BRICS+ : Une perspective critique

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Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

S’ils participent d’un rééquilibrage nécessaire des rapports de forces au niveau mondial, les BRICS+ sont loin de représenter une alternative salutaire pour les pays du Sud. Derrière une rhétorique de solidarité Sud-Sud, leur coopération renforce le modèle extractiviste et amplifie les asymétries. Au lieu d’adhérer à une lecture binaire des relations internationales, les forces progressistes devraient jeter les bases d’un nouvel internationalisme.

Depuis une quinzaine d’années, les BRICS s’affirment sur la scène mondiale, bousculent les équilibres géopolitiques et questionnent les inégalités inhérentes au système économique postcolonial dominé par l’Occident. Œuvrant à la construction d’un monde multipolaire, plus en phase avec leur poids économique et démographique, ils cristallisent les aspirations du Sud global à s’affranchir d’un ordre international perçu comme injuste, incapable de répondre à ses besoins de développement et aux grands défis de l’humanité.

À la veille du sommet des BRICS d’août 2023 à Johannesburg, l’ambassadeur sud-africain auprès du bloc résumait bien ces aspirations : « Le système [est semblable à] l’Afrique du Sud de l’apartheid où la minorité décide pour la majorité, rien n’a changé aujourd’hui sur la scène mondiale. Nous ne voulons pas qu’on nous dise ce qui est bon pour nous, nous voulons que les lignes de faille de l’architecture de la gouvernance mondiale actuelle soient redessinées, réformées, transformées. […] nous voulons participer au processus de création d’une communauté mondiale plus équitable, inclusive et multipolaire […] » (Al Jazerra, 22 août 2023).

Réunissant les dirigeants du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, et près d’une soixantaine d’autres chefs d’État issus majoritairement du Sud global, ce sommet – le premier en présentiel depuis l’épidémie de covid-19 et l’invasion de l’Ukraine – se voulait ambitieux. Remettant en question la place prépondérante du dollar dans l’architecture financière et monétaire internationale et critiquant son utilisation comme armes par les États-Unis, dans un contexte marqué par le gel des avoirs de la Russie, l’exclusion de ses banques du réseau Swift et l’interdiction des importations de pétrole russe, il ambitionnait de libérer « les pays émergents de la soumission aux institutions financières traditionnelles » (Luiz Inácio Lula da Silva) à travers la promotion de modes de paiement alternatifs, basés sur les monnaies nationales, et le renforcement de la « Nouvelle banque de développement » des BRICS.

Se donnant pour thème « Les BRICS et l’Afrique : partenariat pour une croissance mutuelle accélérée, un développement durable et un multilatéralisme inclusif », le bloc entendait aussi renforcer ses liens avec le continent, dans le cadre d’une coopération Sud-Sud, « d’égal à égal », mutuellement bénéfique et fondée sur le respect strict de la souveraineté, principes cardinaux de la coalition depuis sa création. Mais cette rencontre devait surtout acter l’entrée dans le bloc de nouveaux membres. Au terme d’intenses tractations, les BRICS annoncèrent finalement l’élargissement de la coalition à six nouveaux pays, triés sur le volet, dans l’objectif évident de peser davantage sur les équilibres planétaires : Iran, Argentine, Égypte, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Éthiopie.

Désormais, les BRICS élargis (BRICS+) comptent près de 3,6 milliards d’habitants, soit 46,6% de la population mondiale. Leur poids économique (36% du PIB mondial à parité du pouvoir d’achat) dépasse celui des pays du G7 (environ 30% du PIB mondial et 10% de la population mondiale) – et devrait atteindre 50% de la richesse produite mondialement d’ici 2050 (contre 20% pour les pays du G7). Ils seront responsables de 38,3% de la production industrielle dans le monde, compteront pour 25% de l’ensemble des exportations totales de biens et représenteront déjà près de 40% des investissements mondiaux en infrastructures. Ils contrôleront aussi 54% de la production mondiale de pétrole, plus de 53% des réserves de gaz naturel, 40% de celles de charbon et presque la moitié de la production alimentaire. Ils domineront, enfin, le marché des métaux et minéraux critiques et stratégiques essentiels à la transition énergétique et aux technologies de pointe (Ventura, 2023 ; Pröbsting, 2023).

Si elle a suscité un mélange de craintes et de commentaires sarcastiques dans les médias occidentaux, l’annonce de cette montée en puissance a d’emblée soulevé l’enthousiasme, au Nord comme au Sud, d’une partie des intellectuels de gauche. Ramón Grosfoguel, l’une des principales figures du courant décolonial, y voit le sacre d’une véritable « alternative multipolaire au monde unipolaire dominé par les États-Unis et leurs alliés européens, complice de l’impérialisme », celle d’un monde « pluriversel » et « émancipateur » parallèle qui respecte enfin la « souveraineté » des peuples (TeleSur, 23 août 2023) ; le sociologue marxiste argentin Atilio Borón, l’avènement « d’un monde post-hégémonique », une « nouvelle réalité internationale beaucoup plus propice au développement, à l’industrialisation et à l’amélioration des conditions de vie du Sud global » (TeleSur, 24 août 2023) ; et le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, la possibilité d’un « capitalisme non colonial », une alternative « peut-être plus radicale que l’alternative entre le socialisme et le capitalisme » (2024). Avec eux, nombreux sont ceux qui (intellectuels, journalistes de gauche et activistes) célèbrent ce qu’ils considèrent comme un coup porté à l’impérialisme, sinon au capitalisme occidental (Robinson, 2015 ; 2023). Et l’amorce d’un processus de « désoccidentalisation » du monde.

Indiscutablement, le phénomène BRICS symbolise le basculement du centre de gravité économique de la planète du Nord au Sud. La « désoccidentalisation » que beaucoup appellent de leurs vœux est bel et bien en marche. Et elle se donne à voir, essentiellement peut-être, dans les statistiques économiques. Signe d’une perte progressive d’influence des pays du centre, le monde multipolaire est en quelque sorte déjà en gestation. En témoignent notamment le refus de plus en plus marqué des pays du Sud de s’aligner sur les pays du Nord dans les grands dossiers internationaux et leur commune volonté de mettre fin à l’hégémonie du dollar, sur fond d’exacerbation des tensions internationales (Ukraine, Palestine, etc.), de reconfiguration des alliances et de rivalité croissante entre la Chine et les États-Unis.

La montée en puissance des BRICS est-elle pour autant synonyme d’alternative anti-impérialiste, voire anticapitaliste, à l’ordre international et à l’hégémonie néolibérale ? Sonne-t-elle le glas d’un système néocolonial injuste, générateur d’exclusions et d’inégalités ? Préfigure-t-elle l’émergence de relations plus équilibrées entre États et de nouvelles formes de solidarité entre pays en développement ? Ouvre-t-elle la voie à d’autres modèles de développement plus à même de corriger les injustices globales et les asymétries Nord-Sud ? Bref, est-elle l’amorce d’un processus d’émancipation d’une humanité jusqu’ici marginalisée ? Ou traduit-elle simplement la volonté de ses membres de rebattre les cartes en leur faveur, sans changer fondamentalement les règles du jeu ? En dépit de leur rhétorique progressiste, les BRICS ne tendraient-ils pas plutôt à reproduire, dans leurs sphères d’influence respectives, les logiques de domination et d’exploitation qui caractérisent les relations Nord-Sud ? C’est à ces questions que s’efforce de répondre ce nouveau numéro d’Alternatives Sud, prolongeant une réflexion entamée depuis plus d’une décennie sur les nouvelles coalitions d’États du Sud, leur signification, leurs enjeux, leurs perspectives et leurs limites .

Résurrection de l’esprit de Bandung ? 
La plupart des lectures militantes du phénomène BRICS ne manquent pas d’établir une filiation, sinon des analogies, entre le bloc et d’autres formations anticoloniales d’États du Sud, à l’instar du Mouvement des non-alignés, lancé à la Conférence de Bandung (Indonésie) en 1955, du Groupe des 77 créé en 1964, pour porter la voix de ce qui était alors appelé le « tiers-monde » dans les forums internationaux et du Mouvement pour un nouvel ordre international impulsé dans les années 1970.

Après près de trente ans d’éclipse, liés à l’internationalisation du modèle néolibéral, consécutive à la chute de l’URSS, le « Sud global » (appellation la plus récente de cet ancien « tiers-monde ») serait de retour sur la scène internationale. Et les BRICS en seraient l’expression la plus récente et la plus aboutie, faisant en quelque sorte revivre l’esprit de Bandung et la revendication pour un nouvel ordre économique international. Sommets après sommets, les dirigeants de pays de l’alliance ne manquent d’ailleurs jamais d’y faire allusion, y compris dans leurs déclarations communes. Difficile cependant de raccrocher les BRICS+ à ces expériences « tiers-mondistes » antérieures à la lumière de leur trajectoire, des rapports qu’ils entretiennent entre eux et des intérêts réels qui les animent.

Genèse et trajectoire 
Avant toute chose, il vaut la peine de rappeler que les BRICS ne sont initialement pas le résultat d’un projet commun et concerté. Cette alliance est en réalité l’une des rares entités internationales à avoir reçu une appellation avant même que ses bases institutionnelles ou organisationnelles n’aient été posées. Et même pensées. Ironiquement, la création des BRICS a été inspirée de l’extérieur par une grande banque occidentale, Goldman Sachs. C’est l’un de ses économistes en chef, Jim O’Neill, qui inventa l’acronyme – à l’époque « BRIC » – en 2001, pour désigner les quatre marchés internationaux (Brésil, Russie, Inde et Chine) les plus prometteurs en matière de croissance et d’investissements, appelés à exercer une influence grandissante sur la marche économique du monde. Ce n’est que plusieurs années après l’invention du terme qu’un rapprochement effectif entre ces trois grands s’est opéré et cristallisé sous forme d’« institution » (Garcia, 2019 ; Garcia et Bond, 2019 ; Stuenkel, 2020).

En fait, l’embryon de cette coalition est à trouver dans le projet IBSA, une coalition formée en 2003 par l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, en réponse aux difficultés posées à ces pays par l’application restrictive des droits de propriété intellectuelle dans le cadre de l’OMC. Rappelons que l’Inde était alors l’un des principaux producteurs de médicaments génériques et l’Afrique du Sud et le Brésil, ses principaux acheteurs. Face à la pression des grandes firmes pharmaceutiques du Nord, ces pays cherchaient à assouplir ces droits, vécus comme une entrave à leurs échanges et un obstacle à leurs politiques sanitaires.

Reprenant la rhétorique de la coopération Sud-Sud, ils dénonçaient aussi les asymétries mondiales en matière de libéralisation agricole, questionnaient le rôle prépondérant du G8 en matière de gouvernance globale, insistaient sur le respect du droit international et réclamaient une réforme en profondeur des Nations unies et des institutions financières internationales (Bello, 2014 ; Garcia et Bond, 2019 ; Stuenkel, 2020). Comme l’affirmait alors le ministre brésilien des affaires étrangères, il s’agissait de « réorganiser le monde dans la direction attendue et souhaitée par l’écrasante majorité des êtres humains » (cité dans Stuenkel, 2020).

Même si l’IBSA n’aura pas la visibilité médiatique des BRICS ni n’atteindra leur niveau d’institutionnalisation, l’initiative marquera un premier pas décisif dans la volonté de ces « nouveaux grands » de chercher des domaines communs de coopération et d’approfondir leurs synergies. Le rapprochement avec la Russie et la Chine viendra plus tard. En 2006, les ministres des affaires étrangères de l’Inde, du Brésil, de la Chine et de la Russie organisent une première rencontre informelle, en vue de créer un espace collectif de dialogue. Ce n’est toutefois qu’en 2007-2008 qu’un véritable tournant dans leurs relations est pris, précipité par la crise financière de ces années. Venue de l’Occident, celle-ci, explique Oliver Stuenkel « a joué un rôle décisif, non seulement parce qu’elle a renforcé le récit de la multipolarisation, mais aussi parce qu’elle a transformé les BRICS en un groupement politique » qui va désormais œuvrer à la construction de « positions communes dans plusieurs domaines, à commencer par la gouvernance financière internationale » (Ibid.).

Devant l’onde de choc provoquée par l’effondrement du système financier et la crise du crédit qu’il engendre, qui vont durablement discréditer les acteurs dominants de la gouvernance mondiale aux yeux du Sud global, les quatre pays adoptent en effet un cahier de revendications commun. En échange de leur contribution au sauvetage du système financier, ils réclament et obtiennent leur place dans le club très sélectif des puissances : le G20, plus inclusif que le G8, sera désormais considéré comme le principal espace de dialogue et de concertation sur le plan international. Ils demandent aussi une réforme en leur faveur du système des quotas au Fonds monétaire international  FMI) – ce qui leur sera accordé… aux dépens d’autres pays du Sud (Garcia et Bond, 2019).

De plus en plus conscients de leur place et de leur rôle dans les affaires du monde, ils finissent par officialiser leur rapprochement au cours d’un premier sommet organisé à Iekaterinbourg (Russie) en 2009, après avoir ouvert plusieurs canaux de discussion entre eux et organisé plusieurs réunions ad hoc en marge de grandes réunions internationales. Les quatre membres s’y donnent comme objectifs la recherche de solutions pour améliorer la situation économique globale, la réforme des institutions financières et le renforcement de leurs relations bilatérales, qu’ils basent sur les principes de non-ingérence, d’égalité entre partenaires et de bénéfices mutuels. Dans la foulée de ce premier sommet, ils s’accordent enfin sur la nécessité d’une nouvelle monnaie internationale de réserve, susceptible de faire contrepoids au dollar et de stabiliser le système financier global (Stuenkel, 2020). En 2010, l’Afrique du Sud rejoint le groupe. Et se fera désormais le porte-parole du continent africain en son sein.

Porté par une dynamique d’accroissement exponentiel des échanges commerciaux entre ses membres, le groupe connaîtra ensuite un processus de « densification institutionnelle ». Entre les sommets, qui se tiendront désormais chaque année, de nombreuses réunions seront organisées pour discuter de domaines de coopération spécifiques. Et des espaces de dialogue entre agences gouvernementales ou entités non gouvernementales nationales verront le jour, dont le BRICS Business Council, le Think Thank Council and Academic Forum et le Forum de la société civile des BRICS créé en 2015 à l’initiative de Moscou (sic). Fidèles à leur engagement passé, les membres prendront aussi la décision de lancer un fonds de réserve (Contingent Reserve Agreement, le CRA) destiné à remédier à leurs problèmes de balance de paiement.

Ils créeront surtout une Nouvelle banque de développement (NBD), destinée à financer des projets d’infrastructures ou énergétiques sur leur sol et dans d’autres pays en développement. Dotée d’un capital initial de 50 milliards de dollars, la Nouvelle banque de développement des BRICS sera alors présentée comme un instrument de financement alternatif à la Banque mondiale (Garcia, 2019 ; Garcia et Bond, 2020 ; Bond, 2022). Et elle sera célébrée à ce titre, par certains commentateurs enthousiastes, comme un tournant majeur dans la reconfiguration de l’ordre économique néolibéral. À son propos, Radhika Desai écrira : « Les pays des BRICS ont [maintenant] un mortier qui les lie : leur expérience commune et leur rejet du modèle de développement néolibéral des dernières décennies […] ils réclament depuis longtemps la réforme du FMI et de la Banque mondiale, mais se heurtent à des résistances. Plutôt que d’attendre, ils ont décidé d’agir » (The Guardian, 2 avril 2013).

Un coup porté au système de Bretton Woods ? 
Insistant sur le respect de la souveraineté des États emprunteurs, l’absence de conditionnalités et la promotion d’autres devises que le dollar dans les transactions commerciales des pays membres, ces nouveaux instruments sont effectivement novateurs, au sens où ils permettent aux pays du Sud d’accéder à de nouvelles lignes de crédit et à des facilités commerciales sans avoir à se soumettre à l’obligation de réforme. Pour autant, ils ne sont pas révolutionnaires.

Dans son mode opératoire, la NBD ne se distingue pas vraiment d’autres institutions similaires, à l’instar de l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) créée la même année à l’initiative de Beijing (2014). Et pas même d’autres banques de développement liées au système financier traditionnel, en dehors de l’absence – officielle – de prescriptions macroéconomiques et politiques. À l’instar du G20, de la Banque mondiale et de nombreuses banques de développement régionales et nationales, elle participe d’un même mouvement de financement des infrastructures et de projets énergétiques, pour doper la croissance des pays en développement, via notamment des accords de partenariats publics-privés (Garcia, 2017 ; 2019 ; Garcia et Bond, 2019 ; Bond, 2022).

« En dépit […] des attentes géopolitiques […], note ainsi Ana Garcia, la NDB comme le CRA se sont révélés complémentaires, et non pas en opposition aux institutions multilatérales existantes. » (2019) Comme l’affirmait en outre le premier directeur de l’institution avant la signature d’un accord de partenariat avec la Banque mondiale, la NDB n’avait pas vocation à devenir une « banque politique » : « [elle] sera guidée par des critères techniques pour l’approbation des projets. Notre accord constitutionnel est clair sur ce point. Nous voulons éviter de surpolitiser les décisions qui sont prises dans les institutions multilatérales existantes » (cité in Garcia, 2019).

Il en va de même pour le CRA. Son accord fondateur stipule en effet explicitement que tout emprunteur a l’obligation de demander auprès du FMI un « paquet d’ajustements structurels », après avoir reçu 30% du montant emprunté. Une manière de faire revenir la conditionnalité par la petite porte, après l’avoir bruyamment dénoncée (Garcia et Bond, 2019 ; Bond, 2022). Comme le montre aussi la pression exercée par les pays pour accroître leur poids dans les institutions financières internationales, cet exemple est révélateur du grand écart qui sépare le discours des BRICS et leurs pratiques concrètes, une ambivalence que Patrick Bond (2023) qualifie de « talk left, walk right » (« parler à gauche, marcher à droite »). Nous y reviendrons.

Une coalition sinocentrée
Un autre trait qui caractérise les BRICS et relativise les principes d’égalité et de bénéfices mutuels sur lesquels est fondée leur coopération est la prépondérance absolue de la Chine, laquelle d’ailleurs est difficilement assimilable à un pays du Sud global, à l’instar de la Russie. Rappelons que la Chine compte pour plus de 70% de la richesse produite par l’ensemble des pays du bloc (avant son élargissement). Son PIB (2022) dépasse les 18 000 milliards de dollars, alors qu’il n’est que d’environ 3400 milliards pour l’Inde, 2215 pour la Russie, 1924 pour le Brésil et d’à peine 420 milliards de dollars pour l’Afrique du Sud. Autrement dit, l’économie chinoise est cinq fois plus grande que celle de l’Inde. Et respectivement huit, neuf et presque quarante-trois fois plus importante que celle de la Russie, du Brésil et de l’Afrique du Sud .

Le niveau de développement industriel de la Chine explique ce grand écart. Il se reflète aussi dans la structure des échanges entre le géant asiatique et les autres membres historiques de la coalition, qui s’apparente à un rapport Nord-Sud ou centre-périphérie. Si les échanges entre la Chine et l’Inde sont relativement équilibrés, les exportations chinoises vers la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud sont essentiellement constituées de produits manufacturés ou semi-manufacturés, tandis que les importations chinoises en provenance de ces derniers pays sont constituées principalement de matières premières – minerais, pétrole, gaz et produits alimentaires.

Compte tenu de ces déséquilibres manifestes, considérer les BRICS comme un « groupe de solidarité en lutte contre l’impérialisme » tient de la mystification, selon le journaliste progressiste et activiste argentin Carlos Carcione. « Les énormes inégalités qui existent au sein des BRICS les rendent fonctionnels aux plans et aux besoins chinois » (2023), en dépit des principes d’égalité stricte des partenaires et de bénéfices mutuels sur lesquels est fondée l’alliance. Cela indique aussi que la Chine est en mesure d’exercer une influence décisive – et de plus en plus importante – sur les grandes orientations prises par les BRICS, et de modeler les institutions qui lui sont liées en fonction de ses intérêts.

Il en va ainsi de la décision prise par le bloc (appuyée également par la Russie) de s’élargir à de nouveaux membres, en dépit de la forte résistance de l’Inde et du Brésil, lesquels ont fini par céder. L’unanimisme de façade et les poignées de main qui ont suivi l’annonce de l’élargissement masquent en réalité mal les nombreuses lignes de fracture entre les membres de la coalition (Stuenkel, 2023).

Lignes de fracture et divisions
Le refus des pays membres des BRICS de participer aux sanctions contre la Russie et d’adhérer au récit occidental sur la guerre en Ukraine, au grand dam de l’Europe et des États-Unis, leur volonté commune de réformer les institutions financières internationales et de mettre fin à la domination du dollar, de même que leur convergence aux Nations unies sur plusieurs grands dossiers internationaux, projettent l’image d’un groupe uni, soudé autour de valeurs communes et d’une vision cohérente des relations internationales, sinon celle d’un bloc homogène en lutte contre les puissances occidentales.

Le récit d’une confrontation entre l’Ouest et les autres (« The West against the Rest ») est certes au cœur des discours des dirigeants russes et, dans une moindre mesure, chinois. Il manifeste leur volonté de transformer le groupe en bloc de solidarité contre-hégémonique, opposé à l’Occident dit « collectif ». Rappelant régulièrement la responsabilité des Occidentaux dans la multiplication des conflits et l’oppression séculaire des peuples du Sud, cette rhétorique est destinée à ces derniers. Elle se veut mobilisatrice.

Reste que les autres membres historiques des BRICS n’envisagent nullement cette alliance comme un bloc anti-occidental. Pragmatiques, les présidents brésilien, indien et sud-africain n’ont cessé de le rappeler. Bien qu’ils contestent aux puissances occidentales le monopole de la décision sur la marche du monde et revendiquent la place qui leur est due dans la gouvernance mondiale, le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud entendent maintenir de bonnes relations avec les États-Unis et l’Europe, lesquels sont des partenaires commerciaux de premier plan. Soucieux de conserver leur autonomie et enclins à privilégier des alignements multiples, ces pays sont engagés dans diverses formes de partenariat stratégique avec le Nord, y compris sur le plan militaire, à l’exemple du « Dialogue quadrilatéral pour la sécurité », le « Quad », qui regroupe les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde en réaction à la montée en puissance de la Chine.

Il s’agit là d’une première grande ligne de fracture. Elle s’exprime, entre autres, dans les tensions persistantes entre l’Inde et la Chine. Et elle s’est également manifestée dans les débats sur l’élargissement promu essentiellement, on l’a vu, par la Russie et la Chine. Craignant de voir leur propre influence diluée dans un groupe élargi, l’Inde et le Brésil s’y sont longtemps opposés (Stuenkel, 2023).

À l’avenir, cet élargissement pourrait faire naître une deuxième ligne de fracture au sein du groupe, opposant régimes autocratiques et démocraties, l’entrée dans la coalition de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Iran plaçant de facto les gouvernements démocratiques (Brésil, Afrique du Sud) ou se présentant comme tels (Inde) dans une position minoritaire au sein du bloc élargi. Et ce, davantage encore depuis le retrait de l’Argentine du processus d’adhésion sur décision de son nouveau président, Javier Milei, bien plus soucieux de renforcer les liens de son pays avec Washington et le FMI (Ibid.).

Une troisième ligne de fracture, qui recoupe la première, tient enfin au statut international de leurs membres, la Russie et la Chine étant à la fois puissances nucléaires (avec l’Inde) et membres permanents du Conseil de sécurité. Face aux demandes répétées de l’Inde et du Brésil d’occuper un siège permanent au Conseil de sécurité, Chine et Russie font bloc, étant peu disposées à partager leurs privilèges avec les nouveaux aspirants (Garcia et Bond, 2019 ; Stuenkel, 2023).

Une alliance opportuniste
En fait, comme le montrent, dans cet Alternatives Sud, Laerto Apolináro Júnior et Giovana Dias Branco à propos des positions adoptées par les pays des BRICS sur le conflit russo-ukrainien, leur alignement sur plusieurs grands dossiers internationaux tient plus à des considérations économiques et géostratégiques intéressées qu’à des motifs d’ordre politique ou idéologique. C’est aussi ce mélange de considérations pragmatiques, d’intérêts contingents et de souverainisme sourcilleux qui a orienté la cooptation des nouveaux membres et, dans l’autre sens, motivé l’adhésion de ces derniers aux BRICS.

Cette coalition souple d’acteurs aux intérêts divergents aspire certes à corriger certains déséquilibres flagrants au niveau international, mais qualifier d’« anti-impérialiste un groupe composé de dirigeants comme Modi (Inde), Mohammed ben Salmane (Arabie saoudite) et Sissi (Égypte), proches alliés des États-Unis  », est « une exagération grossière » relève Prabhat Patnaik (2023). Qu’est-ce d’ailleurs l’agression russe de l’Ukraine si ce n’est une guerre de nature impériale, ou encore les conflits par procuration menés par l’Arabie saoudite et l’Iran, au mépris des principes chers aux BRICS de non-ingérence et de respect de la souveraineté ? Comment qualifier la guerre menée au Tigré par le gouvernement éthiopien ? Ou encore la répression par la Chine du peuple ouïghour ? Et celle, par l’Inde, de sa population musulmane ?

Comme le rappellent Tithi Bhattacharya et Gareth Dale dans cet ouvrage, le Mouvement des non-alignés et celui pour un Nouvel ordre économique international étaient guidés par des valeurs, une idéologie et des engagements politiques communs forts : rejet du colonialisme, dénonciation de l’occupation israélienne en Palestine et de l’apartheid en Afrique du Sud, remise en cause des injustices socioéconomiques, affirmation des solidarités Sud-Sud ou encore promotion de modèles de développement alternatifs (nationalisation des ressources, réglementation des sociétés transnationales, annulation des dettes, transfert de technologies en provenance des pays riches, etc.).

L’on ne trouve rien de tel dans les BRICS+. En témoigne la timidité avec laquelle ils ont condamné l’invasion israélienne à Gaza (en raison, surtout, de la proximité entre l’Inde de Modi et l’État d’Israël, et du rapprochement, actuellement gelé, entre ce dernier et l’Arabie saoudite). Mais aussi la nature des rapports économiques que les membres de la coalition entretiennent avec les autres pays du Sud, aux antipodes de l’idée de solidarité Sud-Sud dont ils se font les champions.

BRICS et sud global : partenariat salutaire ou relation piégée ?
Au-delà des énormes ressources, sous forme de prêts, d’investissements, d’aide et d’offres de service, qu’ils mettent à disposition des pays du Sud, de leur dénonciation des déséquilibres planétaires et de leur critique du double standard de l’Occident, la rhétorique de la « coopération Sud-Sud » des BRICS séduit de nombreux pays en développement, échaudés par des décennies d’ajustements économiques et d’endettement aux conséquences désastreuses pour leur population. Et ce d’autant plus que les membres des BRICS ne sont pas considérés comme d’ex-puissances coloniales et sont par conséquent immunisés contre le ressentiment qui alimente, au Sud, un rejet de l’Occident.

Reprenant les éléments de langage de la solidarité Sud-Sud chère aux anciens mouvements anticoloniaux (bénéfices mutuels, multilatéralisme, coexistence pacifique, non-ingérence dans les affaires internes, respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, justice économique, etc.), ce discours alimente la croyance selon laquelle les rapports économiques noués entre les BRICS et les pays du Sud global seraient moins déséquilibrés, plus équitables et en phase avec les besoins et aspirations des populations des pays pauvres. Somme toute, les BRICS seraient porteurs de nouvelles pratiques de coopération et de développement à même de corriger les inégalités socioéconomiques globales. L’analyse de cette relation donne cependant à voir une tout autre réalité.

Une matrice Nord-Sud
Les deux premières décennies du 21e siècle ont été marquées par une croissance exponentielle des échanges entre les BRICS et les pays d’Afrique, ainsi que par une très forte hausse des investissements réalisés dans de nombreux pays africains, auxquels s’ajoutent d’importants flux financiers sous forme d’aide et de prêts. Cette densification des relations suggère que les émergents jouent un rôle majeur dans le décollage économique du continent et la reprise de son développement.

Or, force est de constater que la nature de cette relation tend à reproduire la dichotomie traditionnelle entre centres et périphéries, renforçant la position subordonnée des pays africains dans la division internationale du travail et les cadenassant dans un rôle quasi exclusif d’exportateurs de matières premières et d’importateurs de produits manufacturés. Ainsi, les exportations chinoises vers l’Afrique sont constituées à 95% de biens transformés, tandis que les produits primaires représentent près de 90% des exportations africaines vers la Chine (pétrole et minerais essentiellement, 59 et 26% respectivement en 2010). Les investissements chinois en Afrique sont également majoritairement orientés vers ces secteurs (pétrole, gaz, industrie minière, etc.), ainsi que vers ceux de l’énergie et des infrastructures connexes qui leur servent de plateforme logistique. Il en va de même pour les aides liées et les prêts chinois (CETRI, 2011 ; Dodd, 2020).

Bien qu’ils exportent pour l’essentiel des produits primaires vers la Chine (à l’exception de l’Inde), dans leurs rapports économiques avec les pays africains, les autres membres historiques des BRICS présentent un profil Nord-Sud similaire, quoiqu’à une échelle bien moindre. L’Inde exporte vers l’Afrique des biens manufacturés, des produits pharmaceutiques et des services. La Russie essentiellement de l’armement, des engrais et certaines technologies de pointe (dans le secteur nucléaire notamment). Et le Brésil et l’Afrique du Sud, des biens manufacturés, des produits alimentaires et des produits chimiques. En retour, ils importent d’Afrique principalement du gaz, du pétrole, des minerais et des ressources énergétiques. C’est également vers ces secteurs et celui des infrastructures que la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud dirigent le gros de leurs investissements.

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de sécuriser l’accès à ces ressources indispensables à leur propre croissance, de stimuler l’expansion de leurs propres entreprises sur le continent et de gagner en influence politique. Présentés sous l’étiquette de la coopération Sud-Sud, les projets financés par la Banque nationale de développement du Brésil en Afrique durant les deux premiers mandats de Lula devaient ainsi permettre aux entreprises brésiliennes d’étendre leurs opérations sur le continent et de soutenir l’agrobusiness du pays en dynamisant les exportations alimentaires vers ces nouveaux marchés (Amasi et al., 2016 ; Dodd, 2020).

Entre la Chine et l’Amérique latine, la structure des échanges, ainsi que la nature et la cible des investissements ne sont pas tellement différentes, comme le montrent Maristella Svampa et Ariel Slipak dans cet Alternatives Sud. Présentée comme complémentaire dans les déclarations officielles, cette relation est tout aussi déséquilibrée. Non seulement elle tend à renforcer la matrice extractiviste du continent, au détriment d’autres activités à plus forte valeur ajoutée, mais elle place aussi l’Amérique latine dans un nouveau rapport de dépendance. C’est ce que Maristella Svampa et Ariel Slipak appellent le « consensus des matières premières », lequel serait sur le point d’être remplacé par un « consensus de la décarbonation » à mesure que la course internationale aux sources d’énergie durable se fait de plus en plus intense dans le cadre de la transition énergétique (voir CETRI, 2023).

Des logiques d’accumulation et d’exploitation similaires
Ainsi, loin d’être une relation « gagnant-gagnant » ou mutuellement bénéfique, la « coopération » entre les BRICS et les autres pays en développement s’inscrit dans un échange inégal. Au même titre que le rapport Nord-Sud. « Alors que les pays des BRICS cherchent à s’affirmer comme un groupe cohérent dans les forums multilatéraux, en Afrique, chacun d’entre eux à sa propre approche et stratégie compétitive. Dans le contexte plus large d’accumulation capitaliste, l’action des BRICS se base sur une logique de compétition pour les ressources naturelles et l’accès aux marchés qui est impérialiste par nature et ramène le colonialisme à l’époque moderne » (Garcia, 2017).

Derrière la rhétorique, le modus operandi est donc fondamentalement le même. La logique d’accumulation et d’exploitation est similaire : il s’agit de faire main basse sur les ressources locales, de favoriser l’expansion de leurs champions économiques nationaux, de doper leur propre croissance et de trouver de nouveaux débouchés pour leurs exportations, au risque de compromettre l’industrialisation des autres pays en développement (Amisi et al., 2016 ; Garcia, 2017).

Sur le terrain, les effets sociaux et environnementaux des projets lancés et financés par les BRICS sont les mêmes : accaparement des terres et des ressources, spoliation des communautés locales, course au moins-disant social, destruction des milieux naturels. Suscitant la résistance des communautés dépossédées, ils sont aussi à l’origine d’une multiplication des conflits socio-environnementaux, comme le montrent le cas des investissements chinois en Amérique latine et celui des investissements brésiliens dans le corridor logistique de Nacala au Mozambique .

Aussi, Baruti Amisi n’hésite-t-il pas à comparer la concurrence pour les ressources africaines à laquelle se livrent les pays des BRICS entre eux et avec l’Ouest, à un nouveau « scramble for Africa » : « À mesure que les BRICS poursuivent leur pénétration en Afrique, les gagnants sont les grandes entreprises multinationales et parastatales, y compris celles qui sont basées dans les pays industrialisés […] qui achètent des produits finis ou semi-finis aux BRICS, de même que les élites locales qui facilitent le pillage par la corruption […] et l’accès à notre énergie à moindre coût » (Amisi et al., 2016).

Certes, présenté comme une condition sine qua non de la diversification et de l’essor économique du continent, l’accent mis sur l’infrastructure pourrait combler un réel besoin. De même, l’accès à de nouveaux canaux de financement non conditionnés donne davantage de marge de manœuvre politique aux pays du Sud. Mais ces financements dirigés répondent principalement aux intérêts des BRICS et à ceux de leurs entreprises. Vue sous cet angle, la construction de routes, de barrages, de ports ou de voies de chemin de fer ne diffère guère des grands projets coloniaux d’antan, fait remarquer Baruti Amisi : il s’agit « d’extraire aussi vite que possible des produits primaires pour le marché mondial » (Ibid.).

De même, l’absence officielle de conditionnalité ne va pas sans entraîner d’effets pervers. Elles permettent entre autres à des régimes autoritaires de se soustraire à leurs obligations en matière de respects des droits humains et de protection de l’environnement. En outre, elle n’est pas absolue, comme le montrent les financements chinois implicitement liés au refus par le pays récipiendaire de reconnaître Taiwan ou encore les conditions d’accès au CRA (voir supra). Il n’échappe par ailleurs pas à l’observateur avisé que les financements et les investissements chinois (et parfois ceux des autres pays des BRICS) sont presque toujours « conditionnés » à un accès privilégié aux ressources naturelles (Garcia, 2017 ; Dodd, 2020).

Bien que leurs conditions d’accès soient plus favorables, les prêts accordés aux autres pays du Sud par ces nouveaux donateurs ne sont pas non plus sans conséquences. Susceptible d’entraîner les pays du Sud dans une nouvelle spirale d’endettement et de dépendance, cette nouvelle forme de dette risque également de « renforcer une matrice productive basée sur l’exportation de biens primaires et annuler ou affaiblir, par conséquent, les opportunités de développement d’un cadre de production plus diversifié […]. Compte tenu de la volatilité des prix des matières premières, cela signifie que les économies africaines deviennent encore plus vulnérables » (Garcia, 2017).

Un « néolibéralisme avec des caractéristiques du sud » 
En 2013, déjà, l’économiste indien Vishay Prashad faisait part de ses doutes quant à la capacité, sinon à la volonté, de cette coalition de remettre radicalement en cause la mondialisation libérale. Celui qui avait longtemps considéré ce bloc naissant comme l’acte fondateur d’un nouvel ordre économique international constatait, amer, que les élites de ces pays, sorties gagnantes de plusieurs décennies de politiques néolibérales, tenaient bien plus à se joindre au système de gouvernance mondiale existant qu’à le transformer.

Outre le peu de radicalité des réformes demandées axées principalement sur un meilleur partage des responsabilités, l’absence d’une idéologie économique alternative portée par les membres de la coalition et son opposition molle à l’unilatéralisme des États-Unis et de l’OTAN, il pointait la continuité, en leur sein, de politiques axées essentiellement sur la vente de « commodities », le maintien de bas salaires et le recyclage du surplus transformé en crédits offerts au Nord, aux dépens de leur propre population, soit la poursuite d’un modèle qu’il n’hésitait pas à qualifier de « néolibéralisme avec des caractéristiques du Sud » (2013).

Une décennie plus tard, le constat n’a pas fondamentalement changé. Déclaration après déclaration, les BRICS n’ont eu de cesse de s’ériger en défenseurs du libre-échange. En la matière, le Brésil constitue un cas d’école. Quel que soit le gouvernement au pouvoir, la libéralisation des échanges agricoles est au cœur de ses priorités internationales. Estimant que les barrières commerciales (quelles qu’elles soient, y compris les réglementations environnementales) et les subsides sapent injustement la compétitivité de son important secteur agricole, ses efforts déployés à l’OMC et les coalitions ad hoc qu’il y a formées depuis le début des années 2000, ont toujours visé l’obtention d’un marché agricole mondial libre et sans entraves.

À l’évidence, cette politique internationale ne peut être interprétée comme une défense des « intérêts » de la société brésilienne dans son ensemble contre le capitalisme occidental ou impérial, ironise le sociologue William Robinson. Elle est plutôt l’illustration du poids politique du complexe agro-industriel, que l’auteur voit comme une composante du vaste réseau d’acteurs transnationaux, « comprenant à la fois des États et des institutions inter- et intraétatiques, à travers lesquels les transnationales, leurs agents politiques et leurs alliés organisent le capitalisme mondial et les conditions de l’accumulation transnationale dans la poursuite de leurs intérêts de classe ou de groupe » (2015).

Une telle lecture, qui tord le cou aux oppositions binaires Nord-Sud et aux interprétations « campistes », permet de rendre compte de l’absence ou de la quasi-absence de critères sociaux et environnementaux encadrant les investissements des émergents ailleurs dans le Sud, abandonnés, au nom du respect strict de la souveraineté, à l’appréciation d’États récepteurs. Elle explique aussi le peu d’empressement des BRICS à lutter contre les inégalités chez eux, parmi les plus élevées au monde, le peu de cas qu’ils font des questions environnementales ou encore leur réticence à appuyer certaines réformes indispensables au niveau international.

Il en va ainsi de la lutte contre les paradis fiscaux, bel exemple du « talk left, walk right » des BRICS. Alors que ceux-ci prétendent bruyamment réformer l’architecture financière internationale, ils n’ont jamais présenté de plan de lutte contre le secteur de la finance offshore. Et continuent d’ailleurs de figurer parmi les principaux utilisateurs de ces paradis fiscaux. Le Brésil est actuellement le second emprunteur sur les marchés offshore. La Chine, par l’intermédiaire de ses sociétés d’État, est l’un des premiers clients des banques des Îles vierges britanniques, tandis que l’Inde utilise largement l’île Maurice pour placer et rapatrier ses capitaux (d’Afrique essentiellement). L’utilisation des paradis fiscaux par les oligarques russes est de notoriété publique. Le commerce des hydrocarbures russes s’effectue le plus souvent via ces juridictions opaques, lesquelles jouent d’ailleurs un rôle central dans le contournement des sanctions.

Or, il n’est pas inutile de rappeler que près de 7,8 trillions de dollars, soit 8% de la richesse produite mondialement et 40% des profits des entreprises multinationales, sont dissimulés dans ces banques. Et que celles-ci constituent l’un des principaux instruments de captation de la richesse en provenance du Sud. Bref, notent les auteurs d’un article consacré à la question « les pays des BRICS sont tout aussi impliqués dans le monde offshore que les économies occidentales qu’ils dénoncent. La réalité, c’est que leur gouvernement et leurs élites politiques bénéficient et ont tous deux besoin [de ce ] monde financier » (Binder et Soares de Oliveira, 2023).

Comme le montrent, enfin, Ana Garcia et al. (2017 ; 2023), les accords bilatéraux d’investissement (ABI) signés entre BRICS et pays en développement ne diffèrent guère, ou très peu, de ceux promus par les pays du Nord. Ils sont conçus avant tout pour protéger leurs investissements et les intérêts de leurs multinationales (24% des 500 plus grandes compagnies de la planète en 2016) contre de potentiels litiges avec les autorités ou les populations locales. Tout comme les accords de libre-échange que les BRICS multiplient en parallèle, ces ABI tendent également à « maintenir l’ordre néolibéral », en imposant un cadre juridique favorable aux investisseurs et en stimulant la compétition entre pays riches en matières premières.

Entraînant les mêmes bouleversements socioéconomiques, politiques et écologiques, ces accords contribuent tout autant à l’aggravation des crises systémiques du capitalisme. Et ce n’est pas l’entrée dans la coalition de pays comme les Émirats arabes et l’Arabie saoudite, comptant parmi les premiers producteurs mondiaux d’hydrocarbures et grands utilisateurs des paradis fiscaux, ou comme l’Iran, l’Éthiopie et l’Égypte, réputés (comme les deux premiers) pour leurs bilans catastrophiques en matière de droits sociaux et humains, qui donnera une inflexion progressiste à la trajectoire des BRICS+. Elle pourrait au contraire accélérer le basculement vers un capitalisme multipolaire et autoritaire, aux antipodes du projet refondateur qui animait les protagonistes de la Conférence de Bandung.

Contre le capitalisme multipolaire, refonder l’internationalisme 
« Depuis la dernière réunion des BRICS, note Branko Marcetik, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de superpuissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. […]. Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ? » (2023).

Il est permis d’en douter, compte tenu de la trajectoire des BRICS, de leurs orientations et de la nature des relations qu’ils entretiennent avec les autres pays du Sud. Leur montée en puissance contribue certes à un rééquilibrage nécessaire des rapports de pouvoir au niveau mondial, et à l’élargissement des marges de manœuvre politiques des États du Sud global face aux pressions et injonctions des pays du Nord et des institutions financières internationales. Que quarante pays aient exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS, en plus des vingt pays qui ont officiellement déposé leur candidature avant le sommet de Johannesburg, est significatif. Cela illustre combien le rejet de l’ordre international dominé par l’Occident est profond dans le reste du monde, tout comme l’attrait pour un monde multipolaire. Il faut en tenir compte.

Pour autant, rien ne permet d’affirmer que l’on s’achemine vers davantage de justice socioéconomique. Bien qu’ils militent pour un meilleur partage des rôles et des responsabilités au niveau international et contestent l’hégémonie du dollar, les BRICS ne se montrent guère enclins à réformer en profondeur le système économique international, dans le sens d’une meilleure redistribution de la richesse au profit des pays les plus pauvres. Au contraire, les rapports que les membres des BRICS entretiennent avec leur arrière-pays et les pays du Sud tendent de facto à reproduire les rapports de domination de type colonial qui caractérisent la relation Nord-Sud. Sur le terrain, les effets sont les mêmes.

En ce sens, loin de remettre en cause les injustices structurelles aggravées par la mondialisation, les BRICS+ risquent de les amplifier : « Le schéma reste le même à peu de chose près, avertit Souleymane Gassama : terre d’avenir, de jeunesse, de ressources encore abondantes, victime d’une fragilité structurelle à bien des égards malgré les différences de fortunes entre pays et régions, le continent [africain] continue d’être perçu comme une opportunité, avec un mélange de prédation capitaliste brutale associé à un soft power, où il s’agit pour les nouveaux arrivants de jouer aussi sur les affects et leur absence de passif colonial » (RIS, 2023).

Rappelons ici aussi à ceux qui voient dans les BRICS+ un facteur de stabilité et de paix que la Russie et certains des nouveaux adhérents (Arabie saoudite, Iran, Éthiopie) ont été ou sont toujours engagés dans des conflits meurtriers, directement ou par procuration, ou des politiques de puissance. Et que la force d’attraction des BRICS+ n’est pas sans lien avec le piètre bilan affiché par plusieurs de ses membres en matière de démocratie et de droits humains, leur répression féroce de toute forme de contestation, voire leur rejet assumé de l’« universalisme », présenté comme une imposition néocoloniale et instrumentalisé comme tel pour justifier l’écrasement de toute velléité de protestation.

En 2015 déjà, William Robinson mettait en garde contre la tendance de beaucoup de militants et d’intellectuels de gauche à interpréter les BRICS comme une alternative progressiste et/ou anti-impérialiste au monde unipolaire dominé par l’Occident, au risque de se faire les supporters de régimes répressifs et des élites transnationales qui les gouvernent et tirent précisément leur richesse de l’intégration au marché global.

Outre que cette vision ne correspond pas à la réalité, l’essentiel pour les BRICS étant de « construire un capitalisme plus expansif et équilibré » (2015), une telle lecture brouille les repères de la gauche mondiale. Elle participe d’une vision manichéenne du monde réduisant les rapports internationaux à une opposition irréductible entre blocs. Et elle contribue à nourrir les politiques identitaires, en présupposant qu’il existerait une convergence d’intérêts prioritaire entre catégories sociales à l’intérieur d’un même cadre géographique. Ce faisant, elle affaiblit les solidarités nécessaires entre victimes de la concurrence inter-impérialiste opposant le Nord aux puissances émergentes locales.

Comme l’explique, en effet, l’activiste féministe indienne Kavita Krishnan dans cet Alternatives Sud, l’adhésion acritique au concept de multipolarité, nouveau cheval de bataille de la gauche indienne, conduit à renoncer à des solidarités naturelles (avec la résistance ukrainienne notamment) et même à reproduire la rhétorique de la droite hindoue la plus réactionnaire, passée maître dans l’instrumentalisation de la notion à des fins électoralistes. Face à cette tendance délétère, elle exhorte la gauche à réinitialiser sa boussole pour corriger cette « trajectoire désastreuse qui lui fait parler le même langage que les tyrans ».

Au lieu de célébrer l’avènement d’une multipolarité conflictuelle, pendant des théories réactionnaires du choc des civilisations, la gauche du Nord comme du Sud serait plus inspirée d’en revenir à ses fondamentaux, soit s’efforcer de bâtir des ponts solides entre les populations en lutte pour leurs droits : résistants palestiniens, défenseurs ukrainiens, pacifistes russes, féministes iraniennes, paysans sans terre brésiliens, Ouïghours en Chine, militants des droits humains dans le monde arabe, travailleurs pauvres états-uniens, musulmans indiens, communautés rurales et indigènes d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie qui résistent à l’accaparement de leurs terres, à l’avancée du modèle extractiviste, aux grands projets d’infrastructures, etc. Le salut de l’humanité ne repose pas sur les BRICS, comme l’insinue Boaventura de Sousa Santos (2024). Il repose sur la capacité des forces progressistes à jeter les bases d’un nouvel internationalisme qui ne céderait pas aux lectures binaires du monde, facteurs de tensions autant que de divisions en leur sein.

Laurent Delcour

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https://blogs.mediapart.fr/cetri-centre-tricontinental/blog/190324/brics-une-perspective-critique

Alternatives Sud : BRICS+: Une alternative pour le sud global ?
Editions Syllepse, Cetri, 180 pages, 13 euros
https://www.syllepse.net/brics-une-alternative-pour-le-sud-global–_r_22_i_1073.html

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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