Un génocide en cours : les Ouïghours menacés de disparition

Médiapart a déjà documenté le premier génocide technologique de l’histoire : celui qui vise actuellement les Ouïghours en Chine. La journaliste Laurence Defranoux a situé ce terrible épisode en cours. Quand la bombe à retardement va-t-elle exploser ? (Gilles Fumey)

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Comment se battre contre un engrenage génocidaire [1] mis en place par le régime chinois à l’égard des Ouïghours ? Depuis soixante-dix ans, l’étau s’est resserré contre ce peuple aux marges de la Chine. Pourtant, l’ancien président Mao Zedong lui avait promis l’indépendance avant de le coloniser avec force sitôt installée la nouvelle république en 1949…

La journaliste Laurence Defranoux s’est faite, il y a quelque temps, la narratrice d’une persécution programmée de ce peuple. À force d’enquêtes dans les archives, d’interviews des rescapés des camps, des familles des détenus d’aujourd’hui, elle était parvenue à mettre au grand jour l’histoire d’une entreprise d’éradication d’un peuple entier dans une région de l’empire chinois, le Xinjiang, aux frontières de huit pays et qui regorge de richesses naturelles. Aujourd’hui, a lieu dans ce recoin du monde une persécution systématique d’un peuple amené pour les dirigeants chinois à disparaître.

Présentés comme des arriérés, les Ouïghours ont pourtant une histoire brillante qu’on fait remonter à 3 800 ans dans une géographie unique avec des montagnes (jusqu’à plus de 7 000 m d’altitude) dominant deux grands bassins (jusqu’à 154 m sous le niveau marin). Dénommé dans l’histoire « Turkestan », le Xinjiang a vu être enfouies sous les sables des cités antiques. Et les habitants ? Des analyses génomiques montrent qu’ils ne sont ni celtes, ni turciques, ni chinois. On est là sur un lieu de passage entre les mondes chinois et méditerranéen.

La géographie du Tarim montre un désert jalonné d’une quinzaine d’oasis sur ce qu’un géographe allemand appelle au 19e siècle les «Routes de la soie». Évangélisés au 7e siècle, les Ouïghours avaient fondé leur propre empire, qui aide les Chinois au 8e siècle, avant de se séparer, les uns vers le Gansu, les autres vers le Tarim, puis de se sédentariser. « Professeurs de civilisation de Gengis Khan », actifs jusqu’en France où un moine ouïghour est reçu par Philippe le Bel, les Ouïghours vont « s’évanouir » du 15e au 20e siècle, le Xinjiang étant intégré à l’empire Qing, et devenant une province jusqu’à la fondation de la république de Chine en 1912. Peu avant la Longue marche, Mao promettra l’autodétermination. Des républiques du Turkestan sont proclamées en 1933, puis en 1944 avant l’élimination des futurs dirigeants dans un crash d’avion en août 1949.

Les premiers soldats chinois arrivent au Xinjiang en 1954. L’exploitation des terres et des ressources minières y est lancée, la région doit donner des soldats pour la réserve de la Chine populaire. Les premiers camps pour les récalcitrants sont installés sur des terres agricoles. Les colonies militaires deviennent « secret défense », ont leur propre administration : postes, prisons, hôpitaux, tribunaux. Progressivement, la terre devient un goulag où sévit la famine. Les mosquées sont transformées, suprême humiliation, en porcheries.

Après la mort de Mao en 1976 et la « modernisation » de Deng Xiaoping, l’étau se desserre, les frontières sont ouvertes, les religions sont tolérées, la culture connaît un nouveau souffle jusqu’à la mort par overdose d’Exmetjan en 1991, à l’âge de 22 ans. En réalité, le revirement avait démarré dans les années 1980 où le vent de la révolte souffle sur toute la Chine, un sursaut écrasé à Tien’anmen en avril 1989. Dès lors, la colonisation reprend de plus belle. Jacqueries, plasticage, autorisations politiques à la violence, tout est organisé par l’État central qui attise le feu par des décisions absurdes. Laurence Defranoux a détaillé « le long bras de la police chinoise autour de la Terre ». Elle analyse la fabrique du terrorisme chinois de 2001 à 2008, les transferts de population, les quotas ethniques, voire le retour des autodafés… Et une communauté internationale qui ferme les yeux, donne au gouvernement l’occasion d’une publicité mondiale avec les JO de Pékin en 2008. Alors que les procès s’enchaînent comme celui de Liu Xiaobo et que les multinationales s’y installent et prospèrent.

L’enchaînement infernal, c’est 2009-2011 : harcèlement des jeunes, ratonnades, hystérie collective suite à des attaques à la seringue, les politiciens feignant d’agir, sinon par la propagande. À l’arrivée de Xi en 2012, le « rêve chinois » est en marche. Sévit alors un nationalisme outrancier, un listing de « périls » provenant de l’Occident. Les « nouvelles Routes de la soie » tissent activement une toile dont le Xinjiang est le centre, le « carrefour mondial ». Un attentat-suicide sur la place Tian’anmen, des massacres (comme les États-Unis en sont familiers), tout est bon pour désigner les Ouïghours comme responsables, autant de faits relevant de la prophétie réalisatrice.

Surveillance « orwellienne »
Les méthodes brutales de la Révolution culturelle (1966) que Xi a lui-même connues vont être appliquées aux Ouïghours. La guerre du peuple est déclarée, les religions sont traquées, les filles doivent se trouver des « amis » han, des émeutes hystérisent la vie des Ouïghours tandis que le parti islamique du Turkestan s’installe à l’étranger, faisant des Ouïghours une « autre sorte de jihadistes » (dixit les dirigeants chinois). De multiples témoignages confirment le désespoir de la population devant l’État policier qui les asphyxie : lois antiterroristes, « serments de masse » où des milliers d’enseignantes doivent aduler Xi, dénonciations et punitions, absence de protection des données personnelles…

Les 12 millions de Ouïghours sont les cobayes d’une recherche « visant à faire de la Chine une dystopie ». Avec des programmes comme « Devenir une famille », l’interférence dans l’éducation des enfants ouïghours, l’institutionnalisation de la violence sexuelle, l’incitation à la consommation d’alcool (dans une culture musulmane), l’utilisation de l’IA pour surveiller les déplacements et les conversations téléphoniques que les Chinois recoupent avec d’autres données avec des logiciels espions : la vie des Ouïghours devient un enfer.

Des centaines de milliers de Ouïghours dans les camps
Le pire est atteint avec les camps décrits comme des lieux du supplice. On ne dévoile pas ici les informations reçues par Laurence Defranoux mais ils défient l’imagination. Le PC veut « briser les lignées, les liens, les racines, les origines ». Des tortures mentales aux tortures physiques (à l’électricité), des viols en série, des stérilisations et des avortements forcés, des bébés et des enfants enfermés, des familles séparées, tout est exécuté avec un sang-froid qu’on a peine à imaginer d’un pouvoir qui se présente comme respectable au reste du monde. 21% des arrestations de toute la Chine sont le fait des Ouïghours qui ne représentent que 2% de la population ; dans certaines villes, cela représente un adulte sur huit. Le pire ? La Chine nie tout de cette « prison à ciel ouvert ». Aucun déplacement libre n’est possible dans le Xinjiang. Le travail forcé est devenu la règle et toute entreprise chinoise peut demander à l’État des ouvriers ouïghours.

En octobre 2018, volte-face : la Chine est forcée de reconnaître les camps qui sont rebaptisés, par exemple, « centres de formation professionnelle ». La propagande fonctionne à fond : « les Ouïghours sont heureux ». Pékin crie à la désinformation et au « complot anti-chinois ». Dans quelques années, le Xinjiang sera devenu un parc d’attractions pour touristes chinois, où les habitant turciques seront folklorisés.

« Aujourd’hui, aucun Ouïghour n’est libre, leur civilisation se meurt et le monde s’en accommode », alerte Laurence Defranoux. Cette vaste colonie pénitentiaire a fait l’objet de… félicitations de la part de gouvernements musulmans qui craignent pour leurs juteuses affaires avec Pékin. Amnesty international crie au « génocide et au crime contre l’humanité ». La Chine ne reconnaît pas la compétence de la Cour de justice internationale mais sir Geoffrey Nice parvient à fonder à Londres un Tribunal ouïghour en 2021, reconnu par de nombreux pays européens et l’Assemblée nationale française. En  022, l’ONU a dressé un réquisitoire accablantcontre la politique de Xi Jinping au Xinjiang.

L’heure de la résistance n’a-t-elle pas sonné ? Les États libres doivent réagir devant l’ogre chinois.

[1] Dans Philosophie Magazine, l’historien Jean-Louis Margolin réfute l’idée d’un génocide des Ouïghours au profit d’une violence de l’État chinois depuis le maoïsme que nous feignons d’ignorer. 

À lire/voir
Les Ouïghours sont victimes du premier génocide technologique de l’histoire (Clément Le Foll)
L’empire de l’or rouge (Jean-Baptiste Malet)
La Chine et la persécution des Ouïghours : une enquête au cœur de la machine répressive chinoise (Eric Darbé & Axel Royen)
Chine : le drame ouïghour, un film très documenté et bouleversant de
Romain Franklin et François Reinhardt sur Arte (2024)

https://geographiesenmouvement.com/2024/02/22/un-genocide-en-cours-les-ouighours-menaces-de-disparition/#more-4181

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Auteur : entreleslignesentrelesmots

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