Il ne doit pas nécessairement en être ainsi

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Dans son avant propos Fred Turner souligne : « Daub ne se contente pas de déboulonner ces mythes, il montre comment et pourquoi tant de personnes s’y sont laissées prendre. S’il vous est déjà arrivé de vous demander pourquoi il est devenu si difficile d’appréhender les nouvelles technologies et leurs effets sur la société, ce livre est fait pour vous ».

De Fred Turner :
L’usage de l’art de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la Silicon Valley,
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Avec Mary Beth Meehan : Visages de la Silicon Valley, des-histoires-ou-des-experiences-cachees-et-lhistoire-publique-dun-lieu/
Le cercle démocratique. Le design multimédia, de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques, la-confiscation-des-possibles-democratiques-au-nom-de-la-democratie/

« Voici un livre sur l’histoire des idées d’un monde qui aime faire croire que ses idées n’ont pas d’histoire ». En introduction, Adrian Daub souligne que les entreprises technologiques « se contentent de créer un produit, puis de chercher à le commercialiser » mais que cela ne nous dispense pas d’analyser leur récit et comment il s’inscrit dans notre monde. Il indique qu’il va aborder l’origine des idéaux affichés par ces entreprises, la présentation des changements comme soi-disant inévitables, « Le secteur aime frapper les changements qu’il produit du sceau de la loi naturelle », l’histoire derrière une certaine présentation des histoires, « les entreprises technologiques encouragent délibérément l’amnésie autour des concepts sur lesquels elles s’appuient pour élaborer des politiques publiques (sans admettre le faire) », le travail rendu plus flexible et moins cher pour les entreprises du VTC, « leurs chauffeurs sont des entrepreneurs indépendants qui n’ont pas de pouvoir de négociation, pas d’avantages sociaux et très peu de protections juridiques », les concepts et idées présentées comme novatrices « mais qui ne sont en réalité que des thèmes éculés revêtus de sweats à capuche », les mots brouillants les distinctions, les communications (qui pourraient être nommées propagande), la rencontre fructueuse pour certains entre des idées reçues et du financement, « La tech telle que nous la connaissons aujourd’hui est le fruit de cette rencontre entre certaines idées reçues et une quantité massive de liquidités qui n’avaient nulle part où aller », l’histoire localisée… « Dans les chapitre suivants, j’essaierai de montrer non seulement comment certaines idées imprègnent le monde de la tech, mais aussi comment ce secteur se présente à une presse avide de héros et de méchants, d’histoires spectaculaires dans un milieu en réalité assez peu spectaculaire ».

Les nouvelles technologies semblent participer d’un monde enchanté et dépolitisé. Les nouvelles dépendances, bien lucratives pour certains, induites par leur utilisation – l’ordiphone semble devenu une prothèse pour beaucoup – se masquent sous les termes d’utilité et de liberté, réduites aux individus connectés mais isolés.

La critique semble interdite, dissoute sous une modernité naturalisée. C’est pourquoi, j’apprécie le travail d’édition de C&F sur ce sujet. J’avoue avoir souvent souri à la lecture de ce livre. Adrian Daub analyse successivement un certain nombre de mythes derrière des concepts aux contours peu précis : Décrochage, Contenu, Génie, Communication, Désir, Disruption, Echec.

J’ai notamment apprécié les passages sur l’« égalité » des idées, la formation d’« individus polyvalents » et de citoyen·nes en démocratie, les dissonances cognitives, l’exagération de la « prise de risque », l’infantilisation, l’anti-élitisme élitiste, le « truc », les évolutions de la communication et les changements induits dans nos manières de pouvoir penser, la/le solitaire et les communautés, le pessimisme optimiste, le déterminisme technologique, la « primauté de la plateforme », la prédation des données, les médias et les messages, les réalités travesties en romanesque, l’esthétisation du travail, le « jeunisme », le mythe de la réalisation de soi, l’individualisme héroïque, les technophiles, l’exploitation des déceptions, le fantasme de la transparence, la communication sur les systèmes de communication, les jargons, l’absence de cadre commun et ceux qui en profitent, les messages et leurs compréhensions, les provocations déguisées en informations, les trolls, l’« objectivité » d’algorithmes, les théories qui n’expliquent rien, les disruptions, les reconditionnements de platitudes et le verbiage, la place de la foi, les gardiens de savoirs ésotériques, les publireportages, la continuité et la discontinuité, les règles et les normes, la fétichisation du discours sur l’échec, individualisation et le « moi créatif », la primauté du récit, « ils inventent des histoires qui expliquent pourquoi il doit nécessairement en être ainsi ».

Plus discutables me semblent les remarques sur les cultures orales, les références à Karl Marx et une conception déterministe du taux de profit et de sa baisse soi-disant inévitable, le fil entre capitalisme et socialisme…

Adrian Daub : La pensée selon la tech
Le paysage intellectuel de la Silicon Valley

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Lemoine

C&F Editions, Caen 2022, 184 pages, 22 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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