Avec l’aimable autorisation de Gustave Massiah et de M éditeur
Dans l’histoire des mouvements populaires, l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, souvent appelée Première Internationale, n’est pas le point d’origine, mais un moment particulièrement important et fondateur. Elle donne son sens politique au mouvement ouvrier qui joue un rôle symbolique et emblématique pour tous les mouvements sociaux contemporains. Pour sa part, le Forum social mondial (FSM) n’est pas le point d’arrivée, mais le moment actuel. Dans cette contribution, nous proposons quelques hypothèses sur les défis et caractéristiques du mouvement altermondialiste actuel, tout en cherchant dans l’histoire de l’AIT quelques éléments de réflexion permettant de placer ces questions dans une perspective historique.
Internationalisation du capitalisme et internationalisation des résistances
La crise contemporaine articule plusieurs dimensions – économiques et sociales (inégalités sociales et précarisation), idéologiques (démocratie mal menée, idéologie sécuritaire, poussées xénophobes et racistes, corruption), géopolitiques (fin de l’hégémonie des ÉtatsUnis, crise du Japon et de l’Europe, montée de nouvelles puissances), écologique avec la mise en danger de l’écosystème planétaire. Selon Fernand Braudel, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’organisation du monde est entrée en contra diction avec l’écosystème planétaire. Plus précisément, les mouvements actifs au Forum social de 2009 à Belém (Brésil) parlaient d’une triple crise emboîtée :
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Une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste.
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Une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, celle entre les modes de la production et les modes de la consommation et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire.
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Une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine.
D’emblée, au début du processus, le Forum social s’est défini comme un espace de discussions et d’échanges permettant aux mouvements de développer une perspective de résistance à l’échelle internationale.
Les alternatives proposées au Forum social mondial s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste commandé par les grandes entreprises multinationales et les gouvernements et institutions internationales au service de leurs intérêts. Elles visent à faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et citoyennes de toutes les nations, et l’environnement, étape soutenue par des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de l’égalité et de la souveraineté des peuples1.
Cette perspective se retrouve dans celle proposée par Marx, laquelle deviendra une référence centrale dans le processus de développement de l’AIT2.
Un mouvement historique
Le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle plusieurs mouvements qui ont marqué les luttes sociales depuis 100 ans : le mouvement des libertés démocratiques, le mouvement ouvrier, le mouvement pour les droits économiques, sociaux et culturels, le mouvement des droits des femmes, le mouvement paysan, le mouvement de la décolonisation et des droits des peuples, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples autochtones. Tous ces mouvements se retrouvent dans les forums sociaux mondiaux.
L’AIT se réfère aussi à des mouvements historiques qui l’ont précédé. Explicitement, elle accorde une grande importance à la Révolution française de 1789 et 1793. Elle est aussi imprégnée par la révolution des nationalités de 1848. L’AIT inscrit sa démarche dans l’histoire longue à partir des travaux historiques et philosophiques, en particulier des remarquables travaux de Marx et d’Engels qui servent de soubassements à ses débats. Ce sont sur ces bases, sur ces prolongements et sur de nouvelles bases que se situent les débats du mouvement altermondialiste. L’AIT promeut une nouvelle approche, une conception entièrement nouvelle. Elle s’appuie sur une analyse des classes sociales et ambitionne de construire le prolétariat en tant qu’acteur politique conscient et organisé. Elle invente l’expression historique du mouvement ouvrier et indique un nouveau chemin dans lequel s’inscrivent le mouvement altermondialiste et le processus des forums sociaux mondiaux.
La construction des bases sociales
Le débat sur les bases sociales de l’altermondialisme renvoie à l’analyse de la structure des classes dans les sociétés actuelles et à l’échelle mondiale. La lutte des classes ne se réduit pas à l’affrontement entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. La prolétarisation touche aujourd’hui toutes les couches sociales qui ne sont pas dominantes. Ce sont celles qui participent au mouvement altermondialiste. Ariel Salleh, qui se définit comme féministe, écosocialiste et altermondialiste3, introduit la notion de « metaindustrial workers », constituant une « metaindustrial class ». Elle désigne « les paysans, les mères, les pêcheurs et cueilleurs, qui sont en dehors de la sphère du capital et travaillent directement selon les cycles naturels et qui répondent aux besoins vitaux quotidiens de la majorité de la population du globe ». C’est la configuration que l’on trouve dans les forums sociaux mondiaux, constate Ariel Salleh. Ceux-ci peuvent donc, d’une certaine façon, se définir comme une manière de construire une alliance des différentes couches dominées qui seraient d’accord pour mener la lutte ensemble pour un autre monde. En mettant en avant la diversité, le mouvement altermondialiste avance que toutes les luttes contre l’oppression ont leur légitimité. Les luttes pour les droits des femmes ont servi de référence dans leur confrontation avec les luttes prioritaires. Les mouvements de femmes ont affirmé que leurs droits n’étaient pas des contradictions secondaires et qu’elles ne les subordonneraient pas à d’autres. C’est la base de la diversité qui est l’une des caractéristiques des Forums sociaux mondiaux.
Selon l’AIT, c’est le prolétariat qui peut et doit mener la lutte contre le capital et c’est autour de cette classe que doivent se construire les alliances. Certes, l’AIT n’ignore pas la complexité des sociétés et l’existence d’autres classes et couches sociales. Pour construire l’alliance de classes, l’AIT, et sur tout Marx et Engels, mettent en avant l’idée que le prolétariat, dans sa lutte pour son émancipation, est porteur de l’émancipation de toute la société. « Le mouvement prolétarien », écrivaient-ils dans le Manifeste, « est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité4 ».
La convergence des mouvements
L’altermondialisme se construit dans la convergence des mouvements, autour de quelques principes : celui de la diversité et de la légitimité de toutes les luttes contre l’oppression, celui de l’orientation stratégique pour l’accès universel et l’égalité des droits, celui d’une nouvelle culture politique qui lie engagement individuel et collectif.
À plusieurs reprises, la notion de mouvement se précise par rapport à celles des partis, des sociétés civiles et des peuples. En 1984, à Hiroshima, à l’invitation du mouvement social japonais, des mouvements asiatiques et des intellectuels proposent de lancer une alliance mondiale des peuples (Global alliance of people). Ils se posent la question de savoir qui va construire cette alliance. Un militant indien, Vinod Raina, raconte en ces termes la réponse qui se précise dans ces débats : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens5. » Cette proposition va cheminer; elle trouvera sa maturation et caractérisera les futurs forums sociaux mondiaux.
En 1989, bicentenaire de la Révolution française, le sommet du G7 à Paris est contesté par toutes les personnes qui voulaient se faire l’écho du « tiers état » de la planète. Cette contestation fait suite à la mobilisation qui a accueilli l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en 1988, à Berlin. Devant l’instrumentalisation du bicentenaire de la Révolution française, l’appel « Dette, apartheid, colonies, ça suffit comme ci! » organise, au point d’arrivée d’une manifestation syndicale et citoyenne, un concert géant à la Bastille. Les 15 et 16 juillet 1989, le « Premier Sommet des sept peuples parmi les plus pauvres » dénonce la philosophie même du G7 et prend son contrepied. En 1996, à l’appel des zapatistes, se concrétise au Mexique une « Première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme ».
Les nouveaux mouvements sont l’un des défis posés au mouvement alter mondialiste ! Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Cette nouvelle génération construit, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Ce n’est pas un changement du rapport au politique, mais un processus de redéfinition du politique. Les nouveaux mouvements marquent la transition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succédera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites.
Comme le FSM, l’AIT a regroupé des mouvements divers, des associations, des corporations de métiers, des mutualités, des syndicats, des formes primitives de partis. L’AIT a été le creuset d’unification de ces différents mouvements.
La pluralité des mouvements
Les débats politiques dans le processus sont constants et divers. Une première distinction a dissocié un temps une ligne « anti-néolibérale » d’une ligne « anticapitaliste ». Elle a perdu de son acuité avec une plus large acceptation de l’actualité du dépassement du capitalisme. Une deuxième distinction a séparé ceux qui voudraient se contenter d’un espace des forums et ceux qui souhaiteraient trouver d’autres formes de type « Internationale ». Elle a perdu aussi de son acuité depuis qu’il est admis que des prolongements possibles ne remettent pas en cause l’intérêt de l’espace des forums et la nécessité de leur mutation. Cette distinction se prolonge avec ceux qui donnent la priorité aux alliances nationales entre certains gouvernements et les mouvements sociaux de leur pays. Une troisième distinction tend à séparer les mouvements sociaux d’un côté et les ONG de l’autre. Cette distinction se heurte à la difficulté de dissocier les mouvements sociaux de certains mouvements citoyens des ONG ; et aussi au fait qu’il y a des ONG réformistes et des ONG radicales et qu’il y a aussi, dans les mouvements sociaux, des radicaux et des réformistes. Aucune de ces distinctions ne manque d’in térêt ou de pertinence, mais elles ne construisent pas une séparation entre deux lignes qui structureraient le débat politique des forums. À l’instar de l’AIT, le FSM a donc aussi pour but de « généraliser et d’unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinal quel qu’il soit6 ».
Une nouvelle culture politique
Cette nouvelle culture politique peut être caractérisée à partir de quelques propositions, dont la diversité des mouvements et leur convergence, les activités auto-organisées et la recherche de formes d’autorité ne reposant pas sur la hiérarchie. Le processus des forums sociaux mondiaux se diffuse. La nouvelle culture politique imprègne les initiatives et les mobilisations bien au-delà du processus. Dans l’organisation des Forums sociaux mondiaux, le comité d’organisation est formé par les mouvements du pays d’accueil. Des propositions d’activités autogérées sont faites librement par les mouvements par Internet. Un effort d’agglutination tente de faire converger les propositions qui sont proches. Ainsi, au FSM de Tunis en 2013, 5085 mouvements inscrits ont tenu 1200 activités autogérées. Les deux derniers jours des assemblées de convergence (34 à Tunis) regroupent les associations qui cherchent à définir des programmes d’actions et de mobilisations communes.
L’égalité des droits
Dans les forums sociaux mondiaux, qui sont les moments majeurs du processus des FSM, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition d’une orientation alternative. Elles définissent la pensée stratégique, l’articulation entre la question de l’urgence et celle de la transformation structurelle.
L’orientation alternative qui s’est dégagée dans le FSM est celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances et des pratiques concrètes d’émancipation qui, sur le plan local et au plan mondial, préfigurent les alternatives. Les forums thématiques associés au processus approfondissent l’orientation stratégique, celle de l’égalité des droits et des mobilisations contre la logique du capitalisme. Ils portent et anticipent une nouvelle génération de droits (les « droits de la Nature », la liberté de circulation, la souveraineté alimentaire).
Conclusion
Le mouvement altermondialiste, qui se définit au départ contre le néo libéralisme, est confronté au temps long du capitalisme et de la civilisation occidentale. Il n’est pas toujours facile de prendre du recul par rapport à la prégnance du néolibéralisme secoué, mais toujours dominant. Le temps long des mouvements donne le recul nécessaire. Le mouvement ouvrier s’est construit depuis le milieu du 19e siècle. Il a connu une période d’avancées de 1905 à 1970. Malgré les guerres et les fascismes, il a réussi des révolutions en Russie, en Chine et dans plusieurs pays du monde ; à travers son alliance avec les mouvements de libération nationale, il a quasiment encerclé les puissances coloniales ; il a imposé des compromis sociaux et un Welfare State dans les pays du centre capitaliste. Depuis le milieu des années 1970, une période de 40 ans de défaites et de régressions du mouvement social dans les pays décolonisés a été ouverte dans les pays qui avaient connu des révolutions et dans les pays industrialisés. Les bouleversements et la crise pour raient caractériser la fin de cette longue période de régressions, sans que l’on puisse définir précisément ce qui va suivre.
Une orientation alternative à la mondialisation capitaliste comporte plu sieurs enjeux. Elle comporte l’enjeu d’une nécessaire démocratisation. Elle comporte un enjeu majeur, celui d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des États, à l’autodétermination des peuples. Elle met sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement de l’eau, du climat, de la bio diversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres. Elle nécessite un renouvellement culturel et civilisationnel.
Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’organisation progressent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle d’une génération et n’est visible qu’à l’échelle des grandes régions et du monde. C’est à cette échelle que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modifient les situations et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions.
Les enjeux de la nouvelle révolution se précisent : la définition de nou veaux rapports sociaux et culturels; de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature ; la nouvelle phase de la décolonisation ; la réinvention de la démocratie. Ce sont les défis du mouvement altermondialiste.
L’AIT a été capable de se dépasser et de s’élever à l’échelle d’une histoire en train de se faire. Elle a permis à la classe ouvrière de se définir comme un acteur de cette histoire et de contribuer à la changer. Le monde a changé et continue de changer, même si les fondements que l’AIT avait mis en évidence restent importants. La décolonisation, les droits des femmes, l’écologie, l’impératif démocratique introduisent de nouvelles nécessités. Il faut aussi faire la part des échecs sur la route de l’émancipation : le deuil des régimes issus de la décolonisation; le deuil du soviétisme; le deuil de la social-démocratie fondue dans le néolibéralisme.
Gustave Massiah7
Sous la direction de Thierry Drapeau et Pierre Baudet : L’Internationale sera le genre humain !
De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui
M Éditeur, Saint-Joseph-du-Lac 2015, 264 pages
1 Extrait de la Charte de principes du FSM adoptée en 2002, <http://www.forumso cialmundial.org.br/main.php?id_menu=4&cd_language=3>.
2 NdÉ. De bien des manières, cette proposition des mouvements altermondialistes hérite des formulations de l’AIT et de Marx qui caractérisaient le capitalisme comme un système mondial produisant une crise structurelle permanente. Par conséquent, le mouvement anticapitaliste devait être de facto international.
3 Ariel Salleh, « The metaindustrials, WSF, Occupy, and Rio+20 », CEDETIM, < http://www.reseauipam.org/spip.php?article2907 >.
4 Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1847), <www. marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm >.
5 Intervention au débat stratégique du Conseil international du Forum social mondial, Rabat, 2009.
6 Extrait des Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’AIT sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève (3-8 septembre 1866), <www. marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc054.htm >.
7 Gustave Massiah est professeur retraité d’économie et de sciences sociales à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette.