La Russie au miroir de Macha

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Tout le monde, – le monde entier – a entendu parler aujourd’hui de l’histoire de Macha Moskaliova qui, pour un dessin, a été enfermée dans un orphelinat alors que son père était condamné à deux ans de prison. Cette histoire a été révélée en France, une fois encore (j’allais dire comme toujours) par Jean-Marc Adolphe.

Quand on regarde la façon dont les choses se sont passées, on y voit un concentré de ce que c’est que la Russie aujourd’hui, et pas que la Russie, il faut bien le dire, mais, nous dirons ça comme ça, beaucoup de Russes.

*

Et donc, en avril 2022, pendant une leçon de dessin, une enfant (elle a douze ans à l’époque), fait le dessin que vous voyez : d’un côté l’Ukraine, et il y a le drapeau ukrainien, avec écrit dessus « Slava Ukraïni » (gloire à l’Ukraine, vive l’Ukraine) ; de l’autre un drapeau russe (avec écrit dessus « Non à la guerre ») et, au milieu, une mère (visiblement) et sa petite fille, habillées aux couleurs de l’Ukraine, et deux fusées qui volent dans le ciel. L’enfant qui a fait ce dessin s’appelle Macha Moskaliova, elle habite une petite ville de province de la région de Toula, Efremov. Toula, ce n’est pas le bout du monde, c’est à 200 kilomètres de Moscou.

L’enseignante de l’enfant, Nina Vorobiova (il faudrait garder ce nom en mémoire), voit ce dessin – nous sommes, faut-il le rappeler, en pleine guerre, et il vient d’y avoir la découverte de Boutcha, – et se précipite chez la directrice, Larissa Trofimova (ce nom aussi, il doit rester). La directrice regarde le dessin, et, ni une ni deux, appelle la police. – Et c’est la première chose : deux enseignantes (cette directrice est, ou a été, je ne sais pas, une enseignante, elle aussi) dénonce sa propre élève, et la dénonce à la police. Pourquoi ? Parce qu’elle est « mal éduquée ». L’éducation qu’elle reçoit chez elle est mauvaise, parce qu’elle est « contre la guerre », et qu’elle écrit « Gloire à l’Ukraine ».

La police arrive et, par un concours de circonstances, Macha s’enfuit de l’école et court chez elle, où elle vit avec son père (la mère, et c’est une chose importante dans l’histoire, a renoncé à ses droits parentaux depuis des années ; elle vit, pas loin, mais avec une autre famille, et Macha a une sœur aînée, de 17 ans. La mère n’a pas vu sa fille depuis, dit-elle, le CP ou le CE1 (elle, la mère, ne se souvient plus très bien). Bref, le père et la fille vivent seuls. Le lendemain, Macha retourne à l’école, conduite par son père et, dès que la directrice les voit, elle appelle la police une nouvelle fois, et, cette fois, la police arrive avec les services de l’enfance (comment ça s’appelle en français ?). Et ils sont amenés au poste. Là, les deux sont interrogés, séparément, et longuement (le père pendant plus de trois heures), et l’essentiel de l’interrogatoire tient dans le fait que, oui, cette enfant a été mal éduquée.

Le père est condamné à payer une amende pour « discréditation de l’armée ». – Le soulignement rouge de ce mot par le dictionnaire de FB me montre qu’il n’existe pas : je dirai donc « discrédit jeté sur l’armée ». Mais le fait est là : le discrédit, pour les autorités, de l’armée tout entière, et donc de tout le pays, est jeté par un dessin d’enfant. C’est-à-dire que tout l’appareil étatique de la Russie est, de l’aveu même de cet appareil tout entier, mis en danger par un dessin fait dans une classe d’une école de province, et personne dans l’appareil de l’Etat, aucune des enseignantes en cause dans cette affaire ne met en doute ce qui nous paraît, nous, comme une absurdité : comment un dessin peut-il « discréditer » une armée ? – Et, tant qu’à faire, n’est-ce pas plutôt l’armée elle-même qui se discrédite, et le pays tout entier, d’abord en faisant ce qu’elle fait en Ukraine, et ensuite faisant venir la police dans une école pour un dessin ?… Et que dire du rôle de la délation, – qui est la réaction première des deux enseignantes.

Je dis des deux, parce que, dès ce jour-là, Macha n’a pas pu retourner à l’école. Elle a été victime de violences, de harcèlements (qui, visiblement, ne s’étaient jamais produits auparavant) de la part de ses camarades de classe, et, si ces harcèlements se sont déclenchés, c’est évidemment parce que l’enseignante a désigné son élève comme « traître » ou « agente de l’étranger », ou Dieu sait quoi. Et que les élèves, visiblement, ont suivi. Les violences ont dû avoir été telles que Macha n’a pas pu tenir deux jours.

Son père l’a gardée chez lui, – sa fille le suppliait de ne pas l’envoyer à l’école. Il a été condamné à une amende (de 30 000 roubles, – ce qui correspond, je crois, à un mois de son salaire – un salaire de misère). On pensait que l’affaire s’arrêterait là. Mais non.

*

En décembre, il y a une perquisition chez eux. Une douzaine de policiers, d’hommes du FSB et de pompiers. – Oui, de pompiers, parce qu’ils avaient apporté une machine à scier les portes, et que, donc, les étincelles peuvent provoquer un incendie. Cette perquisition a été d’une violence soulignée, et elle s’est faite sous les yeux de l’enfant. Les policiers ont simplement tout détruit : ils ont ouvert les meubles (pour voir, sans doute, s’il n’y avait rien de caché de dedans), jeté tous les habits par terre et marché dessus avec leurs bottes (nous étions, donc, en décembre), ils ont cassé les tableaux, pris tous les lacets de chaussures, confisqué l’argent (125 000 roubles et 3 100 dollars d’économies… « Et d’où tu as pris ces dollars ? Et qui est ton patron ? » – Macha, en larmes, les suppliait d’arrêter, mais eux, bien sûr, hommes et femmes (il y avait des femmes parmi les flics) continuaient sans simplement la regarder. – L’appartement s’est transformé en champ de ruines.

Une fois que tout a été cassé, Macha, sans avoir le temps de rien prendre avec elle, en l’espace de deux minutes, a été arrachée à son père et emmenée… dans un orphelinat, alors que Serguéï Moskaliov, lui, était amené au poste, où il a été torturé, battu à coups de pieds et de poings, la tête cognée contre le mur. Il a été laissé quasiment inconscient dans une pièce avec, pendant plus de deux heures, une radio qui jouait l’hymne russe à pleine puissance… Et oui, l’hymne russe peut devenir une torture en soi. Mais, là encore, ce qui est inouï, c’est le fait que cette torture-là est pu être imaginée. Il ne s’agit pas de la torture par le bruit, qui est connue, hélas (et utilisée, en particulier, par les Américains à Guantanamo et ailleurs). Non, il s’agit aussi, et surtout, d’un acte symbolique : c’est le pays tout entier, qui, à travers son hymne, est censé punir le mauvais père. Lequel, donc, est mauvais parce qu’il a inculqué à sa fille l’idée que la guerre est une chose mauvaise. – Je le note, parce qu’Ivan Dmitriev, avant la guerre, lui, avait été accusé de pédophilie et qu’il est en train de purger une très longue peine de prison pour ça. Là, ce n’est pas ça du tout : la mauvaise éducation ne consiste qu’en ça, le fait que les deux « discréditent l’armée ».

Le père réussit à rentrer et à récupérer sa fille une première, et ils décident de quitter la ville, d’aller chez une amie, dans une ville à côté. C’est là qu’ils seront arrêtés à nouveau, le 1er mars. La police se présente, emmène le père, laisse Macha seule, et, le temps que Macha ait le temps d’appeler quelqu’un, les services de l’enfance reviennent et l’emmènent, elle aussi.

Le père est assigné à résidence chez lui, et il est jugé pour « double discrédit de l’armée » (parce qu’il a posté une phrase dans le réseau social russe Vkontakte). Il n’a pas le droit de sortir de chez lui, mais il n’a pas d’argent, et il n’a pas le droit de faire les courses. Ce sont quelques amis qui l’aident, comme ils peuvent, mais, en gros, il n’a rien du tout. Et sa fille, elle, est dans un orphelinat.

Les services de l’enfance veulent priver le père de ses droits parentaux, pour mauvaise éducation (rappelons qu’il l’a élevée seule, depuis sa petite enfance, et que sa fille l’adore). Serguéï Moskaliov est jugé, et le procureur demande deux ans de prison.

La veille du jugement, il s’enfuit, et on le retrouve, le 28 mars dernier, à Minsk, d’où il est extradé en Russie. Il risque donc aujourd’hui une peine plus importante encore.

Sa fille lui avait écrit une lettre, de son orphelinat – dans lequel les conditions doivent être celles d’une prison (il y a beaucoup d’orphelinats pareils à travers la Russie ), une lettre bouleversante, qui a fait, à l’instant, le tour du monde. Elle y écrit : « Je te demande vraiment de ne pas tomber malade et de ne pas t’inquiéter. Tout va bien pour moi, je t’aime beaucoup et je sais que tu n’es responsable de rien, je serai toujours de ton côté, tout ce que tu fais est juste »… […] « Je crois que tout ira bien et que nous serons de nouveau ensemble. (…) Tu es mon père, le plus intelligent, le plus beau, le meilleur père du monde. Sache-le, il n’y a pas mieux que toi (…) Je sais que tu ne céderas pas, tu es fort, nous sommes forts (…) Je vais prier pour toi et pour nous. (…) Je t’aime, tu es un héros. Mon héros. »

Pourtant, depuis le 1er mars, personne d’extérieur aux services de l’enfance n’a eu le droit de voir Macha. Et Macha, à bout de forces, a fini par écrire à sa mère, pour qu’elle vienne la prendre.

La mère a dit qu’elle la prendrait chez elle. Elle vit dans un village. Elle travaille, de temps en temps, comme « gardienne » ; mais, avec sa fille, il faudra qu’elle reste chez elle, dit-elle, parce que « la ville est à 25 kilomètres, et il y a un car un jour sur deux », et que, donc, elle peut pas trouver de travail permanent à la ville. – Imaginez ce que signifie cette phrase sur la situation réelle de la Russie, – en dehors de la guerre en Ukraine. À 200 kilomètres de Moscou, il y a un car tous les deux jours (un seul, pas deux).

La mère dit d’autre part, donc, qu’elle ne se souvient pas quand elle a revu sa fille, mais qu’elle, elle ne va pas se « fourrer » dans la politique, et qu’elle ne comprend pourquoi le père a « bourré la tête à sa fille » avec toutes ces salades. Elle, ces salades (donc, le fait de considérer que l’Ukraine et la Russie doivent vivre en paix), elle va les lui enlever de sa cervelle, même si, bien sûr, elle ne lui interdira pas d’être en contact avec son père, – c’est-à-dire de lui écrire, parce qu’il sera en prison.

Telle est la situation au moment où j’écris. Pour l’instant, Macha est toujours dans l’orphelinat. Serguéï va être déchu de ses droits parentaux.

*

L’image de la misère morale, – les délations, la peur – pour un dessin… –. La misère physique, – la misère des provinces. La violence et une affaire qui fait le tour du monde. Pour « discrédit jeté sur l’armée ».

Est-elle, cette affaire, qui « discrédite », évidemment, le régime de Poutine tout entier, le résultat d’un engrenage liée au comportement de quelques fonctionnaires de province ? Bien sûr. Mais pas seulement, et de loin : elle est remontée jusqu’à Poutine, et Dmitri Peskov en a parlé, pour justifier ce qui s’est fait. Cette affaire parce qu’elle sert à faire peur –] à tous les parents qui voudraient dire à leurs enfants que c’est mal de bombarder des enfants. Elle existe parce qu’elle les oblige, comme au temps de Staline, de vivre dans un mensonge permanent – et à trembler, parce que, la délation, elle peut venir de n’importe qui. Et que, pour l’extérieur comme pour l’intérieur, Poutine n’a plus rien à faire de son image.

André Markowicz
Comité belge du Réseau européen de solidarité Ukraine

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

4 réflexions sur « La Russie au miroir de Macha »

  1. « Détruire une famille à cause d’une opinion n’est pas humain » : en Russie, la situation du père condamné pour le dessin anti-guerre de sa fille inquiète ses soutiens
    Un comité s’est rassemblé jeudi au tribunal d’Efremov pour soutenir Aleksei Moskalov. Ce père de famille n’était pas présent à cette nouvelle audience. Il a été condamné, fin mars, à deux ans de prison en raison d’un dessin anti-guerre fait par sa fille. Les autorités affirment qu’il a été arrêté à Minsk en Biélorussie.
    https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/detruire-une-famille-a-cause-d-une-opinion-n-est-pas-humain-en-russie-la-situation-du-pere-condamne-pour-le-dessin-anti-guerre-de-sa-fille-inquiete-ses-soutiens_5756174.html

  2. Une musicienne russe de jazz et l’Ukraine
    Olga Amelchenko, saxophoniste alto, est née à Saïanogorsk en Sibérie en 1988. Elle vit maintenant entre Berlin et la France. Elle participa au concert Jazz pour l’Ukraine à l’Écuje le 9 juin 2022 (les bénéfices de ce concert ont été directement reversés au Fsju et à la Croix rouge pour l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes).
    Son troisième album vient de paraitre Slaying the Dream ( titre inspiré par l’un des chapitres de Women, Culture & Politics, d’Angela Davis publié en 1990) :
    « Cet album est comme un manifeste, ou plutôt comme la traduction d’une conscience politique, d’un engagement, même si je ne suis pas une politicienne mais que je suis une musicienne avant tout. Il parle aussi de ma vie d’émigrée, ce sentiment d’exil qui me permet de questionner ma culture, d’où je viens, avec ce conflit intérieur toujours présent ». Cette perception s’est intensifiée depuis la guerre en Ukraine. « Je suis contre cette guerre, je suis pour la liberté, je sors cet album maintenant pour déclarer cela aussi » déclare-t-elle avec force.
    Sylvain Silberstein

  3. Projection du film My Russian 90’s : chroniques d’une décennie de Macha Ovtchinnikova
    France et Russie, 2022, 101 min
    Une production Les Docs du Nord et Docs Vostok.
    Lundi 17 avril 2023 à 20h
    La séance sera suivie d’une rencontre avec la réalisatrice et deux personnages du film.

    Au cinéma Le Luminor Hôtel de Ville
    20 rue du Temple 75004 Paris
    Billetterie en ligne
    Cartes UGC et CIP acceptées
    Le Luminor Hôtel de Ville est ménacé de fermeture. Plus de détails sur ce lien.

    Le film
    « Après avoir quitté la Russie en 2003, je retourne avec ma mère à Volgograd. Entre mes souvenirs d’une enfance idéalisée et la réalité douloureuse que vivait ma mère, nous nous remémorons la tumultueuse décennie qui a suivi le putsch de Moscou de 1991. Dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, My Russian 90’s : chroniques d’une décennie raconte en filigrane les souffrances et les violences subies par le peuple russe de la part de ses dirigeants depuis 1991. » Macha Ovtchinnikova

    La réalisatrice Macha Ovtchinnikova
    Macha Ovtchinnikova est une réalisatrice et chercheuse franco-russe. Maîtresse de conférence en histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Strasbourg, elle enseigne et écrit sur le cinéma contemporain. Elle a réalisé plusieurs films expérimentaux comme Les Variations (2014) et Stigmates de la terre (2020), et le documentaire My Russian 90’s : chroniques d’une décennie (2022). Lauréate du programme Watch This Space 11 organisé par le réseau 50°Nord, elle a présenté en Belgique sa première exposition personnelle d’oeuvres vidéo Désoublier fin 2021. Elle travaille actuellement sur un film de fiction consacré à l’anarchiste Emma Goldman.

    Centre audiovisuel Simone de Beauvoir

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