Retraites : l’illusion de la capitalisation (+ Femmes : les grandes perdantes)

Malgré la rhétorique vantant ses mérites, la capitalisation cannibalise peu à peu la retraite par répartition estiment trois économistes, membres de la Fondation Copernic et d’Attac.

Alors que le gouvernement essaie vainement de prouver qu’il est absolument nécessaire de travailler plus longtemps pour sauver le système par répartition qui n’a nul besoin de l’être, d’autres saisissent l’occasion pour avancer de nouveau l’idée d’introduire une dose de capitalisation, espérant ainsi surfer sur l’inquiétude actuelle pour les futures retraites. Car malgré la baisse du niveau des pensions programmée par les réformes successives, les salarié·e·s ne se précipitent pas sur les divers plans d’épargne retraite existants et ce, malgré nombre de déductions fiscales pour les y encourager. Certes, l’encours de l’épargne retraite augmente ainsi que le nombre de souscripteurs, mais tout ceci reste très modeste et largement en deçà des espoirs des zélateurs de la capitalisation. Et pour cause, car malgré la rhétorique vantant ses mérites, un grand doute subsiste chez une grande majorité quant à sa nécessité.

Tout d’abord, dans un capitalisme où les crises financières se succèdent, il est assez risqué de jouer sa retraite en Bourse. Encore récemment à l’automne 2022, la Banque d’Angleterre s’est portée au secours des fonds de pension en mauvaise posture après avoir pris trop de risques sur les obligations publiques britanniques. Les retraites par capitalisation sont un rouage du capitalisme financier dans tous les pays qui y recourent en donnant aux fonds de pension le pouvoir d’imposer la logique du rendement maximal dans les entreprises qu’ils détiennent.

La réclame pour les fonds de pension s’apparente à de la publicité mensongère
Au-delà du danger toujours présent d’une crise financière, il faut revenir sur le fond des mécanismes de la répartition et de la capitalisation. En répartition, chaque année, les pensions versées aux retraités sont payées par des cotisations prélevées sur les actifs. Les retraites du moment sont donc, clairement dans ce cas, une part de la richesse produite au même moment. Contrairement aux idées reçues, il en est de même dans le cas de la capitalisation. En épargnant, une personne ne met pas de côté dans un « congélateur économique » des repas, des billets de train… qu’elle consommerait dans quarante ans. Elle n’a qu’un « droit à valoir » sur la production future de biens et de services, une créance pour l’avenir. Afin que cette créance soit honorée au moment où elle sera présentée, il faudra que soit produite la richesse correspondante.

En capitalisation comme en répartition, les pensions sont un prélèvement sur la richesse produite en temps réel par les actifs. La différence tient à la manière de répartir cette production. S’il y a, dans l’avenir, un problème démographique, c’est-à-dire un manque d’actifs pour produire la richesse nécessaire, répartition et capitalisation sont placées devant les mêmes difficultés. La réclame pour les fonds de pension s’apparente donc à de la publicité mensongère.

Plus même, la capitalisation est particulièrement sensible aux évolutions démographiques. C’est ce que pointait déjà un rapport de l’OCDE en 1998 (Maintaining Prosperity in an Ageing Society). A mesure que les membres des générations actives actuelles partiront à la retraite dans dix à vingt ans, ils auront probablement un comportement de vendeurs nets au moins pour une partie des titres accumulés durant leur vie de travail. Les fonds de pension devront alors vendre une partie de leurs actifs pour financer les retraites.

Mais encore faut-il que les acheteurs soient au rendez-vous, sinon, les rendements mirifiques envisagés ne verraient jamais le jour ou seraient loin du gain espéré. Si la génération suivante est de moindre taille, le prix des titres risque fort de chuter… et donc cette génération risque de découvrir au moment de la retraite que le revenu tiré des fonds de pension est inférieur à ce qui avait été prévu par simple extrapolation des tendances actuelles. Or la part des jeunes dans la population totale est en cours de diminution.

Un rendement à long terme ?
Au-delà de la question de la démographie, l’argument principal pour justifier le recours à la capitalisation porte sur son rendement de long terme. Certains économistes avancent que le rendement de l’argent investi en actions est supérieur à la croissance nominale moyenne de l’économie. Ainsi pour la période 1995-2022, ce rendement serait de 9,5% alors que la croissance nominale moyenne était seulement de 3%. Mais quelle est la raison de ce décalage ?

Si les rentiers ont vu leur patrimoine augmenter de cette façon, c’est tout simplement qu’ils ont réussi à capter la valeur économique créée par les salarié·e·s. Car si le PIB croît de 3% par an, tous les revenus ne pourront pas croître de 9,5%. Si certains revenus croissent plus vite que le revenu national, cela signifie qu’ils augmentent leur part dans ce dernier. Tout différentiel entre le rendement financier et le taux de croissance de l’économie est le signe d’un déséquilibre accru dans le partage de la valeur ajoutée lors de la formation des revenus primaires. Et c’est ce qui s’est passé avec le néolibéralisme qui a vu la croissance vertigineuse des revenus financiers au détriment des salaires.

La capitalisation ne peut donc pas « compléter » la retraite par répartition car elle a au contraire vocation à la cannibaliser progressivement. En effet, les hauts rendements de placements financiers s’obtiennent au détriment de l’emploi et des salaires. Les revenus tirés de l’un et l’autre système ne s’additionnent pas sans que l’un n’y perde quelque chose. En l’occurrence, les contributions au régime par répartition s’amenuiseraient au fur et à mesure qu’augmenterait la montée de la capitalisation. Le développement de l’épargne salariale placerait donc les personnes en emploi dans une situation schizophrénique. Pour espérer avoir un bon rendement de leur épargne retraite, il faudrait qu’elles acceptent de voir les salaires stagner et leurs conditions de travail continuer à se dégrader pour que les profits puissent augmenter. Mais ceci n’est pas fait évidemment pour déplaire au patronat…

Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa et Christiane Marty, Economistes, membres de la Fondation Copernic et d’Attac
Parution initiale dans Libération, le 3 mars 2023
https://www.cadtm.org/France-Retraites-l-illusion-de-la-capitalisation

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Femmes : les grandes perdantes

Alors que les inégalités de pension et la pénalisation des femmes perdurent, particulièrement pour les plus modestes et précaires d’entre elles, le rejet de cette nouvelle contre-réforme néolibérale doit préluder à une véritable refonte, féministe et progressiste, du système des retraites.

Rappelons d’abord un chiffre : les pensions de droit direct (i.e. sans la réversion) des femmes sont en moyenne inférieures de 40% à celle des hommes ; ou, dit autrement, les pensions des hommes sont supérieures de 67% à celles des femmes.

Pourquoi un « écart » si important ? Les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail dans les années 1960 et, depuis les années 1990, elles sont plus diplômées que les hommes, leurs salaires restant néanmoins très inférieurs.

Les inégalités de pension entre les femmes et les hommes avaient tendance à se réduire, mais cette tendance a été fortement freinée du fait des « réformes » de retraite successives depuis 1993. En effet, toutes s’inscrivent dans la doctrine néolibérale qui consiste à diminuer ou encadrer les dépenses publiques. De fait, depuis sept ans, les inégalités de pension ne diminuent plus.

Les réformes passées ont en effet organisé la baisse progressive du niveau des pensions relativement aux revenus d’activité, pour les femmes comme pour les hommes. Elles consistent à durcir les conditions pour une pension à taux plein, à travers des mesures comme l’allongement régulier de la durée de cotisation requise et le recul de l’âge légal de départ.

Ces mesures pénalisent plus les femmes car elles ont en moyenne, encore aujourd’hui, des carrières plus courtes que les hommes. Ce sont elles en effet qui se retirent de l’emploi lors de la naissance d’enfants – ce qui est plus souvent le cas des femmes précaires – ou pour s’occuper d’un parent âgé, par manque de services adéquats.

Ces mesures rendant plus difficile l’accès à une pension à taux plein ont des conséquences plus graves pour les plus modestes : le Conseil d’orientation des retraites (COR) note ainsi que le taux de pauvreté des retraité·es est de 10,4% chez les femmes, supérieur de 2 points à celui des hommes, que ces taux sont en augmentation et que l’écart entre les deux se creuse.

« Le projet actuel porté par le gouvernement continuerait de peser fortement sur les femmes, particulièrement sur les plus précaires. »

Le projet actuel porté par le gouvernement continuerait de peser fortement sur les femmes, particulièrement sur les plus précaires. Aujourd’hui, un tiers des personnes – 37% des femmes et 28% des hommes – ne passent pas directement de l’emploi à la retraite : elles ont des périodes de chômage, de maladie, d’invalidité ou d’inactivité. Pour toutes ces personnes, reculer de deux ans l’âge de la retraite signifierait donc prolonger ce sas de précarité, avec peu, voire pas de revenus.

Par ailleurs, de nombreuses femmes des métiers très féminisés, aides-soignantes, aides à domicile, employées du commerce, etc. ont témoigné de leurs conditions de travail, de la pénibilité et de l’usure qui en résulte, pour des salaires très faibles : elles n’envisagent même pas comment elles pourraient tenir deux années de plus.

De même, la durée de carrière complète atteindrait encore plus rapidement les 43 annuités alors que, comme l’indique le COR, la durée moyenne de carrière validée a déjà commencé à diminuer et elle baisserait jusqu’à 38 années dans cinquante ans. L’écart est donc croissant entre la durée de cotisation exigée et celle réalisée, ce qui programme une baisse accrue des pensions.

La décote, une double pénalisation
L’hostilité à ce projet ne faiblissant pas, plus particulièrement de la part des femmes, diverses mesures ont été annoncées, réputées leur être favorables. On ne reviendra pas sur le feuilleton caricatural du minimum à 1 200 euros. Fin octobre, Madame Borne annonçait faire une réforme juste pour les femmes car elle maintenait à 67 ans l’âge d’annulation de la décote.

« Élisabeth Borne prétend faire une réforme juste parce qu’elle n’aggrave pas une mesure injuste ! »

Rappelons que la pension du régime général est déjà calculée au prorata entre la durée de carrière réalisée et la durée de carrière complète. La décote constitue un abattement supplémentaire (de 5% par année manquante) sur la pension pour les carrières incomplètes. Pour ne pas la subir, il faut attendre 67ans, ce qui est le cas de deux fois plus de femmes que d’hommes.

La décote est une double pénalisation, ce qu’avait reconnu Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire aux retraites en 2019. Elle devrait être supprimée. Mais ce n’est pas ce que prévoit Élisabeth Borne, qui prétend faire une réforme juste simplement parce qu’elle n’aggrave pas cette mesure injuste !

Certaines personnalités des Républicains émettent des propositions pour « améliorer la situation des femmes ». Bruno Retailleau, sénateur, défend ainsi une « politique nataliste ambitieuse » et propose d’attribuer une surcote de 5% pour les mères d’au moins deux enfants. Le RN, lui aussi, saisit le prétexte de cette réforme pour ressortir sa vieille obsession, à savoir une relance de la natalité à visée identitaire.

Tout d’abord, une politique nataliste est incompatible aujourd’hui avec les aspirations féministes. La politique familiale devrait simplement permettre aux femmes et aux couples de choisir librement d’avoir ou non des enfants, c’est-à-dire ne pas laisser les contraintes budgétaires, ou à l’inverse les incitations monétaires, décider à leur place.

Éradiquer les inégalités
Ensuite, le renforcement de dispositifs familiaux réservés aux femmes ne s’inscrit pas dans une politique visant l’égalité de genre (en dehors, bien sûr, des trimestres accordés en contrepartie de la maternité). Les droits familiaux accordés au titre de la prise en charge des enfants sont certes indispensables – encore aujourd’hui – pour atténuer les inégalités de pension entre les sexes : il ne peut être question de les réduire tant que, en amont, cette prise en charge reste essentiellement assumée par les femmes.

Mais il serait incohérent de vouloir faire de leur renforcement l’outil d’une politique en faveur de l’égalité de pension : car ils ne font que compenser a posteriori (et partiellement) les inégalités de retraite, sans du tout agir sur leur source. Au contraire même, ils entretiennent ces inégalités car ils tendent à enfermer les femmes dans le rôle de mère. Si une institution sociale, la retraite, indique attribuer des droits supplémentaires aux femmes en lien avec la prise en charge des enfants, elle légitime et perpétue l’idée qu’elles ont vocation à s’en occuper.

« Pour rendre la retraite plus juste, il est essentiel d’agir en amont pour éradiquer les inégalités. »

Pour rendre la retraite plus juste, il est essentiel d’agir en amont pour éradiquer les inégalités en matière de salaires, de carrières et d’accès des femmes à un emploi, ce qui permettrait en outre d’améliorer très sensiblement les recettes des caisses de retraite. Les métiers à dominante féminine, sous-rémunérés, doivent être revalorisés, leur pénibilité reconnue.

Emmanuel Macron avait déclaré en 2017 l’égalité entre les femmes et les hommes « grande cause » de son quinquennat. Mais pour la seconde fois, il veut imposer une réforme des retraites injuste qui pèserait plus fortement sur elles. Les femmes veulent leur indépendance économique, un emploi, l’égalité au travail et dans leurs vies, le partage des tâches, des services publics pour la petite enfance et pour le grand âge.

Refuser cette contre-réforme n’est qu’un début, nous avons besoin d’une vraie réforme, progressiste, pour stopper la régression en cours et améliorer le système pour toutes et tous. 

Christiane Marty, 10 mars 2023
https://www.politis.fr/articles/2023/03/femmes-les-grandes-perdantes/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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