7

  5. La « Praxis » – analyses des thèses 8, 9 et 10

  6. Changer le monde (Thèse 11)

La lecture de l’ouvrage n’est certes pas facile. George Labica indique : « le regard étranger découvre, dans l’apparente spontanéité de l’écriture, dans sa déconcertante concision, sa propre disponibilité et comme une invite à la libre coproduction de sens ».

Je n’indique que certains points qui sont entrés en résonance avec mes réflexions présentes : l’activité comme critère et la critique d’un matérialisme resté contemplatif, la pensée comme force matérielle, « la pensée est de l’ordre de la pratique ; elle est inconcevable, inappréhendable sans elle ; elle est pratique », l’être humain comme être social, animal politique, « l’activité humaine sensible, c’est l’activité sociale », le changement comme auto-changement, « l’auto-émancipation du prolétariat ».

Je souligne une phrase de l’auteur qui me semble particulièrement importante. « On ne va pas de l’individu à la société, comme le font les tenants des robinsonnades, tant étrillés par Marx, mais l’inverse ».

Sur l’aliénation religieuse, George Labica donne une formule savoureuse « Il faut, par conséquent, rabattre le religieux sur le mondain, rendre le fumet à la soupière et à l’homme les puissances dont il s’est dépossédé ».

Le texte parle aussi du rapport individu-société, de détermination sociale, « les individus dépendent des conditions sociales matérielles qu’ils produisent et qui les produisent », des conditions historiques, de l’illusion d’une « essence humaine » masquant et usurpant « l’effectivité des rapports sociaux, pris dans leur ensemble ». George Labica critique « le monstre de la « dernière instance » qui réduit cet ensemble à la seule détermination économique ».

L’auteur insiste aussi sur les formes sociales, le caractère social de la pratique, les liens entre théorie et pratique, « Sous les « mystères », la théorie découvre les contradictions (thèse 4) et leur apporte une « solution » pratique », l’histoire réelle, la production matérielle par les êtres humains de leur existence et donc également de leur pensée, la restructuration des formes antérieures du savoir, la radicalité critique, la révolution.

« Le monde ne peut plus demeurer dans son état actuel ». Il convient donc d’en révolutionner les conditions réelles…

Le livre se termine par une présentation de l’auteur par Statis Kouvélakis « George Labica, parcours d’un intellectuel communiste ».

George Labica : Karl Marx. Les thèses sur Feuerbach

Editions Syllepse, http://www.syllepse.net/karl-marx-les-theses-sur-feuerbach.html, Paris 2014, réédition d’un ouvrage paru aux PUF en 1987, 153 pages, 10 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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