Une bataille comme dérèglement absolu, impensable et donc impensé

leglaunecarmee-indigeneComme l’indique Lyonel Trouillot dans sa préface, « il ne suffit pas à l’évènement d’avoir eu lieu pour s’inscrire dans la mémoire, il faut aussi qu’un pouvoir l’institue, le valorise ». Or l’histoire écrite par les dominants, jusque dans leurs défaites, est toujours une histoire déformée, mythifiée, unilatérale. Le préfacier parle de « l’Histoire rédigée du lieu de la Bibliothèque coloniale ». Et dans cette histoire « Vertières n’existe pas ». Il ajoute : « parler de Vertières, c’est d’abord parler de la violence révolutionnaire en tant que réponse à la violence coloniale ».

Vertières est peut-être une défaite pour Napoléon, les institutions françaises, le colonialisme, elle ne saurait être une défaite pour les français-e-s. C’est plutôt une victoire du point de vue de l’émancipation…

Le préfacier ajoute : « L’honnêteté de ce livre, son insolence, est d’explorer non seulement le silence de l’historiographie et de la société françaises sur Vertières, mais aussi les démêlés des couches dominantes haïtiennes avec un repère symbolique qu’elles hésitèrent longtemps à sacraliser ».

 

Dans son avant-propos, Jean-Pierre Le Glaunec écrit que l’affrontement entre l’armée des haïtiens et l’armée napoléonienne « a fissuré pour la première fois les assises d’un monde de terreur où le corps noir était perçu comme une simple marchandise »…

Que les soldats haïtiens aient ou non repris la Marseillaise, Aux armes citoyens !, la stupeur change de camp, la légitimité du combat aussi…

L’auteur parle des écritures réductrices de l’histoire, d’instrumentalisation de « l’identité française », de roman national (voir par exemple sur ce sujet : Suzanne Citron : Le mythe national, L’histoire de France revisitée, Éditions de l’Atelier 2008, Sujets tabous et mémoire clôturés). Il indique, qu’aujourd’hui, la bataille de Vertières est « à la fois un rappel des luttes et des victoires passées et un symbole des luttes présentes et à venir des citoyens haïtiens, et des peuples noirs en général ».

 

Sommaire :

Chapitre 1 : La bataille de Vertières ou « le destin d’un souvenir »

Chapitre 2 : L’acte final d’une révolution atlantique

Chapitre 3 : Tentative de reconstitution

Chapitre 4 : L’histoire d’un mot qui n’existe pas vraiment

Chapitre 5 : « Le dernier des Blancs »

Chapitre 6 : « Tant qu’il restera un nègre »

Chapitre 7 : Le symbole de la force et de la survie d’Haïti

Chapitre 8 : Un lieu de mémoire récent

Chapitre 9 : Picolet, Fossé Capois, Vertières : sur les traces des ancêtres

Conclusion : Le cri de Capois-la-mort

 

Une bataille. Mais il faut en comprendre l’insertion historique, les acteurs. Il faut analyser l’enfouissement, le silence construit des uns, « le long processus de sédimentation », « la fossilisation narrative » pour d’autres. L’auteur présente donc le contexte avant de suivre les traces et les résonances de cet évènement.

La France et sa dimension coloniale et transatlantique. Les Blancs, les libres de couleur, les esclaves, l’économie de plantation. 1791 et l’abolition de l’esclavage. Les luttes des esclaves permettent de « repenser radicalement le sens à donner au mot liberté ». Au passage, l’auteur discute aussi de l’anachronisme en histoire. Tout en partageant ce qu’il écrit, je garde une certaine prudence, car l’anachronisme n’est pas toujours là où les historien-ne-s le dénoncent, (voir par exemple, le récent livre de Louis Sala-Molins : Esclavage Réparation. Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens, Editions Lignes 2014, La liberté est donc d’un ordre supérieur à tous les biens du monde)

« Si la bataille de Vertières est bien une conclusion, cependant, et l’aboutissement d’une longue composition aux notes tour à tour graves et stridentes, amorcée en 1789, on ne peut pour autant la confiner au statut de simple épilogue. Il s’agit d’un évènement à part entière qui demande à être reconstitué dans ses multiples dimensions ». Jean-Pierre Le Glaunec tente donc une reconstitution et recherche les traces effacées. Il souligne que « Le racisme colonial s’inscrit en filigrane dans chacun des documents mis à ma disposition ». L’auteur revient sur cette « œuvre de pacification », cache-sexe du racisme, de la violence, du déni des droits, de la réalité coloniale… Il parle d’effacement des traces, de pistes brouillées, de « stratégie visant à gommer le plus possible la défaite de Vertières », cette bataille ne « cadrant » pas avec l’histoire officielle de la France…

Et au long des années, toujours le même silence, « aucune mention faite de l’histoire de l’esclavage en Haïti et du rôle des esclaves dans la Révolution et la lutte pour l’indépendance ». Les historiens officiels parlent des maladies décimant l’armée napoléonienne… En vérité il s’agit bien d’un refus du « face-à-face radical, effroyable et soudain avec l’envers de la relation coloniale »,

Retournons en arrière, au temps de l’inouï. La peur aussi, celle de la « disparition de l’homme blanc », d’où la violence, la tentation génocidaire, le discrédit de l’idée révolutionnaire présentée comme terreur, le conflit « comme une guerre bidimensionnelle : au plus près du corps noir d’abord, contre la mémoire ensuite »…

En Haïti aussi, la construction de cette histoire ne fut pas linéaire. Jean-Pierre Le Glaunec en détaille les épisodes en les contextualisant avec d’autres évènements socio-politiques. Les nationalismes dominés peinent à trouver leur légitimité. Sans oublier les instrumentalisations comme au temps de la dictature Duvalier.

Le livre se termine par un court et beau chapitre sur le reste d’une statue, la tête de Capois-la-mort. Un cri, demandant « à être entendu hors du réduit ou il est enfermé »…

Nous n’en avons pas fini avec les histoires nationales tronquées, avec « des silences et des murmures qui forment la trame de ce livre »

 

Jean-Pierre Le Glaunec : L’armée indigène.

La défaite de Napoléon en Haïti

Lux, Montréal (Québec) 2014, 281 pages, 18 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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