« Mme le président » : l’Académie persiste et signe… mollement

Qu’ils aient ou non appelé l’Académie française à leur secours, le député Julien Aubert et les 140 signataires de la pétition soutenant ses incivilités ont dû être bien déçus à la lecture de la « mise au point » publiée le 10 octobre par les Quarante. Celle-ci commence en effet par une déclaration de bienveillance envers les nouveaux termes féminins, et elle se termine par une absolution générale : que chacun-e fasse à sa guise, respecte l’autre et aille en paix… Entre les deux, pourtant, l’Académie réaffirme ses dogmes – et redonne vie à des arguments aujourd’hui connus pour n’avoir aucun fondement.

Cette affaire, et la collection de perles qu’elle nous vaut depuis quelques semaines, appellent quelques commentaires.

Des origines de l’Académie, de ses compétences et de ses lenteurs

L’assemblée aime à rappeler les « missions » qui lui ont été confiées en 1634, à l’initiative de Richelieu : « donner des règles certaines à notre langue […] la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » Précisons que le cardinal-ministre cédait alors à la demande d’un groupe de lettrés réfléchissant depuis plusieurs décennies à la langue française. Et ajoutons qu’il y avait parmi eux une femme : Marie de Gournay, autrice (entre autres) de traités sur la langue, évidemment écartée lors de la fondation de l’Académie. On sait qu’elle attendra 347 ans avant d’accueillir la première, Marguerite Yourcenar.

On sait moins qu’à l’heure actuelle, l’Académie ne compte aucun-e linguiste, aucun-e agrégé de grammaire, aucun-e historien-ne de la langue. Si elle voulait à nouveau être prise au sérieux, elle devrait commencer par se donner les moyens de remplir correctement la mission dont elle est si fière – même si cette mission pourrait être remplie, à moindres frais, par n’importe quelle commission d’universitaires spécialisés habillé-es normalement. Elle devrait aussi éviter de se dire « gardienne » de la langue, ce pour quoi personne ne l’a missionnée.

Passons au fond. L’Académie se fait une gloire d’accueillir régulièrement de nouveaux noms de métiers féminins. Elle se félicite ainsi d’avoir enregistré avocate en 1935 ; le mot était pourtant couramment employé sous l’Ancien Régime, y compris par nos meilleurs poètes. Elle s’insurge contre les désinences féminines introduites depuis 30 ou 40 ans, comme « professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation ». Rien de plus juste. Mais si l’assemblée avait rempli sa mission, elle aurait signifié en temps et en heure qu’une partie de ces mots avaient des féminins depuis des lustres (autrice, procureuse, professeuse, chercheuse). Qu’une autre partie était facilement déclinable au féminin dans le respect des règles de dérivation (rectrice). Et que les terminaisons en eure sont parfaitement acceptables lorsque rien de plus ordinaire ne se propose, vu qu’elles sont attestées dans des centaines de documents notariés ou historiques de l’ancienne France (seigneure, possesseure…). Quant à sapeuse-pompière, on ne voit pas bien au nom de quoi ces messieurs-dames s’y opposent.

Le masculin peut-il être neutre ?

L’Académie s’avérant incapable de faire son travail, elle répète donc la plaisanterie du « masculin à valeur générique ou non marqué », pour les cas où des noms s’avèreraient « rebelles à la féminisation » ; cas que, dans sa grande bonté, elle veut bien dire rares. Les grammairiens masculinistes ont pourtant longtemps recopié des listes entières de mots ne devant pas être déclinés au féminin. « Il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse, etc. », écrivait ainsi Andry de Boisregard (Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise, 1689). Preuve, évidemment, qu’on utilisait ces mots autour d’eux. Rappelons surtout qu’aucun mot n’est rebelle à la féminisation, parce que les mots dérivent d’une racine et non d’une forme masculine à laquelle il faudrait couper ou ajouter quelque chose. À partir de n’importe quelle racine, le français est apte à faire des substantifs des deux genres, des formes verbales, des adjectifs, des adverbes. Enfin, il faut le répéter : le masculin est le masculin, qu’on le veuille ou non. De la même manière, on a longtemps essayé de nous faire croire que la masculinité de la représentation nationale n’était pas grave, que les députés représentaient la nation toute entière.

Du reste, les affirmations péremptoires et les arguments d’autorité surgissent dès que cette « thèse » est défendue, en lieu et place des arguments scientifiques. Comme il n’y a pas de neutre en français, soutient l’Académie (avec raison), « pour désigner les qualités communes aux deux sexes, il a donc fallu qu’à l’un des deux genres soit conférée une valeur générique afin qu’il puisse neutraliser la différence entre les sexes. » Mais pourquoi aurait-on besoin de le faire ? Le général de Gaulle aurait-il eu tort de commencer ses discours par « Françaises, Français » ? Et comment se fait-il, si tant est qu’il faille choisir entre le masculin et le féminin, que le sort tombe toujours sur le masculin ? Les linguistes qui ont œuvré pour que ce soit le cas étaient plus francs que ceux d’aujourd’hui : parce que « le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble », stipulait Vaugelas en 1647 (Remarques sur la langue françoise…,). Peut-on être plus clair ?

Quant aux arguments d’autorité : « L’héritage latin a opté pour le masculin », dit la coquine, qui n’ose pas dire que « le latin avait opté pour le masculin » (quelques-uns de ses membres doivent savoir qu’il n’en est rien). De qui parle-t-elle, alors ? Il faut le dire à sa place : des grammairiens qui, à partir des années 1630, ont décidé que le français devait être réformé, c’est-à-dire masculinisé. Et qui ont parfois eux aussi fait semblant d’agir au nom du latin (quand cela les arrangeait).

Autre poudre aux yeux : les « professeurs Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, à qui la Compagnie avait confié la rédaction de [sa Déclaration de 1984] », ont produit un texte si magnifique qu’il a été « adopté à l’unanimité. » Belles preuves ! On ne sache pas que Dumézil et Lévi-Strauss aient été des spécialistes de la langue française. Qu’ils aient été applaudis n’a rien d’étonnant, mais rien de concluant non plus.

Enfin, l’Académie cherche à effrayer : « Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées. Ils risquent de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage… » Certes. Mais ce ne sont pas les féministes qui, du XVIIe au XXe siècle, ont cherché à introduire dans la langue française, des changements faits de propos délibéré. Ce sont des lettrés partisans de la domination masculine, qui voulaient la voir régner jusque dans la langue. Ce sont eux qui ont répété qu’il fallait oublier les anciens usages. Ce sont eux qui ont rendu possibles des énoncés comme « le président est enceinte ».

La vraie règle

Venons-en pour finir au cœur de l’affaire en cours. Faut-il dire « Madame le » ? On attend en vain la réponse. Vrai barbarisme, pourtant. Faute de se prononcer sur ce point, l’Académie reprend son habituel couplet sur les noms de fonction qui seraient « neutres », et, comme il n’y a pas de neutre en français, masculins.

Il faut ici rappeler la vraie règle, énoncée en 1607 par Charles Maupas : « Tout nom concernant office d’homme est de genre masculin, et tout nom concernant la femme est féminin. » (Grammaire françoise, contenant reigles très certaines…) Règle répétée par Antoine Oudin en 1632 : « Tous les noms de dignités et d’offices appartenants à l’homme sont masculins : pape, évêque, empereur, roi, comte, conseiller, avocat, procureur, licencié, marchand, etc. » De même, sont féminins les noms « d’offices et conditions appartenantes aux femmes : reine, comtesse, duchesse, abbesse, nonne, conseillère, barbière » (Grammaire françoise rapportée au langage du temps). Voilà donc quel était l’usage avant les interventions des masculinistes. On remarquera au passage que les participes présents s’accordaient aussi, à cette époque, et que la règle du « genre le plus noble » n’avait pas encore été inventée (appartenants s’accorde avec offices, appartenantes avec conditions).

L’affirmation selon laquelle « il convient […] de distinguer des noms de métiers les termes désignant des fonctions officielles et les titres correspondants » ne repose donc sur rien. La différence faite ici entre métiers et fonctions est d’ailleurs récente ; au XIXe siècle encore, c’est bien sur les noms de métiers que les masculinistes campaient. C’est ainsi que Bescherelle stipulait en 1834 : « Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc. on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc. mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions. »

Obligés de céder sur les noms de métiers, les masculinistes s’accrochent donc désormais désespérément aux noms de fonctions – surtout celles qui se sont ouvertes aux femmes en 1945, et qui constituaient leurs derniers monopoles. Mais ont-ils songé que si l’on doit dire « Mme le président » à Sandrine Mazetier, alors il faut le dire à toute cheffe d’État ? Et « Mme le roi » à la reine d’Angleterre ? et « Mme le chancelier » à Mme Merkel ? et « Mme le baron » à la baronne de Rotschild ? On les attend de pied ferme.

Ils vont donc devoir céder là aussi, quel que soit leur dépit de voir se multiplier les députées, les sénatrices, les présidentes, les conseillères, les générales, les colonelles, les lieutenantes… sans parler des officières et des chevalières de la Légion d’honneur, qui ont aussi tendance à se multiplier depuis quelque temps ; voire les immortelles. Faudra-t-il encore attendre un siècle ou deux pour que tout cela paraisse normal aux Quarante ?

Et aux hommes politiques, qui se jettent sur cette polémique comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire ?

Éliane Viennot[1], paru dans la page « Rebonds » de Libé du 24/10/2014.

viennot[1] Dernier livre paru : Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Petite histoire des résistances de la langue française (éditions iXe, 2014). Note de lecture : Nous sommes les héritières et les héritiers d’un long effort pour masculiniser notre langue

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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