« Rom sam ame »

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« Nous sommes Rom » [1]
« {Zingari et Gadjé] sont deux constructions sociales édifiées au cours des siècles avec toujours plus de conviction de part et d’autre, mais qui respectivement ne se reconnaissent pas « tsiganes » d’un côté et pas « Gadjé» de l’autre Et c’est justement parce qu’ils sont réciproquement des constructions historico-sociales qu’ils sont terriblement réels : les « non-tsiganes » sont
convaincus que les tsiganes existent et les « non-gadjé » sont convaincus que les « gadjé » existent »
(Leonardo Piasere, Un mondo di mondi. Antropologia delle culture rom. Traduction de Patrick Williams)

En 2021 disparaissent deux chercheurs de premier plan qui symbolisaient deux approches possibles (et réellement existantes !) de la question du « peuple Rrom ». Non qu’il soit question ici de les opposer (d’ailleurs ils collaborèrent à des écrits communs) mais de (tenter de) faire saisir la complexité du problème.

Marcel Courthiade linguiste, professeur de Rromani à Langues’O, a, entre autres, œuvré au sein de l’Union Rromani Internationale pour une standardisation de la langue Rrom, estimant que l’unité de la langue correspondait à l’unité du peuple (plus précisément que le tronc commun des parlers justifiait l’affirmation de l’existence du peuple). Une démarche « militante » s’inscrivant dans la perspective des luttes de libération nationale de la seconde moitié du 20ème siècle (voire même du processus de construction du sentiment national autour de la normalisation des « parlers » en une langue nationale au 19ème siècle) et, est de ce point de vue éminemment sympathique.

Patrick Williams, offre la particularité, lui, d’être devenu ethnologue parce personnellement intégré à des communautés (manouches du centre de la France dès son enfance, puis Rroms Kalderash de la région parisienne) et non pas d’être un ethnologue dont le champ d’études a été les Rroms.

Cette note est écrite à partir de la publication posthume d’un livre qui combine l’évocation de sa trajectoire personnelle avec une analyse plus « théorique » ces deux parties tentent de répondre de manière dynamique à la question de l’identité « tsiganes ».

Il s’agit d’un ouvrage particulièrement riche qui interroge les généralisations qui substituent à l’analyse concrète des cadres qui souvent ne correspondent à aucune réalité. En refusant d’adopter un des termes des oppositions binaires : peuple immobile défini par sa culture, sa langue ou à l’inverse groupe social qui au long des siècles s’est construit de tout ceux et celles qui se situaient aux marges de la société de leur temps.

On retiendra par exemple que l’antienne « les Rroms viennent de l’Inde (de Kanauj selon Courthiade) » n’a pas grande signification aujourd’hui (hormis pour l’historien) sauf à laisser planer l’idée d’une « pureté » ethnique inviolée au fil des siècles, idée maîtresse du nationalisme réactionnaire.

Mettre en avant, comme toutes les monographies le montrent la dynamique évolutive des communautés « tsiganes », le fait que leur « modèle » économique se fonde sur leurs interactions avec les « gadgé » au milieu desquels ils vivent.

(« Nous ne rencontrons des « Tsiganes » que dans des territoires déjà occupés. L’immersion parmi les autres caractérise leur situation dans le monde (…) il convient d’ajouter que cette présence partout est regardée comme illégitime ») ne remet pas en cause la dénonciation des répressions et stigmatisations dont ils furent (et sont encore !) victimes.

Mais toutes les recherches effectuées ces dernières années montrent que chaque communauté s’auto-définit comme les seuls « vrais » Roms en s’estimant plus proche de « ses Gadgés » (celles et ceux qui répondent positivement à leur sollicitation de travail ou d’aide matérielle ou financière), que de la communauté, pour nous toute aussi Rrom, leurs voisins [2]

« … La seule affirmation partagée par tous au niveau le plus général : Nous on n’est pas des Gadgé »

« Pourquoi a-t-on besoin d’une ethnologie de la totalité ?

Parce que le discours que tient l’ethnologie sur chaque communauté « tsigane » est différent du discours que tiennent et le sens commun et les autres sciences sociales (…) La vision de l’Histoire (un peuple persécuté ou un « peuple-résistant ») et celle de la Sociologie (un problème social) ne concordent pas avec la vision qui ressort des monographies ethnologiques : des communautés (…) qui luttent pour établir et maintenir leur autonomie, leur cohésion, pour construire un mode d’organisation spécifique, pour partager une façon de vivre et pour assurer leur perpétuation. »

Un livre important par sa prise en compte de la complexité, au-delà des stéréotypes (que ceux-ci soient négatifs ou positifs !) [3]

Dominique Gérardin, Lille, 10 juin 2023

[1] Le problème des termes utilisés est difficile à résoudre : dans les citations j’ai évidemment gardé la graphie des auteurs, pour le reste peu de règles, étant entendu que même pour les communautés ayant conservé l’usage de la Rromani chib (Langue rromani) toutes ne se reconnaissent pas comme « Rroms », pour ne pas parlers évidemment des Gitanos qui ne parlent pas cette langue.
[2] Les jeunes Kabudzis (un des 4 groupes de Rroms albanais) en Crète, que j’ai fréquenté activement pendant 5 ans, se moquaient ouvertement des Rromnia roumaines qui gardaient l’habillement dit traditionnel (longues jupes, collier de pièces « d’or » etc…) alors que tous et toutes se livraient aux mêmes activités. Ignorance de la communauté autre qui se manifeste par un dénigrement et l’utilisation de qualificatifs dépréciatifs !
[3] Patrick Williams aborde à plusieurs reprises le fait que vis-à-vis des Gadgés les Rroms peuvent « jouer » à « faire le tsigane », (selon les cas sérieusement ou avec humour), à Athènes la famille qui m’héberge me propose de faire la sieste et deux minutes après revient pour me signaler que j’ai laissé ma sacoche sur la table et qu’il faut la mettre sous l’oreiller. Pourquoi ? « Mais voyons Dominique, tu sais bien que nous sommes des voleurs ! », le tout avec un grand sourire !

Patrick Williams : Tsiganes ou ces inconnus qu’on appelle aussi Gitans, Bohémiens, Roms, Gypsies, Manouches, Rabouins, Gens du voyage… 601 pages.
Paris, Presses Universitaires de France, 2022

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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