Le 14 juin : en grève pour nos salaires !

24juin2023

« Salaires, temps, respect ». Ces mots résument nos revendications syndicales pour la nouvelle grève féministe du 14 juin 2023. En matière de rémunérations, on reste loin du compte: sur toute la vie active, le revenu touché par les femmes est de 43% inférieur à celui des hommes.

Les milliards pleuvent lorsqu’il s’agit des banques, mais c’est la disette lorsqu’il s’agit d’augmenter les salaires et les retraites des travailleuses. Plus de 40 ans après l’adoption de l’article constitutionnel sur l’égalité qui affirme le principe d’un salaire égal pour un travail de valeur égale, le compte n’y est toujours pas: en 2020, l’écart de salaire moyen pour un emploi à plein temps est de 18%, contre 18,1 % en 2014.

La faute aux femmes ? Alors lorsque Marco Taddei, de l’Union patronale suisse, déclare que «l’égalité ne recule pas, elle progresse» [1], on se demande bien où il a trouvé ses chiffres. Probablement nulle part, puisque le but est de mener une offensive visant un double objectif: invisibiliser les inégalités et faire porter aux femmes elles-mêmes le fardeau de la discrimination qu’elles subissent. Les travailleuses qui ont des bas salaires choisiraient les mauvais jobs, ne sauraient pas négocier leur salaire à l’embauche et, une fois mères, elles réduiraient leur taux d’activité par choix. Alors si elles touchent ensuite des rentes de misère, ce n’est que de leur faute!

Rien n’est plus trompeur que ce récit culpabilisant du patronat et de la droite. Cela fait en effet des décennies que nous nous battons pour des salaires égaux (voir plus bas). Or quatre ans après notre mobilisation massive du 14 juin 2019, force est de constater que l’égalité ne progresse toujours pas. Une nouvelle grève féministe s’impose!

Salaire à plein temps: moins 18%. En 2020, l’écart salarial moyen entre les femmes et les hommes est de 18% pour l’ensemble de l’économie. Environ la moitié de cette différence ne s’explique pas par des facteurs dits « objectifs ». Selon la LEg (Loi sur l’égalité), cet écart inexpliqué doit être considéré comme purement discriminatoire. Il constitue donc le noyau dur de l’inégalité salariale et devrait être éliminé en premier, car il n’est lié à aucun autre facteur que le fait d’appartenir au sexe féminin. Or, au lieu de diminuer, cette marge a augmenté de 5,5% entre 2014 et 2018 !

La différence salariale est plus grande dans le secteur privé que dans le secteur public, respectivement 19,5%, contre 15,1%. Dans le secteur public, l’écart s’est réduit de 3% entre 2018 et 2020, mais la partie inexpliquée a progressé de 9,5%. Elle s’élève désormais à 46,7%, soit près de la moitié de l’écart.

Il faut aussi souligner que ces chiffres ne comprennent que les administrations publiques. Ils excluent donc le secteur parapublic subventionné, qui comprend la majeure partie des hôpitaux, EMS, soins à domicile, des institutions sociales et des structures pour l’accueil de jour. Evidemment, tous les services sous-traités, comme les cantines, le nettoyage, les blanchisseries sont aussi exclus du secteur public. Or, dans tous ces secteurs, les femmes sont majoritaires et les salaires sont bas. Si le secteur public comprenait toutes les tâches d’utilité publique, la part de bas salaires et les inégalités seraient très probablement plus grandes. Ainsi, l’inégalité moyenne dans le secteur de la santé et du social est de 19,5%, comparable à l’écart dans le secteur privé.

Une entreprise sur deux hors la loi. Depuis 2020, la LEg a été révisée. Elle prévoit désormais que toutes les entreprises de plus de cent employé·e·s et les collectivités publiques doivent faire une analyse des salaires afin de détecter les éventuelles inégalités inexplicables. L’outil proposé s’appelle Logib. Il vise à mettre en évidence l’écart de salaire qui ne peut être expliqué par les critères suivants: la formation de l’employé·e, l’ancienneté, l’expérience professionnelle, le niveau d’exigence ou la position professionnelle. Une critique pourrait intervenir à ce stade, puisque l’objectivité de ces critères prête à discussion: le niveau d’exigence des postes occupés majoritairement par les femmes est souvent sous-évalué. On sait aussi que les femmes sont souvent surqualifiées, ou que la grossesse et l’accouchement provoquent des interruptions de carrière qui pèsent sur l’ancienneté. Mais l’idée de Logib est de mettre le doigt sur la discrimination qui ne peut justement pas s’expliquer par d’autres critères. Et si on n’essaie pas de l’instrumentaliser à d’autres fins, cette analyse peut être intéressante.

Grosso modo, la moitié de l’écart moyen, soit environ 7 à 9% selon les secteurs, est ainsi inexplicable. Or sur ce pourcentage, Logib tient compte d’un seuil de tolérance de 5%, qui n’a aucune base légale, ni scientifique. Selon une étude du Bureau de l’égalité du canton de Vaud, si on supprimait ce seuil de tolérance, la part d’entreprises conformes descendrait de 81% à 50%. En clair, une entreprise sur deux ne passerait pas le test Logib ! Dans le secteur public, le taux de réussite du test chuterait de 91% à 54% dans le secteur public, réduisant ainsi l’écart avec le privé, qui passerait de son côté de 77% à 48%.

Assez des inégalités ! Supprimer ce seuil de tolérance, obliger les entreprises à rendre publics les résultats détaillés de l’analyse, instaurer des contrôles par une autorité fédérale avec des sanctions à la clé: ces mesures constitueraient déjà un pas dans la bonne direction – sans pour autant résoudre le problème de l’inégalité salariale, qui est plus large, comme le SSP le rappelle souvent, notamment à propos de la dévalorisation des métiers majoritairement féminins. Mais rien de tel à l’horizon!

Le GEOG explose les inégalités. Depuis le mois de septembre 2022, nous disposons d’un nouvel outil très intéressant: l’écart global de revenu du travail, ou « Gender Overall Earnings Gap » (GEOG). Cet écart est calculé en tenant compte des différences entre les revenus professionnels horaires bruts, des différences de durée mensuelle du travail et des différences de taux de participation au marché du travail. Le résultat, calculé sur l’année 2018, est de 43,2%. Cela signifie que le revenu des femmes, perçu pour toutes les heures de travail accomplies pendant la vie active, est inférieur de 43,2% à celui des hommes. En comparaison internationale, la Suisse pointe en vingt-huitième position sur trente pays. Seuls l’Autriche et les Pays-Bas font pire ! Ce résultat est à mettre sur le compte du travail à temps partiel, plus souvent imposé qu’on ne le dit [2].

[1] Le Temps, 22 février 2022.
[2] Rapport du Conseil fédéral, 7 septembre 2022: Inégalité? salariale entre les femmes et les hommes. Saisir l’écart global de revenu du travail et d’autres indicateurs, élaboré à la suite du postulat 19.4132 de Samira Marti (25 septembre 2019). Une ventilation par groupes d’âge montre que le GOEG s’accroît avec l’âge: il est déjà de 7,9% chez les 15 à 24 ans, il passe à 27,3% chez les 25 à 34 ans. Il progresse encore par la suite: 35 à 44 ans: 48,4%; 45 à 54 ans: 50,8%; 55 à 64 ans: 53,5%.

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La longue lutte (inachevée) pour l’égalité salariale

Le principe d’un salaire égal pour un travail égal a été ancré dès 1948 dans la Déclaration des droits humains de l’ONU, puis dans la Convention 100 du Bureau international du travail (BIT), en 1952.

Il faudra attendre 1972 et l’introduction du droit de vote des femmes pour que la Suisse ratifie cette convention, puis encore plus de dix ans avant que la Suisse inscrive enfin le principe de l’égalité entre hommes et femmes dans sa Constitution. C’était le 14 juin 1981. Cet article constitutionnel avait suscité beaucoup d’espoir. Cependant, face à la difficulté de le mettre en application, les femmes ont fait une première grève le 14 juin 1991. Objectif: exiger, entre autres, une loi sur l’égalité (LEg) qui verra le jour en 1996.

Syndicats et mouvement féministe pensaient alors tenir un outil légal qui permettrait d’effacer rapidement les inégalités salariales. Nouvelle déception: les procédures LEg sont longues et pénibles. Dans les deux tiers des cas, à la fin du procès, les plaignantes ont perdu leur emploi, alors que les victoires restent rares.

Avec les femmes de l’Union syndicale suisse (USS), nous exigeons depuis longtemps une meilleure application de la loi, et en particulier des contrôles et des sanctions. Sans succès.

La permanence des inégalités salariales, malgré la progression du niveau de formation des femmes et leur ancrage toujours plus grand dans le monde du travail professionnel, a été une des raisons de relancer l’appel à la grève féministe pour le 14 juin 2019.

Quatre ans plus tard, il est plus nécessaire que jamais de se mobiliser pour l’égalité salariale !

Michela Bovolenta 
Michela Bovolenta est secrétaire centrale SSP
http://alencontre.org/suisse/suisse-le-14-juin-en-greve-pour-nos-salaires.html

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Offensive bourgeoise sur le thème des inégalités salariales
entre hommes et femmes :
« Ce n’est pas la faute du patronat… mais des femmes »

« On ne peut pas prétendre qu’une différence salariale équivaut à une discrimination » (Neue Zürcher Zeitung, 30.01.2023)« Statistiques controversées sur l’égalité salariale » (agefi,25.01.2023), « Dispute au sujet des comparaisons salariales » (télévision suisse alémanique, 10 vor 10, 6.03.2023) : ces titres témoignent de la nouvelle offensive en cours pour décrédibiliser le constat que les femmes sont discriminées au niveau salarial. La grève féministe du 14 juin approche, de même que l’échéance à laquelle les entreprises de plus de 100 employé·e s doivent informer sur l’analyse de leur différence salariale. Il s’agit d’étouffer préventivement toute revendication. Dans ce but, le patronat et ses relais bourgeois diffusent un argumentaire à « large spectre ». Son thème : les différences de salaire entre hommes et femmes ne sont pas aussi grandes qu’on le prétend et, si elles existent encore, ce n’est pas la faute des patrons, mais… des femmes ou des « mentalités ».

Effacer les inégalités… en éliminant les femmes…
La professeure d’économie à l’Université de Bâle Conny Wunsch est en pointe pour minimiser les inégalités salariales. Dans une contribution publiée en février 2021 [1], elle annonce que les différences salariales « non expliquées » [nous revenons sur ce concept discutable plus loin] entre hommes et femmes seraient réduites « jusqu’à 50% » en appliquant les méthodes d’analyse statistique modernes. Cette « conclusion » revient en boucle dans les argumentaires patronaux et bourgeois.

Un axe décisif de la « modernisation » proposée par Madame Wunsch porte sur la comparabilité entre hommes et femmes. Au départ, une évidence : l’emploi des femmes et des hommes est ségrégué. Pour le dire simplement: le personnel soignant dans les EMS est presque exclusivement composé de femmes à temps partiel; les cadres dans les départements productifs des entreprises industrielles sont presque tous des hommes travaillant à plein temps. Cela rend difficile la constitution de paires, composées chacune d’un homme et d’une femme ayant les mêmes caractéristiques (même âge, formation, responsabilité professionnelle, branche d’activité, etc.), utilisées pour la comparaison des salaires.

Face à ce manque de « common support », pour reprendre le terme technique, les instruments statistiques « modélisent » les éléments manquants (l’homme travaillant dans les soins en EMS; la femme cadre ingénieure). Mais la modélisation peut ne pas être optimale. Pour Conny Wunsch, il ne faudrait dès lors prendre en considération que les paires homme-femme pour lesquelles un « common support » est établi. C’est ainsi, et avec le recours à des méthodes statistiques plus « robustes », qu’elle arrive à réduire l’écart salarial « non expliqué » de 50%. Mais à quel prix : 80% des femmes sont éliminées de la comparaison, car n’ayant pas d’équivalent masculin partageant leurs caractéristiques. Cela concerne en particulier les femmes avec un très bas salaire…

Devant l’absurdité de ce résultat – qui lui sert néanmoins à faire le buzz – Madame Wunsch propose de limiter l’exigence de « common support » aux variables les plus importantes, élargissant ainsi la part des femmes prises en considération. La professeure bâloise arrive alors au résultat que la différence salariale « non expliquée » passe de 7,7% à 6% dans le secteur privé et de 6,4% à 3,2% dans le secteur public. Mais une femme sur cinq travaillant dans le privé et une femme sur dix dans le public sont toujours éliminées de la comparaison. Malgré toute la peine qu’elle se donne, Madame Wunsch n’arrive donc pas à faire disparaître la différence salariale « non expliquée » entre hommes et femmes. Une expertise commandée par le Conseil fédéral montrait déjà en 2015 que les prétendues analyses statistiques « plus sophistiquées » ne faisaient pas disparaître cette différence, correspondant au noyau dur de la discrimination salariale subie par les femmes [2].

ou en les expliquant par les femmes
Le deuxième axe de la charge bourgeoise est celui-ci : les analyses officielles des différences salariales ne prendraient pas en compte suffisamment de facteurs explicatifs. On ne pourrait donc pas prétendre que les différences « non expliquées » sont synonymes de discrimination. C’est le sens du postulat déposé en décembre 2022 par le conseiller national radical Marcel Dobler (Saint-Gall). Il demande « une étude portant spécifiquement sur la part inexpliquée de l’écart salarial entre hommes et femmes et recourant aux méthodes scientifiques les plus récentes. Les causes possibles de cet écart, telles que la maternité, l’interruption de travail, l’état civil ou l’expérience professionnelle, seront examinées pour toutes les tranches d’âge. » Membre du comité de la faîtière patronale economiesuisse, co-fondateur de Digitec-Galaxus qu’il a vendu à Migros en 2014, Marcel Dobler est depuis 2018 co-propriétaire des magasins de jouets Franz Carl Weber, qui emploient près de 200 employés, dont très probablement une majorité de femmes… ce qui explique peut-être son intérêt pour la question.

Dans les analyses officielles actuelles, plusieurs caractéristiques prises en compte pour expliquer les différences salariales entre hommes et femmes reflètent elles-mêmes les discriminations subies par les femmes. Par exemple, la position professionnelle (être cadre ou pas) est censée « expliquer » une partie de cette différence. Mais les femmes sont souvent confrontées au mécanisme discriminatoire du « plafond de verre ». Considérer que la position professionnelle « explique » la différence salariale entre hommes et femmes revient donc à faire comme si les différences salariales découlant d‘une discrimination – le plafond de verre – sont justifiées.

Avec le postulat Dobler, on ferait un pas de plus : une différence salariale liée au fait que des femmes ont connu une maternité serait ainsi considérée comme « expliquée » et donc justifiée. En quelque sorte : les femmes gagnent moins que les hommes, parce que… ce sont des femmes. Dans sa réponse négative au postulat, le Conseil fédéral est d’ailleurs obligé de rappeler que la Loi sur l’égalité stipule que toute discrimination « se fondant sur l’état civil ou la situation familiale est interdite ».

Il en faudrait cependant plus pour freiner la machine à propagande bourgeoise. Pour contourner cette objection, assez élémentaire, elle développe un double argument:  les différences de caractéristiques entre hommes et femmes ne seraient en fait pas la conséquence de discriminations subies par les femmes (défavorisées pour faire carrière, par exemple), mais de leur « libre choix », ou alors des « mentalités » dominantes, « conservatrices ». En tout cas, les employeurs n’y seraient pour rien.

Les femmes gagnent moins… parce qu’elles le veulent bien
Commençons par le «libre choix». Une illustration en est offerte par les propos de l’économiste Conny Wunsch, toujours elle, interrogée par la NZZ (30.01.2023). A la question de savoir s’il y a encore des employeurs qui paient systématiquement moins les femmes que les hommes, elle répond que cela n’est pas exclu, mais plutôt rare à son avis. Puis elle poursuit : « […] Ce qui est probablement plus fréquent, c’est qu’une petite entreprise n’a que peu d’argent à disposition. Elle met au concours un poste, pour lequel on gagnerait nettement plus dans une grande entreprise. Il y a de grandes chances que ce soient des femmes qui postulent, parce que des trajets plus courts, ou une plus grande flexibilité, sont plus importants pour elles qu’un salaire élevé. Est-ce une discrimination salariale ? […] Si une entreprise a peu de moyens et que ce sont surtout des femmes qui postulent, on ne peut pas lui reprocher d’embaucher des femmes. Si un homme avait postulé, il aurait aussi gagné moins. Mais l’homme accepte de faire un trajet plus long, parce qu’il veut plus de salaire. A cela s’ajoute le fait que les femmes ont tendance à moins négocier leur salaire que les hommes, en particulier au moment de leur embauche. Je recommande à toute femme de le faire et de revendiquer pour leur salaire. Mais les femmes préfèrent plus souvent que les hommes éviter les risques. »

Nous y voilà : les femmes gagnent moins parce qu’elles le veulent bien, suivant leurs « préférences »… pour les trajets courts, les horaires flexibles et l’aversion au risque. De toute évidence, deux « détails » échappent à l’attention de l’économiste Wunsch.

Premièrement, la prétendue « préférence » des femmes pour la flexibilité a peut-être quelque chose à voir avec le fait que la grande majorité du travail domestique et éducatif leur incombe. Où sont les mesures pour développer des services publics de garde des petits enfants, garantissant une place à tout parent en faisant la demande et accessibles sans obstacle financier ? Où est le congé parental suffisamment long permettant de passer la première année avec un nouveau-né sans devoir interrompre ou réduire drastiquement son activité professionnelle ? Où sont les sanctions sévères à l’encontre des employeurs qui continuent de licencier les femmes ayant accouché, bien que cela soit interdit ? Quand les employeurs seront-ils tenus d’accorder un temps partiel aux hommes qui en font la demande, et de réaugmenter le temps de travail des femmes ayant temporairement réduit leur taux d’activité ? A quand une diminution du temps de travail, nécessaire pour rendre compatibles activité professionnelle et responsabilités familiales ?

Deuxièmement, dans la vraie vie, il existe autre chose que les abracadabrantes « préférences » des femmes : le « rapport de force » social. Est-ce qu’il n’y a pratiquement pas de soignantes à plein temps dans les soins à domicile ou dans les EMS, pas plus qu’il n’y a de vendeuses à plein temps, principalement à cause de leurs « préférences » ? Ou parce que le temps partiel imposé est idéal pour garantir un maximum de flexibilité aux employeurs dans la gestion des « ressources humaines » ? Les salaires des femmes majoritaires dans les soins, reconnus comme insuffisants, sont-ils dus à leurs « préférences » pour la flexibilité, à leur trop faible « productivité » (mesurée comment ?) ? Ou aux contraintes budgétaires destructrices imposées aux services de santé au nom de la « lutte contre l’explosion des coûts de la santé », contraintes dont partis de droite et associations patronales sont les fers de lance ? Les salaires sont-ils si bas dans la grande distribution, ou dans les services de nettoyage, où les femmes sont majoritaires, parce qu’il s’agit d’entreprises qui ont « peu de moyen » ? Ou parce que Migros, Coop, Manor et autres ISS sont en position de force pour imposer leurs conditions salariales et d’emploi ? Et tous ces bas salaires, imposés dans des branches où les femmes sont fortement majoritaires, ne sont-ils pas considérés comme «normaux» parce qu’ils concernent avant tout des femmes, dont les revenus continuent à être considérés comme « d’appoint » ?

Sinon, c’est la faute aux « mentalités »…
L’argument des « mentalités » complète le précédent. En voici une illustration. Pour donner une caution « scientifique»  à son postulat, le radical Dobler invoque une « analyse récente » de l’Office de l’économie et du travail du canton de Zurich (Wirtschaftsmonitoring, décembre 2022, p.17). L’auteur principal de cette « analyse » est le chef du domaine économie à l’office mentionné, Luc Zobrist, élu radical en ville de Zofingue (AG) et ancien assistant de recherche chez Avenir Suisse, l’officine à produire de la propagande patronale. Un expert. Il assène que si un écart salarial entre hommes et femmes persiste, cela n’a rien à voir avec des discriminations : « le plus grand facteur contribuant à la différence salariale [réside dans le fait que] dès que les femmes ont des enfants, elles réduisent leur taux d’activité. Il n’en découle pas seulement une baisse de leur revenu, mais, à moyen terme, de leur expérience professionnelle et de leurs chances de faire carrière ». Or, cette situation résulte de « l’influence décisive des représentations en matière de valeurs, de partage des rôles et de préférences », représentations qui sont « plutôt conservatrices en Suisse en comparaison européenne ». Donc, les patrons n’y peuvent rien, ce qu’il fallait démontrer. Mais cette prétendue « explication » est doublement contestable.

Premièrement, il est trompeur de faire croire que seules les femmes ayant eu des enfants sont concernées dans des inégalités salariales. Selon l’analyse détaillée des différences salariales en 2020 publiée par l’OFS [3], la différence de salaires entre hommes et femmes parmi les personnes mariées (Zobrist se base sur l’état civil pour sa « démonstration ») se monte certes à 25%, dont deux cinquièmes (10%) sont considérés comme « inexpliqués ». Mais la différence de salaire n’est pas inexistante parmi les personnes célibataires : elle s’élève à 4,6%, dont les deux tiers (3,1%) sont considérés comme inexpliquées. Ces résultats convergent avec ceux de l’étude publiée en 2019 par Betina Combet et Daniel Oesch [4]. Se basant sur les données de deux cohortes permettant de suivre les débuts de carrière professionnelle, les deux auteurs montrent que « les jeunes femmes gagnent des salaires inférieurs aux jeunes hommes ayant des compétences comparables et travaillant dans des emplois comparables bien avant qu’elles aient des enfants » [souligné par les auteurs]. Ils estiment cette différence « inexpliquée » entre 3% et 6%.

Deuxièmement, les patrons jouent un rôle actif dans le creusement de l’écart salarial au détriment des femmes ayant des enfants. Une autre étude [5] à laquelle a également participé Daniel Oesch en fait la démonstration. D’une part, elle montre qu’à caractéristiques égales, le fait d’avoir un enfant réduit les salaires des femmes concernées de 4% à 8%. D’autre part, une expérience menée auprès de personnes responsables du recrutement dans des services du personnel aboutit au résultat qu’elles proposent à des femmes ayant des enfants et postulant à un poste d’assistant en ressources humaines un salaire 2% à 3% plus bas qu’aux candidates sans enfant, bien que toutes les autres caractéristiques des candidates soient identiques. L’écart est plus prononcé pour les jeunes mères, pour lesquelles il atteint 6%. Ce sont donc bien des choix a priori des employeurs qui creusent l’écart salarial au détriment des mères de famille, et pas un prétendu « manque d’expérience professionnelle ».

Quant à invoquer « la mentalité conservatrice » helvétique pour dédouaner le patronat, c’est d’une hypocrisie typique de la part d’un représentant du Parti radical, pilier depuis un siècle et demi du pouvoir bourgeois et relais fidèle des revendications patronales. Qu’a fait le Parti radical pour que la Suisse ne soit pas un des derniers pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes, en 1971 ? Qui a freiné des quatre fers, au point qu’il a fallu la première grève des femmes en 1991 pour qu’une loi sur l’égalité entre enfin en vigueur en 1996 ? Qui a combattu avec acharnement le congé maternité, qui n’existe en Suisse que depuis 2005 ? Qui bloque encore et toujours la mise en place d’un congé parental ? Qui freine depuis des décennies le financement des structures publiques d’accueil de l’enfance ?

Aux sources d’un acharnement
La « flexibilité du marché du travail » – c’est-à-dire l’absence de droits collectifs et la faiblesse des règles protégeant les salarié·e·s – a toujours été un atout décisif du patronat helvétique. La lutte menée par les femmes pour l’égalité salariale menace cet « avantage concurrentiel » : elle pose en effet que des règles définies par la société – l’égalité entre hommes et femmes et, par conséquent, le principe que des travaux de valeurs égales doivent être rémunérés de manière égale – peuvent mettre des limites à la latitude des employeurs, que ces derniers voudraient conserver illimitée. Et cette exigence a conquis une légitimité sociale incomparable à celle d’autres revendications sociales, comme celle d’un salaire minimum par exemple. C’est cette avancée que les milieux bourgeois et patronaux sont déterminés à briser, en faisant feu de tout bois. Cela souligne le sens de l’engagement syndical en sa faveur.

Jean-François Marquis
Jean-François Marquis est membre du Syndicat des services publics (SSP)

[1] Anthony Strittmatter, Conny Wunsch (2021), «The Gender Pay Gap Revisited with Big Data: Do Methodological Choices Matter?», WWZ Working Paper2021/05.
[2]
 Christina Felfe, Judith Trageser, Rolf Iten (2015), «Etude des analyses appliquées par la Confédération pour évaluer l’égalité des salaires entre femmes et homme. Rapport final».
[3] Kaiser, B. & Möhr, T. (2023). «Analyse des différences salariales entre femmes et hommes sur la base de l’enquête suisse sur la structure des salaires (ESS) 2020». BSS Volkswirtschaftliche Beratung. Etude sur mandat de l’Office fédéral de la statistique (OFS), tableau 118
[4] Betina Combet et Daniel Oesch (2019), «The Gender Wage Gap Opens Long Before Motherhood. Panel Evidence on Early Careers in Switzerland”, 
European Sociological Review.
[5] Daniel Oesch, Oliver Lipps, Patrick McDonald (2017), «The wage penalty for motherhood: Evidence on discrimination from panel data and a survey experiment for Switzerland”, Demographic Research, vol 37, article 56, pp. 1793-1824.

http://alencontre.org/suisse/suisse-offensive-bourgeoise-sur-le-theme-des-inegalites-salariales-entre-hommes-et-femmes-ce-nest-pas-la-faute-du-patronat-mais-des-femmes.html

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LE 14 JUIN 2023 C’EST LA GREVE FEMINISTE !

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L’histoire nous le dit : tous les droits que nous avons, nous les avons conquis en nous mobilisant avec force, détermination et persévérance à l’exemple du droit de vote, du congé maternité ou de la dépénalisation de l’avortement. Ce n’est qu’en luttant encore que nous obtiendrons l’égalité et mettrons fin aux discriminations et aux violences sexistes et sexuelles qui impactent encore aujourd’hui la vie de la majorité des femmes, ainsi que des personnes trans et/ou non binaires.
https://ssp-vpod.ch/campa/greve-feministe-2023/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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