« L’assimilation du relationnel au travail féminin déqualifié, et l’absence de cette dimension dans les analyses des métiers les plus prestigieux, nous paraissent constituer un enjeu majeur pour les recherches féministes sur le travail ».
Les auteures de l’édito soulignent que « tout se passe comme si les chercheur-e-s ne voyaient du relationnel que là où elles et ils voient des femmes, de surcroît dans des métiers à faible statut social ». Il y a en fait un biais sexué dans les manières d’aborder de telles analyses. Se poser toujours la question de ce biais est une nécessité. « Dénaturaliser le regard porté sur les métiers de service ouvre des portes concrètes de (re)valorisation des activités professionnelles exercées majoritairement par les femmes. »
De ce point de vue, les analyses présentées sont très éclairantes, que cela soit celle d’une profession mixte, les kinésithérapeutes (physiothérapeutes en Suisse), ou la comparaison des métiers d’auxiliaire de puériculture en crèche, de contrôleur de train et de surveillant de prison.
Les auteures font ressortir, entre autres, les asymétries dans la valorisation ou la dévalorisation de tâches, des conditions de travail ; les « illusions » égalitaires faisant « abstraction des discriminations objectives » (Ainsi par exemple : la naturalisation des comportements des patient-e-s (pour les kinésithérapeutes) alors que les comportements sont construits socialement, sont genrés) ; ou la dissimulation des dimensions matérielles du travail, jugé peu valorisant (voir le beau chapitre « »L’usine à couches » ou la face cachée du travail de prise en charge des jeunes enfants »).
Si les kinésithérapeutes développent un discours individualiste et égalitaire, celui-ci est « idéaliste, puisqu’il ignore des conditions de vie sexuées, forcément structurantes et contraignantes », dans les autres professions traitées, il y a à la fois « occultation du matériel dans les métiers de service peu qualifiés féminins » et « occultation du relationnel das les métiers masculins ».
Contre un premier regard, une première lecture a-genrée, il convient de reprendre les analyses, car « S’en tenir à un examen éloigné de la distribution des femmes et des hommes entre divers métiers, sans ouvrir la boîte noire de ce que recouvrent, par exemple, les catégories officielles de métiers de l’ordre ou de métiers du soin, fait courir le risque de reconduire des stéréotypes de genre, telle l’assimilation du relationnel au féminin ».
Au delà de la terminologie (voir remarque en fin de note), les questionnements autour de la « difficile articulation entre proximité de genre et distance de classe » dans le cas des assistantes sociales me paraissent indispensables.
Ces analyses de métiers de service soulignent l’enjeu d’une lecture n’occultant pas la division genrée, dépassant les lectures d’habitudes ou naturalisantes.
Outre le dossier, j’ai particulièrement particulièrement apprécié l’article de Laura Corradi : « Feminist Semiotics. Pour une sociologie politique du cul féminin dans les publicités italiennes » qui analyse « sous l’angle de la politique du regard masculin » des affiches publicitaires « utilisant » le cul des femmes. Regards d’hommes, goût masculin, lutte contre les signes de vieillissements, dictature de la beauté, disponibilité affichée, naturalisation et artificialité, vulgarité d’une présentation comme « un quadrupède à posséder », affichage du pouvoir, etc. « le cul féminin est une construction sociale ». L’auteure indique que les éléments présentés aident à comprendre « la manière dont la construction sociale du sexe inférieur passe aussi par le postérieur à travers une colonisation progressive et en crescendo des parties intimes des femmes ».
Sur la dictature de la beauté, en complément possible, l’ouvrage de Mona Cholet : Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones 2012) L’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes
Sur le sexisme publicitaire, en complément possible, Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent : Contre les publicités sexistes (Editions L’Échappée 2012) Quand vous tendez un piège à la souris, il faut toujours laisser la place pour la souris
Parmi, les autres articles, je souligne le compte-rendu de lecture de Marianne Modak, sur le livre de Caroline Ibos : Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères
Une fois encore, un riche numéro, illustrant l’apport des analyses faites au prisme du féminisme.
Sommaire
Edito
Nicky Le Feuvre, Natalie Benelli, Séverine Rey : Relationnels, les métiers de service ?
Grand Angle
Hélène Martin et Céline Perrin : L’agencement hiérarchique de l’égalité. Discours de physiothérapeutes face à des situations thérapeutiques potentiellement sexualisées
Marie Cartier et Marie-Hélène Lechien : Vous avez dit « relationnel » ? Comparer des métiers de service peu qualifiés féminins et masculins
Delphine Serre :Travail social et rapport aux familles. Les effets combinés et non convergents du genre et de la classe
Champ libre
Laura Corradi : Feminist Semiotics. Pour une sociologie politique du cul féminin dans les publicités italiennes
Valérie Rolle : L’encrage du genre. Le rôle des professionnel·le·s du tatouage dans le façonnage des corps genrés
Parcours
Laurence Bachmann : Largesse et créativité féministe au service de l’éducation publique.
Entretien avec Barrie Thorne, professeure en études genre et en sociologie à l’Université de Californie, Berkeley
Comptes rendus
Anne-Françoise Praz :
Anne Cova (Ed.), Histoire comparée des femmes. Nouvelles approches
Marianne Modak : Caroline Ibos, Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères
Françoise Messant : Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles… (voir aussi Travailleuse n’est pas le féminin de travailleur )
Ghaïss Jasser :Pascaline Mourier-Casile, La Fente d’eau
Ghaïss Jasser : Le 34ème Festival International de Films de Femmes de Créteil (France)
Farinaz Fassa Recrosio : Marie-Pierre Moreau, Les enseignants et le genre. Les inégalités hommes-femmes dans l’enseignement de second degré en France et en Angleterre
Martine Chaponnière : Feminist Studies Vol. 37 No 2, 2011, Race and transgender studies
Collectifs
Olivia Killias : Sisters in Islam : un collectif féministe conteste l’autoritarisme étatique et religieux en Malaisie (sur ce sujet, possible complément : Zahra Ali : Féminismes islamiques, La fabrique éditions, 2012, Le féminisme comme notion radicale faisant d’abord des femmes des êtres humains )
Une remarque, l’utilisation de la notion de « classe moyenne » pour parler de certains salarié-e-s, aux revenus suffisants pour employer du personnel pour le travail domestique, y compris dans les relations aux enfants, demanderaient à être questionné. Un revenu supérieur à 2500 euros et inférieur à 4000 euros mensuels (80% des salarié-e-s en France gagnent moins de 4000 €) ne saurait être un considérant suffisant pour caractériser une classe sociale. L’aisance procurée par un revenu supérieur ne permet pas à ces salarié-e-s de sortir de l’état de subordination à leurs employeurs. Cependant, ces revenus leur permettent de nouer des rapports d’exploitation et de domination envers d’autres salarié-e-s, c’est le cas du travail domestique « sous-traité ».
Il faut donc à la fois reconnaître des divisions profondes entre salarié-e-s, les avantages relatifs que certain-ne-s en tirent et en souligner leurs effets matériels très asymétriques, leurs effets en terme de domination. L’hétérogénéité du « prolétariat/salariat » est réelle (ne serait-ce qu’entre femmes et hommes), elle souligne les obstacles à la construction d’une hégémonie sociale émancipatrice. Celle-ci passe, entre autres, par l’auto-organisation, y compris séparée, (c’est un apport des féministes) de celles et ceux qui subissent des oppressions, spécifiques ou non. C’est un préalable nécessaire à la possibilité d’un front collectif social inclusif à construire. Mieux vaut, me semble-t-il, aborder cette question que de l’éluder par des caractérisations hâtives.
Nouvelles Questions Féministes : Métiers de service
Coordination : Natalie Benelli, Nicky Le Feuvre, Séverine Rey
Vol 31, N°2 / 2012
Editions Antipodes, Lausanne 2012, 160 pages
Didier Epsztajn