La « marée verte » ou l’espoir féministe de démocratie en Amérique latine

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

La « marée verte » [1] qui traverse l’Amérique latine, dans la foulée des mobilisations pour la légalisation de l’avortement en Argentine, met au grand jour la lutte des femmes contre les inégalités. Et démontre qu’un féminisme actif est la condition sine qua non de l’avènement, de la revalorisation ou de l’intensification de la démocratie sur le continent. La participation des femmes est un frein social aux différentes formes d’autoritarisme et de violence.

La télévision va de catastrophe en catastrophe : guerres, incendies, sécheresses, vagues de chaleur, tempêtes, tremblements de terre, tsunamis, pandémies, naufrages, etc. Le monde ne présente plus seulement une scène désolante, mais désespérée. Bien souvent, il semble qu’il est désormais impossible de changer cette situation. Au-delà de la clé poétique, épique ou pittoresque, l’idée d’espoir est, en ces temps, un outil central qui contribue à nous épargner l’angoisse d’un monde en crise et à surmonter la déception causée par la croyance en l’impossibilité de toute transformation. Il concourt en outre à renforcer la rébellion contre la frivolité et l’entertainment informatif comme unique façon de tolérer la réalité. La « marée verte » qui parcourt l’Amérique latine participe de ce nouvel espoir.

Même s’il ne constitue pas la solution à tous les problèmes, le féminisme a généré un mode d’organisation et de résistance mettant en évidence le fait que la participation sociale et politique vaut la peine. Son slogan « la lucha sirve (la lutte sert) » rend compte d’un espoir qui traverse différentes latitudes et qui peut se transformer en une consigne pour le changement.

Le chemin actuel, initié avec le mouvement « Ni Una Menos » (né en 2015 en Argentine et qui s’est ensuite étendu à toute l’Amérique latine), a provoqué une vague de manifestations et de revendications qui s’est concrétisée, en 2017, avec la campagne #MeToo et la revendication argentine pour un avortement légal, sûr et gratuit en 2018. Même s’il ne s’agit pas d’une course pour savoir qui a commencé, il s’avère important de souligner qu’il existe différents narratifs au sujet de l’actualité du mouvement féministe. Bien que certain·es préfèrent d’abord regarder vers les États-Unis et d’autres pays dénommés « centraux », le rôle joué par l’Amérique latine dans le renouvellement et renforcement du féminisme est évident.

De temps à autre, les caméras ne rappellent que le chemin foulé du tapis rouge. Elles s’arrêtent sur Hollywood, démontrant que certains yeux ne voient que ce que l’on veut bien leur montre r; l’espace prétendument unique où les choses se passent. Cependant, s’il s’agit d’éclairer le chemin menant à une construction politique singulière, la lumière verte doit se poser sur les multiples héroïnes qui unirent la résistance aux dictatures, en exigeant une démocratie participative de citoyennes responsables. Et ce regard se focalise principalement sur l’Amérique latine.

Marée verte
La lutte pour la légalisation de l’avortement en Argentine en 2018 a provoqué un tsunami dans la région. Le foulard vert – né en Argentine, en écho au foulard blanc des « Mères et Grands-mères de la place de Mai » qui luttaient et continuent à lutter pour leurs fils, filles et petits-enfants disparu·es – s’est converti en un symbole d’identité et d’autonomie, de revendication pour les droits sexuels et reproductifs, ainsi qu’en une complicité entre femmes et diversités sexuelles des différents coins de toute l’Amérique latine. Mais la « marée verte » ou l’espoir féministe de démocratie aujourd’hui, c’est encore beaucoup plus que cela. C’est une bannière – peut-être la dernière multinationale et la seule qui soit née et se soit répandue au 21e siècle – qui exprime la conception plurinationale des féminismes latino-américains.

Le foulard comme la couleur furent adoptés en 2003 dans le cadre de la campagne pour l’avortement légal, sécurisé et gratuit, lancée cette même année lors de la Rencontre internationale des femmes qui s’est tenue dans la ville de Rosario. « Le foulard, comme l’écrivit la chercheuse chilienne Sofia Calvo (2019), s’est converti en un élément qui marquait non seulement sa présence, exprimait un récit clair et direct, mais qui faisait aussi communauté et appelait à la sororité ». La différence entre la possibilité d’accéder à l’avortement légal ou être condamnée à la clandestinité est une question de vie ou de mort. C’est la différence entre le plaisir et la souffrance, entre l’enfermement et la liberté.

La principale caractéristique de la marée verte fut, cependant, de promouvoir une façon singulière de faire de la politique. Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir un droit, d’imposer un agenda, d’obtenir un jugement ou la sanction d’une loi, mais d’imprimer un cachet distinct. Il s’agissait et il s’agit d’une forme de combat pour les droits politiques qui portent en leur sein un espoir actif. Une manière de faire du monde un espace plus habitable, un endroit pour lequel l’effort et le plaisir de la lutte valent la peine.

Telle est en définitive la différence essentielle : celle qui confirme le fait qu’une démocratie est davantage aboutie avec un féminisme actif. La participation populaire, la création de consensus sociaux et les luttes législatives (avec des dynamiques d’assemblées, des discussions horizontales et la volonté d’occuper les espaces) ouvrent une fenêtre dans un monde qui conduit à la dépression, au découragement, à l’autoritarisme et à la répression.

Ce n’est pas seulement que le plat servi à table est délicieux, c’est surtout que la façon de le préparer crée la possibilité de mieux cuisiner d’autres plats pour beaucoup d’autres personnes, qui, autrement, souffriraient de la faim, mangeraient compulsivement ou tomberaient de la table. Ce n’est pas seulement que des lois ou des jugements soient édictés (même si certain·es se sentent déçu·es; de toute façon, ils et elles luttent), mais bien que se mettent en place des modes alternatifs pour faire émerger de nouveaux consensus. La lutte féministe génère des modalités alternatives, davantage par-icipatives, de discussion et de prise de décision, développant la démocratie et la citoyenneté active au-delà du vote (mais intégrant celui-ci).

Ayelén Mazzina est secrétaire d’État de la femme, de la diversité et de l’égalité à la province de San Luis en Argentine. Âgée de trente et un ans seulement, elle est lesbienne et a les cheveux rasés sur les côtés. Détonnant dans les réunions formelles du cabinet, elle affirme : « Nous sommes le changement d’époque et nous devons réussir, quand nous occupons les endroits où se prennent les décisions importantes, à démocratiser et à humaniser la politique. Il faut écouter la base, appuyer sa participation et voir quels sont ses besoins réels, et non ceux qui se dessinent quand les pouvoirs publics les planifient depuis un bureau ».

La participation des femmes est un frein social aux différentes formes d’autoritarisme et de violence (violence de genre, mais pas uniquement), dans la mesure où elle met en avant le slogan « sí te metas » (si tu t’en mêles) qui prend le contrepied de la consigne répétée durant la dictature militaire argentine – « no te metas » (ne t’en mêle pas) – par laquelle, par crainte de disparaître, la citoyenneté était intimidée et amenée à ne pas s’occuper de ce qui « ne la regardait pas ».

La société de celles qui s’occupent de ce qui ne les regarde pas – celle où les voisin·es sauvent une jeune femme qui se fait violer dans une voiture, celle où un·e enseignant·e alerte lorsqu’une fille est battue chez elle, celle où une inconnue aide une adolescente harcelée dans le train, celle où une femme ramène une jeune chez elle plutôt que de la laisser s’effondrer dans un bar sous les effets de l’alcool – ne se réduit pas à un ensemble de « gestes individuels ». Elle met en évidence les manières de faire réseau que le féminisme promeut et qui génère une citoyenneté plus engagée et davantage de liens sociaux.

Défis à venir
Face à un monde dont les principales préoccupations semblent n’avoir pu être prévues quelques années plus tôt que par une série apocalyptique comme
Years and Years, les questions soulevées par le féminisme ne doivent pas être considérées comme mineures ou collatérales par rapport aux conflits armés, aux guerres, aux désastres environnementaux et aux pandémies. À la différence de ce qui s’est souvent passé au cours de l’histoire, les inégalités auxquelles sont confrontées les femmes ne doivent pas être déplacées la « marée verte » ou l’espoir féministe de démocratie à un rang inférieur sur l’échelle des priorités, être considérées comme « moins importantes » ni oubliées en fonction d’urgences d’un autre ordre.

Les principaux conflits qui dévastent l’humanité ne se résoudront pas sans la participation des femmes. Au contraire, on aura besoin de femmes fortes, protégées et participatives. Et même si nous affirmons qu’on ne peut plus faire marche arrière, c’est exactement ce qui est en train de se passer : selon les rapports de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), depuis la pandémie de covid-19, l’insertion des femmes au sein du travail a reculé de dix ans dans notre région.

Les reculs des droits des femmes sont intolérables. Non seulement parce que négliger le travail féminin et sous-estimer l’importance d’éradiquer les féminicides, la violence de genre, le harcèlement et les abus sexuels s’avère insupportables, mais parce que les femmes vives, épanouies et autonomes sont indispensables face à la crise climatique, aux conflits armés et aux urgences sanitaires.

Cela n’est pas seulement imputable au fait qu’historiquement ce sont les femmes qui ont consacré leur temps à prendre soin des un·es et des autres et que ce monde a besoin qu’on en prenne soin, mais bien parce que les rôles traditionnellement féminisés s’avèrent indispensables et ne peuvent être écartés. Il ne s’agit pas de demander aux femmes qu’elles continuent de prendre soin des autres sans être reconnues, mais de reconnaître l’importance de ses soins (del cuidado).

On a besoin, de plus, d’une attention politique et de la création de stratégies novatrices. Et cela non seulement pour l’agenda du genre, mais comme moteur de confluences. La marée verte en Argentine constitue un exemple. Elle n’a pas seulement obtenu la dépénalisation de l’avortement ; elle a dynamisé la « prise de soin du vert ». Les liens créés au cours de la campagne pour demander la légalisation de l’avortement forment aujourd’hui de nouveaux réseaux pour réclamer une loi sur les marécages et zones humides et nourrissent la participation active au Congrès et sur les réseaux sociaux pour obtenir une loi d’étiquetage des aliments.

La combinaison entre cause et effet, marketing des réseaux et approfondissement des enjeux, unité et mobilisation, campagnes et plaidoyer législatif est le résultat d’une tradition née en Argentine dans la lutte contre la dictature et pour les droits humains, qui a abreuvé le féminisme et s’est transplantée dans le combat environnemental. C’est une tresse qui, loin de se terminer dans un petit foulard, tresse d’autres foulards pour sortir du puits d’une société en phase terminale qui ne voit pas d’issue. Celle-ci existe cependant, à condition d’arriver à collaborer pour voir à nouveau la lumière à travers la participation sociale.

Le slogan des foulards verts qui a circulé en Argentine était : « éducation sexuelle pour décider, contraceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir ». Aujourd’hui, les foulards sont un gage pour une paix active. Ni blanche ni neutre ni soumise, mais active. Ne pas mourir, c’est savoir encore se battre pour un monde où vit le vert de l’espoir. « La lutte sert ».

[1] Depuis le début du siècle en Argentine, puis en Amérique latine, le vert est devenu la couleur symbolique du militantisme féministe pour la légalisation du droit à l’avortement (NDLR).

Luciana Peker
Journaliste, écrivaine et militante pour les droits des femmes en Argentine, membre du collectif « Ni Una Menos » contre les féminicides, chroniqueuse à Infobae et Pagina/12, autrice de plusieurs essais dont La Révolution des filles (traduit et publié en français en 2022).
Article paru dans Nueva Sociedad (www.nuso.org), 2022, sous le titre : « La esperanza de la democracia es verde ».
Traduction de l’espagnol : Pierre Loyen et Frédéric Thomas

Bibliographie
Calvo S. Bonilla A. (2019),
La revolución de los cuerpos : moda, feminismo y diversidad, Santiago de Chile, RIL.  

al-les-nouveaux-conflits

https://www.syllepse.net/amerique-latine-les-nouveaux-conflits-_r_24_i_1066.html

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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