Haïti : continuation et interruption de la politique par d’autres moyens

Dans Silencing the past, l’historien haïtien Michel Rolph Trouillot analyse la façon dont la révolution haïtienne avait été recodée et effacée de l’historiographie et de la narration dominante. Les formules alors employées ne se reproduisent-elles pas aujourd’hui dans la manière de dire la crise actuelle en Haïti – et dans la solution qu’on prétend lui apporter ?

Intervention de Frédéric Thomas (CETRI) aux Journées d’étude Failles haïtiennes, organisées à Bordeaux les 16 et 17 novembre 2023, grâce au programme ANR OSMOSE.

Je remercie le programme ANR OSMOSE, en général, et Alice Corbet, en particulier, pour l’organisation de ces deux journées d’étude et pour m’avoir invité. J’interviens ici de manière quelque peu décalée, puisque mes recherches sur Haïti ne se développent pas directement dans le champ académique. C’est, en effet, à partir d’analyses « à chaud » sur l’actualité, comme chargé d’étude au sein d’une ONG belge, le CETRI (Centre tricontinental), focalisée sur les relations Nord-Sud, que j’ai été amené, par la force des choses, à développer mes recherches sur Haïti afin de mieux appréhender les événements qui s’y déroulent.

La faille sur laquelle j’aimerais m’arrêter se situe à cheval entre un narratif et des pratiques, entre mémoire et histoire, entre deux espaces national et mondial. Dans Silencing the past : Power and the Production of History (1995) [1], l’historien haïtien Michel Rolph Trouillot a développé la thèse suivant laquelle la Révolution haïtienne a constitué un événement inouï et impensable. Impossible même. Non seulement pour les colons bien sûr, mais aussi pour les philosophes et les historiens contemporains de la période révolutionnaire. Le soulèvement et le triomphe d’esclaves noirs n’étaient simplement pas assimilables au prisme de l’épistémologie et des dispositifs narratifs et intellectuels dominants.

Les événements furent donc requalifiés, remaniés, recodés. « Lorsque la réalité ne coïncide pas avec des croyances profondément ancrées, écrit Trouillot, les êtres humains ont tendance à formuler des interprétations qui forcent la réalité à entrer dans le cadre de ces croyances. Ils élaborent des formules pour refouler l’impensable et le ramener dans le champ du discours accepté » [2]. Et l’auteur de mettre en avant les formules d’effacement et de banalisation à l’œuvre dans ce refoulement, ainsi que la façon dont celles-ci se sont reproduites et fondues à travers la formule plus générale d’ensilencement dans l’historiographie du 19ème et 20ème siècles [3] ; une historiographie encore largement tributaire de l’héritage colonial [4].

Ainsi, Trouillot avance que les événements singuliers, les actes de résistance de la révolution haïtienne étaient traités séparément, vidés de leur contenu politique et révolutionnaire, de telle sorte que « l’ensemble des faits, rongés de toutes parts, se banalise », tandis que la révolution elle-même tendait à être directement effacée. Notre manière de comprendre – ou de ne pas comprendre – ce qui se passe en Haïti aujourd’hui a-t-elle changé ? Elle emprunte en tous les cas prioritairement aux registres de la guerre et de l’humanitaire, du chaos et de l’urgence [5]. Or, cette manière de lire et de dire la crise est étroitement imbriquée à une manière de répondre à celle-ci, de lui apporter une solution.

Dressons un rapide état des lieux clinique de la situation haïtienne aujourd’hui et du narratif pour décrire cette situation. Les gangs armés contrôlent 80% de la zone métropolitaine de la capitale, Port-au-Prince, sèment la terreur et recourent systématiquement à une violence basée sur le genre. Près de la moitié de la population a besoin d’une assistance humanitaire et l’appel humanitaire lancé par l’ONU cette année s’élève à 720 millions de dollars (662 millions d’euros), ce qui représente plus du double qu’en 2022 et le montant le plus élevé depuis le séisme de 2010 [6].

Faute de moyens, de capacités, l’État haïtien n’arrive pas à combattre les gangs qui ont rempli le vide laissé par les institutions publiques. La population est abandonnée à son sort. La « communauté » internationale [7] a donc décidé de répondre favorablement à l’appel à l’aide d’un gouvernement haïtien dépassé par les bandes armées, et qui a sollicité, en octobre 2022, l’envoi d’une force multinationale ; demande qui a reçu l’aval du Conseil de sécurité. La double mission de cette force : venir en appui à la police haïtienne pour lutter contre les gangs et contribuer à la stabilisation et à la sécurisation du pays afin que, le plus rapidement possible, des élections puissent être organisées.

Telle est, à grands traits, la crise haïtienne au regard des discours humanitaires, diplomatiques, journalistiques [8]. Ces lectures ne reconduisent-elles pas ou ne recyclent-elles pas les formules analysées dans Silencing the past ? C’est donc à une mise à l’épreuve croisée des thèses de Trouillot et de la narration actuelle que j’entends me consacrer ici.

Banalisation et effacement
La répétition des crises et des catastrophes naturelles, la prédominance du regard humanitaire, la formule passe-partout du « pays le plus pauvre du continent américain », le narratif du chaos et de la malédiction, ne participent-ils pas d’une banalisation – voire d’une « folklorisation » [9] – des malheurs haïtiens, faisant d’Haïti un pays lointain, un cas à part ? Cette interprétation n’est-elle pas entachée de traits néocoloniaux qui font de l’échec, de la violence et de la corruption les caractéristiques naturelles de cette population noire, issue d’un pays du Sud ? Et cette banalisation de la « malchance » ne se double-t-elle pas d’une banalisation des interventions armées multinationales ; une dizaine en trente ans ?

La banalisation se marie à des paramétrages distinctifs. Ainsi, le Secrétaire général de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), Luis Almagro, présente Haïti comme l’un des « plus importants et manifestes » échecs de « la coopération internationale ». Et cet échec est, selon lui, le fruit de « 20 ans de stratégie politique erronée » [10]. Il n’en appelle pas moins à une énième intervention internationale s’inscrivant dans la même dynamique d’échec, de crise et d’ingérence.

De même, un récent rapport d’experts de l’ONU [11] souligne que les gangs sont « instrumentalisés par l’élite politique et économique », et que cette influence est « systémique ». Des hommes d’affaires, des hauts fonctionnaires, des politiques, dont l’ancien président (2011-2016) Michel Martelly, sont ainsi nommés pour leurs liens avec les gangs et leur implication dans des affaires de corruption, dont la plus récente et la plus importante, Petrocaribe [12]. Cependant, on semble se refuser à remonter jusqu’au président (2017-2021) Jovenel Moïse, le dauphin de Martelly, dont le gouvernement s’est inscrit dans la continuité de son prédécesseur, et, de là, au premier ministre actuel, Ariel Henry, nommé par Jovenel Moïse peu de temps avant son assassinat, le 7 juillet 2021. Surtout, à l’heure de mettre en œuvre le régime de sanctions, on « oublie » le caractère systémique de la gabegie et des liens entre classe dominante et bandes armées, on passe sous silence les connexions internationales des personnes impliquées, pour s’en tenir à la fiction d’accidents de parcours, de cas individuels et de dysfonctionnements.

Notons par ailleurs que les sanctions déjà mises en place par le Canada et les États-Unis [13] ne s’appuient pas sur des scoops, des informations nouvelles et confirment les analyses et dénonciations exprimées de longue date par des organisations haïtiennes. Mais, seule la parole de la « communauté internationale » semble avoir le pouvoir de dire où est la corruption et qui est corrompu, et par-là même de donner un sens – à la fois signification et orientation – au brouhaha et au silence haïtiens.

Autre exemple de ce croisement des formules de trivialisation et d’effacement : le traitement qui est fait par les acteurs internationaux de l’Accord dit de Montana du 30 août 2021 [14], fruit de la dynamique enclenchée par le soulèvement populaire de 2018-2019. Cet accord, qui marque une convergence inédite des syndicats, organisations paysannes, ONG de droits humains, mouvements de jeunes et de femmes, églises, etc. est ravalé au même niveau que d’autres regroupements restreints, sans réelle représentativité, systématiquement minoré par rapport aux divers accords de gouvernement conclu par Ariel Henry Son projet d’une « transition de rupture » est passé sous silence, relégué à une rhétorique opportuniste d’émancipation, cachant (mal) la soif de pouvoir de ses protagonistes.

Gouvernance internationalisée
Ces formules de banalisation et d’effacement tendent à se structurer à un niveau organique où s’opère une recodification des concepts – aux premiers rangs desquels ceux de souveraineté, de citoyenneté, d’autonomie – et des manières de gouverner.

« Seuls les Haïtiens ont la solution à la crise » répète-t-on dans les chancelleries occidentales. L’ONU et les pays dits « amis d’Haïti » sont là, en seconde ligne, en appui, pour faciliter la sortie de crise. Se dessine ainsi un champ de forces évident, lié à une division du travail entre les différents acteurs – nationaux et internationaux – et arcbouté sur le respect du principe de souveraineté. Très vite, cependant, s’opère un glissement dans la mesure où l’international apparaît comme l’arbitre, le coach et même le garant de cette souveraineté.

Ainsi, l’expression la plus haute, la plus héroïque de la souveraineté de l’État haïtien réside semble-t-il dans ses demandes répétées d’envoi d’une force armée multinationale, à même de consacrer sa souveraineté tout en la limitant et la conditionnant. Cette situation semble reproduire la distinction impériale entre nations civilisées et nations non civilisées [15]. Une pratique qui n’a pas entièrement disparue : sur la scène onusienne, toutes les nations sont égales, mais certaines doivent faire en quelque sorte la preuve de cette égalité, y compris en cédant (une partie au moins de) leur souveraineté à une puissance « civilisée » qui, en retour, entérine cette souveraineté.

Cette formule de distinction, de séparation entre Haïti et les nations civilisées se double d’une forme de brouillage des frontières. La souveraineté d’Haïti a, en effet, subi un recodage pour prendre les contours de ce que j’appellerais une « gouvernance internationalisée » [16]. Celle-ci est à la fois le fruit de l’histoire, de la place du pays sur la scène mondiale, de sa proximité géographique avec le voisin états-unien, de l’ingérence continue, ainsi que de caractéristiques propres à la société haïtienne : une diaspora de près de 2 millions de personnes – soit pratiquement l’équivalent de 20% de la population vivant en Haïti – qui constitue, en outre, la première source des revenus du pays – entre un quart et un tiers du PIB [17] ; une économie concentrée et dépendante du financement extérieur (prêts et aides) et du marché international – la majorité des produits consommés sur place sont importés et les produits textiles réalisés dans les zones franches pour les États-Unis représentent autour de 80% des exportations ; et, des flux migratoires importants.

À tout cela, à la fois marqueur et catalyseur de cette gouvernance internationalisée, vient s’ajouter le positionnement de l’oligarchie haïtienne. J’entends par là le « petit nombre de familles », qui, selon un rapport de la Banque mondiale de 2016 [18], détient des droits quasi exclusifs sur l’importation de nombreux produits de consommation (les plus courants), domine l’économie, et concentre les pouvoirs.

L’erreur serait de penser séparément l’ingérence et la dépendance, l’oligarchie et les acteurs internationaux, alors qu’elles forment un nœud. La reprise et la réadaptation au cas haïtien du paradigme de l’extraversion élaboré, dans les années 1990, par Jean-François Bayart dans le cadre des sociétés subsahariennes me paraissent autrement plus stimulantes [19]. Selon cette thèse, les acteurs dominants tendent à compenser leurs difficultés à asseoir leur pouvoir sur place en recourant délibérément à des stratégies d’extraversion, mobilisant les ressources que procure leur rapport – fut-il asymétrique – à l’environnement extérieur. En instrumentant la contrainte externe, ils convertissent – partiellement au moins – leur assujettissement sur la scène internationale en pouvoir de domination sur la scène nationale. Et Bayard de parler « de l’exercice de la souveraineté par construction de la dépendance ».

Interroger les rapports entre l’État haïtien, d’un côté, et les acteurs internationaux, de l’autre, comme deux espaces distincts serait une erreur, car l’international, loin d’être un acteur extérieur et neutre, est un acteur clé de cette crise dont il est partie prenante. Ainsi, l’antagonisme entre les nations civilisées et les autres trouve sa synthèse dans le brouillage et le remodelage des frontières au sein de cette gouvernance internationalisée.

De même, au niveau international, on parle beaucoup de pauvreté en Haïti, mais pas d’inégalités. Encore moins d’oligarchie. Et, quand on le fait, on tend à circonscrire cette élite au territoire, à l’histoire, voire à la nature d’Haïti, pour mieux souligner la distance entre « eux » et « nous ». De la sorte, la séparation nationale – « ce sont des Haïtiens » (et peu importe qu’ils aient aussi des passeports états-uniens, canadiens ou dominicains) – est redoublée par une distance économique et politique – ils faussent les règles du libre-marché et de la bonne gouvernance – et par une distance morale – ils participent de cette « élite moralement répugnante » selon la formule d’un diplomate nord-américain, largement reprise depuis [20].

La place de cette élite est cependant aussi la conséquence de la libéralisation de l’économie haïtienne, en grande partie promue, sinon imposée, par les institutions internationales et qui profitent largement aux agents du marché international, surtout états-unien. Par ailleurs, des intérêts communs, l’ingérence et la stratégie d’extraversion structurent la complicité entre cette oligarchie et les acteurs internationaux. Enfin et surtout, le pouvoir des uns et des autres est interdépendant : les ressources politiques et économiques de l’oligarchie sont à la mesure de la dépendance du pays tandis que la puissance des « injonctions » internationales se vérifie et se matérialise en fonction de l’agencement sur le territoire haïtien de cette élite [21]. Les acteurs internationaux et l’élite haïtienne participent ainsi de la même géopolitique de la domination du « pays en dehors ».

Le branchement international de l’oligarchie haïtienne assure sa domination tout en hypothéquant son hégémonie – au sens gramscien. Elle n’est jamais arrivée à construire un consensus ou ne s’y est jamais véritablement intéressée. Le soutien de Washington lui est acquis – elle le sait – et ce soutien lui garantit les ressources pour dominer, tout en mettant à mal la construction d’une quelconque hégémonie. Elle a donc décidé de faire l’économie de l’intérêt national et d’un consensus plus large. Et les « pays amis » d’Haïti, bon gré mal gré, de faire avec.

Cette oligarchie domine donc sans gouverner, tout en exerçant un contrôle étroit sur la politique et les institutions publiques. Dès lors, la lecture libérale et « négative » d’un État haïtien sans moyen ni capacité, victime de la violence doit céder la place à une lecture dynamique où la dépendance, la déstructuration des institutions publiques, la terreur elle-même apparaissent comme des manières de gouverner [22].

Élections et légitimation
La double formule contradictoire de séparation et de brouillage de frontières se vérifie également dans la manière dont les acteurs internationaux se sont autodésignés comme l’arbitre idéal des crises qui secouent Haïti. Un arbitrage particulièrement biaisé dans la mesure où l’arbitre n’est pas seulement celui qui fait respecter les règles, mais bien celui qui les fixe et les impose. Ainsi, si la solution est entre les mains des Haïtiens, elle est néanmoins préprogrammée : elle passe par l’organisation au plus vite d’élections. Et c’est la communauté internationale – non les Haïtiens et Haïtiennes – qui juge de la conformité et de la légitimité de ce consensus et de cette solution, et c’est elle qui assure son opérationnalité. Au cours de ces quatre dernières décennies, les élections ont, en effet, largement été financées, accompagnées – voire organisées – et validées par les acteurs internationaux, qui jouent un rôle d’arbitre intéressé, sinon de faiseur de rois. L’impact cumulé de cette externalisation du processus électoral, de l’apparition, à chaque élection, de dizaines de partis politiques, sans structure ni programme – autant de coquilles vides centrées autour d’une personne –, et, enfin, d’un taux d’abstention parmi les plus élevés au monde – autour de 80% –, tendent à vider le vote de toute légitimité.

Le parti-pris international d’un passage initial et obligé par la case « élections » apparaît d’autant plus faussé que c’est le gouvernement haïtien actuel, non élu et impopulaire, au bilan social, politique, économique, sécuritaire catastrophique, régulièrement dénoncé pour sa corruption et ses liens avec les bandes armées, et soutenu à bout de bras par la Maison Blanche, qui est censée organiser ces élections libres et transparentes. Et ce dans un contexte où il n’existe plus un seul élu à quelque niveau de pouvoir que ce soit et où 80% de la capitale est sous le contrôle des bandes armées.

Le formalisme juridique dont font preuve Washington et ses alliés s’éclaire au regard de leur opposition tenace à toute transition qui risquerait d’ouvrir la voie à une politique et à des acteurs qu’ils ne contrôlent pas. La légitimation du pouvoir par les élections est donc circonscrite ; il s’agit d’une légitimation fonctionnelle à destination principalement, sinon uniquement, de l’international, qui a besoin d’un interlocuteur sanctionné par un vote… aussi vague et dépourvu de sens soit-il. Ce fétichisme électoral se double, par ailleurs, d’une grande liberté par rapport aux principes du droit et de la souveraineté.


Deux exemples pour l’illustrer : l’ancienne représentante du BINUH (Bureau intégré des Nations unies en Haïti), Helen La Lime, a soutenu l’organisation d’un référendum voulu par Jovenel Moïse pour modifier la Constitution, alors que cette même Constitution interdit tout processus référendaire. Tout récemment, Maria Isabel Salvador, qui a succédé à La Lime comme nouvelle représentante de l’ONU, a donné son « opinion » sur X (anciennement twitter) en appuyant le processus électoral – et donc le gouvernement en charge de l’organiser – et en écartant les partisans d’une transition qui, selon elle, « s’éloignent des principes démocratiques et veulent imposer leurs intérêts individuels en oubliant les intérêts du peuple » [23]. Haïti serait donc ce lieu où la voix de n’importe quelle représentante de l’ONU primerait sur le texte constitutionnel, redessinant ce qui est légal et légitime, disant où se situent les intérêts du peuple et où ils ne sont pas, et fixant les droits et les devoirs des Haïtiens et Haïtiennes.

En fin de compte, les formules d’effacement, de banalisation et d’ensilencement, de séparation et de brouillage sont les marqueurs d’un même impensé et d’un commun refoulement ; celui des acteurs et du changement. Celui aussi de l’éthique et du politique recodés sous le narratif combiné de la guerre et de l’humanitaire.

D’où l’historicisation tronquée de cette crise que l’on fait remonter – quand on ne l’immobilise pas dans un temps maudit de toute éternité – à l’assassinat de Jovenel Moïse. La chaîne des événements qui remonte au soulèvement populaire de 2018-2019, au massacre de La Saline – première manifestation de terreur en réponse aux manifestations –, à la présidence de Martely, au gâchis de la Reconstruction après 2010, et, plus en amont, à la transition post-Duvalier entravée, au souffle enfin et aux promesses non tenues de la révolution haïtienne, cette chaîne est donc défaite, disloquée et ces événements, traités séparément, vidés de leur contenu politique. 

Normalisation versus changement
« Tout système de domination a tendance à proclamer sa propre normalité, écrit Michel Rolph Trouillot. Reconnaître la résistance comme un phénomène de masse, c’est reconnaître la possibilité que quelque chose ne va pas dans le système » [24]. Les protestations sociales sont dès lors réduites à des explosions sporadiques de violences cacophoniques et instrumentalisées, et les conflits sociaux recadrés aux proportions de luttes personnelles de pouvoir pour se partager le gâteau. Est réaffirmée de la sorte la distinction entre les nations civilisées et les autres ; distinction qui autorise à « s’arranger » avec les principes de souveraineté populaire et avec les droits.

Se faisant, on entretient une dynamique du pourrissement qui risque de se muer en prophétie autoréalisatrice. La pression sur les organisations sociales haïtiennes, dans un contexte de blocage et de dégradation, où les stratégies d’extraversion ont tendance à se reproduire au sein de la société civile, a pour fonction de ramener les acteurs et la conflictualité sociale à l’intérieur d’un cadre préétabli, subordonné à la scène internationale, d’où la question du changement est évacuée.

À cette soif de changement, la communauté internationale n’a eu de cesse d’opposer ses tentatives de normalisation [25]. Faute de pouvoir moraliser l’oligarchie haïtienne ou lui trouver un acteur de substitution et dans l’incapacité de recadrer entièrement les mobilisations sociales, elle se débat dans un statu quo qu’elle cherche à tout prix à imposer et que nombre d’organisations sociales haïtiennes entendent faire voler en éclats.

Les failles haïtiennes dessinent – pour filer la métaphore – les frontières et dynamiques de plaques tectoniques à la fois nationales et internationales, intellectuelles et pratiques. L’onde de choc de la révolution haïtienne ne s’est pas épuisée. Pour qui refuse les formules du refoulement, les secousses se font encore sentir. Et ce jusque dans le soulèvement populaire de 2018-2019 dont la crise actuelle est le fruit pourri. Il nous appartient de ne pas, à nouveau, passer à côté de l’événement ou de le gommer, d’en prendre au contraire toute la mesure ; jusque dans ses fêlures et sa démesure. Et de reconnaître, dans le miroir des failles haïtiennes, la mise à l’épreuve de notre narration, de notre solidarité et de notre liberté.

Notes
[1] Michel Rolph Trouillot, 
Silencing the past : Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, 1995.
[2]
 Michel Rolph Trouillot, Ibid., page 72. Il s’agit à chaque fois de notre propre traduction.
[3] Qu’en est-il pour l’historiographie du 21ème siècle ? La question reste ouverte.
[4] Au cours de son intervention, le jeudi 16 au soir, Yanick Lahens revînt d’ailleurs sur ce silence.
[5] Frédéric Thomas, « 
Haïti : la fatigue de l’humanitaire ? », CETRI, 12 septembre 2022, 
https://www.cetri.be/IMG/pdf/cetri.be-haiti_la_fatigue_de_lhumanitaire_.pdf.
[6] Et les montants récoltés jusqu’à présent couvrent moins de 23% de cette somme. OCHA, 
Haiti : Plan de Réponse Humanitaire (avril 2023)https://reliefweb.int/report/haiti/haiti-plan-de-reponse-humanitaire-avril-2023 ; voir également les rapports réguliers du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH),
https://binuh.unmissions.org/fr.
[7] Par « communauté internationale », nous entendons les États et les institutions internationales qui se présentent comme tels et se disent « amis d’Haïti ». La plupart sont réunis au sein du 
Core Group, rassemblant les ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis, de France et de l’Union européenne, du représentant spécial de l’Organisation des États américains (OEA) et de la représentante spéciale des Nations unies. Il va sans dire qu’en reprenant le terme « communauté internationale », nous renvoyons à cette prétention idéologique et à ses effets matériels réels ; non à la légitimité et encore moins à l’existence d’une telle communauté.
[8] Pour une analyse critique des divers points mis en avant par le narratif international, je me permets de renvoyer à 
mes articles.
[9] Sabine Manigat évoque des étiquettes qui folklorisent l’histoire et les problèmes d’Haïti. « Tomar en serio a Haití. Entrevista a Sabine Manigat », 
Nueva sociedad, mars 2019, https://nuso.org/articulo/haiti-protestas-petrocaribe-moise/. Lire également Laënnec Hurbon, « La Révolution haïtienne : une avancée postcoloniale », Michel Hector, Laënnec Hurbon, Genèse de l’État haïtien (1804-1859), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, pages 65-75,
https://books.openedition.org/editionsmsh/9723.
[10] « Communiqué du Secrétariat général de l’OEA sur Haïti », 8 août 2022,
https://www.oas.org/fr/centre_medias/communique_presse.asp?sCodigo=F-045/22.
Lire également Frédéric Thomas, « 
L’OEA en Haïti : une autocritique au goût d’impunité », CETRI, 15 août 2022.
[11] Conseil de sécurité des Nations unies, S/2023/674, 
Lettre datée du 15 septembre 2023 adressée au Président du Conseil de sécurité par le Groupe d’experts créé par la résolution 2653 (2022) du Conseil de sécurité.
[12] Frédéric Thomas, « 
Haïti, le scandale du siècle (1) : le dossier PetroCaribe », CETRI, 20 février 2019.
[13] Les États-Unis ont, jusqu’à présent, sanctionné une cinquantaine de personnes ; le Canada, une trentaine ; l’Union européenne, une seule (Jimmy Cherizier, ancien policier et principal chef de gang). Les sanctions supposent l’interdiction de voyager dans ces pays et le gel des avoirs sur leurs territoires. La mise en œuvre de ces sanctions pose cependant question : Evan Dyer, « Canada still hasn’t seized a single dollar through its Haiti sanctions », 
CBC News, 25 janvier 2023, 
https://perma.cc/X3XL-FNM2
P
our le Canada, voir
https://www.canada.ca/en/global-affairs/news/2023/09/canada-imposes-additional-sanctions-against-members-of-haitian-economic-elite.html ;
pour les États-Unis : 
https://www.state.gov/translations/french/resolution-du-conseil-de-securite-de-lonu-sur-haiti/ ;
pour une liste de personnes sanctionnées (au 27 octobre 2023) : 
https://www.haitilibre.com/en/news-40821-haiti-flash-list-of-all-haitians-sanctioned-since-1-year.html.
[14] 
https://akomontana.ht/.
[15] Partha Chatterjee, « L’histoire non occidentale est-elle une histoire à la marge ? », Hélène Le Dantec-Lowry, Marie-Jeanne Rossignol, Matthieu Renault, et al., 
Histoire en marges, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2018,
https://books.openedition.org/pufr/20670.
[16] Charles L. CADET affirmait, en 2021 que les débats réalisés au sein et autour du Cresfed (Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement), que « des tendances fortes » s’étaient développées à partir de la seconde moitié du 20ème siècle, notamment « la désinsularisation d’Haïti ou pour dire autrement l’internationalisation de sa gouvernance ». Suzy CASTOR et Katia BONTÉ (sous la direction de), 
Regards croisés sur l’État et la démocratie. Tome I. La dynamique sociétale, Collection “Études haïtiennes”, Les classiques des sciences sociales, Chicoutimi, Québec, 2021, page 18, 
http://classiques.uqac.ca/.
[17] « Les transferts de la diaspora représentent la première source de financement externe en Haïti, le situant parmi les cinq pays les plus dépendants des transferts privés au monde. Ces derniers représentent entre 25 à 30% de son PIB selon les années. La tendance à la hausse s’accélère au fil des années », ONU, 
Haïti : Analyse Commune de Pays, juillet 2022, page 97, 
https://haiti.un.org/fr/189058-ha%C3%AFti-analyse-commune-de-pays-juillet-2022.
[18] Raju Jan Singh, Mary Barton-Dock, 
Haïti. Des opportunités pour tous, Washington, 2016, Banque internationale pour la reconstruction et le développement/La Banque mondiale. « [L]es grandes familles qui dominaient l’économie haïtienne à l’époque de Duvalier, au cours des années 70 et 80, conservent toujours aujourd’hui la mainmise sur de vastes pans de l’économie nationale, ce qui conduit à une forte concentration de leur pouvoir dans un certain nombre d’industries clés (…). En 1985, quelque 19 familles détenaient des droits quasi exclusifs sur l’importation de nombre des produits de consommation les plus courants en Haïti. (…) nombre des familles qui dominaient l’économie haïtienne pendant l’ère Duvalier des années 1970 conservent aujourd’hui la mainmise sur de larges pans de l’économie du pays », pages 2 et 18.
[19] Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, vol. 5. 1999, Pierre Hassner (sous la direction de), 
Mémoire, justice et réconciliation, pages 97-120, 
https://www.persee.fr/doc/criti_1290-7839_1999_num_5_1_1505. Sauf indications contraires, les citations proviennent de ce texte. Jacques Nesi a quant à lui appliqué le concept de « stratégie d’extraversion » dans sa thèse aux forces armées haïtiennes dans les années 1990 : Haïti à l’épreuve de la démocratisation : faiblesse, reconstruction et réinvention de l’état (1986-2004), Thèse présentée à l’Université des Antilles et de la Guyane, 13 décembre 2014, pages 91 et suivantes.
[20] Lire par exemple Kenneth Freed, « MREs Falling Hardest in New Haiti : Caribbean : Morally Repugnant Elite are paying for their loyalty to deposed regime with money, homes and freedom », 
Los Angeles Times, 22 octobre 1994, 
https://www.latimes.com/archives/la-xpm-1994-10-22-mn-53261-story.html.
[21] Suzy Castor affirme que cette oligarchie est à la fois dominante – domination exercée sur la population haïtienne – et (partiellement) dominée sur la scène internationale. Suzy Castor, « Les racines séculaires d’une difficile construction nationale » dans Jean-Daniel Rainhorn (dir.), 
Haïti, réinventer l’avenir, Paris, 2012, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 
https://books.openedition.org/editionsmsh/8295?lang=fr.
[22] L’organisation haïtienne, le Réseau national de la défense des droits humains (RNDDH) parle ainsi de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». RNDDH, 
Affrontements violents entre gangs armés : Le RNDDH exige la protection de la population haïtienne, 10 mai 2022, 
https://web.rnddh.org/.
[23] Frantz Duval, « Qui décidera de la fin de la transition ? », 
Le Nouvelliste, 8 novembre 2023, 
https://lenouvelliste.com/article/245304/qui-decidera-de-la-fin-de-la-transition
[24]
 Michel Rolph Trouillot, Ibid., page 84. Nous nous écartons cependant de la thèse de l’auteur selon laquelle la banalisation, l’effacement et l’ensilencement sont d’ordre épistémologique et méthodologique plutôt qu’idéologique ; les trois sont liés et, dans la crise actuelle, le positionnement des acteurs internationaux   refus de toute transition et négation de la capacité des Haïtiens et Haïtiennes de fixer la solution, fut-ce à l’encontre de la communauté internationale – est surdéterminant.
[25] Sabine Manigat met en avant, depuis le renversement de la dictature duvaliériste en 1986, « l’implication progressive et croissante de la communauté internationale, dans le but déclaré de « normaliser » le pays » (notre traduction). Sabine Manigat, 
Ayiti ki demokrasi ? El movimiento social haitiano entre partidos y Estado 1986-2006, Buenos Aires, Clasco, 2013, page 21.

Frédéric Thomas

https://www.cetri.be/Haiti-continuation-et-interruption

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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