De l’abolition de l’esclavage à l’abolition de la prostitution

L’arrivée sur les écrans du film “Lincoln”, la dernière réalisation de Steven Spiekberg, suscite un bon nombre de débats et de réflexions. Le regard rétrospectif posé sur la lointaine guerre civile américaine et sur le point d’inflexion, décisif pour le cours de l’histoire, qu’a représenté l’abolition définitive de l’esclavage aux États-Unis nous ramène, paradoxalement, vers des conflits et des dilemmes sociaux qui sont tout à fait de notre temps.

Le film a des mérites indiscutables – des interprétations formidables, une ferme direction, une récréation de l’époque fort réussie… – mais aussi certaines limites. Laissons aux critiques de cinéma analyser la portée artistique de l’œuvre. Pour ce qui est des carences, surtout d’ordre historique, nous pouvons nous en remettre à l’excellent article du professeur Vicenç Navarro à propos de ce que le film ne dit pas sur Lincoln ; c’est-à-dire, sur certains silences qui projettent une image incomplète, partielle et conditionnée du point de vue idéologique du personnage. L’histoire « officielle » américaine, marquée par les intérêts et le point de vue des grandes corporations, devenue la pensée dominante de la société, a occulté systématiquement la radicalité démocratique et sociale de la pensée de Lincoln ; une pensée largement influencée par le socialisme utopique en pleine ébullition en Europe et dont l’émigration ouvrière de l’époque fécondait les tendances les plus avancées de la politique américaine, notamment dans les rangs du Parti Républicain, très loin encore de devenir le fief de la droite la plus récalcitrante que l’on connaît aujourd’hui. L’AIT, la Première Internationale de Marx et Engels a prêté son soutien le plus enthousiaste aux efforts de Lincoln pour en finir avec l’esclavage. Et ce fut là, sans doute, l’une des plus grandes épopées émancipatrices du XIXème siècle, à côté de la lutte pour la démocratie politique en Europe ou l’insurrection de la Commune de Paris. La prééminence idéologique des forces conservatrices a effacé des mémoires, aussi bien en Amérique que dans le Vieux Continent, la portée de tels évènements dans la destinée des nouvelles générations. C’est fort utile, donc, que des voix autorisées nous le rappellent.

Ce déficit contribue à esquisser par moments une image quelque peu mystique du président Lincoln. Le film mérite cependant d’être vu. La force du personnage dépasse ces limitations. Le faits rapportés – la complexe lutte politique à travers laquelle Lincoln obtint à l’arrachée un vote favorable du Congrès a l’amendement constitutionnel abolissant formellement l’esclavage – constituent une formidable leçon de matérialisme et de politique révolutionnaire.

En effet, le récit se penche sur un épisode crucial de la guerre. Après quatre ans de combats, le Sud est épuisé ; on entrevoit une fin du conflit favorable à l’Union. C’est une question de quelques mois… qui peuvent tout de même représenter encore un nombre effrayant de nouvelles victimes. Lincoln, qui vient d’être réélu président, pose alors un problème de plus haute transcendance. Plus de deux ans auparavant, par décret, il avait émancipé les esclaves sous domination des rebelles sudistes. Ce fut un acte de guerre crucial qui avait mobilisé jusqu’à 200.000 Noirs sous le drapeau de l’Union. Mais cette « confiscation des biens de l’ennemi » n’équivalait pas encore à une abolition définitive de l’esclavage. Et c’est là que se sont révélées la grandeur de vues et la taille révolutionnaire de Lincoln, dont le rôle devint absolument irremplaçable : rendre irréversible l’abolition, forçant la main du Congrès au moment des pourparlers de paix avec le Sud se nouaient en secret. L’amendement a été voté de justesse, fin janvier 1865, au prix de mille manœuvres et pressions sur les députés républicains et démocrates. La fin de la guerre pouvait amener à toute sorte d’arrangements entre les classes aisées du Nord et du Sud. La population noire et ses aspirations pouvaient parfaitement en faire les frais. De là l’empressement opiniâtre de Lincoln, pour qui la démocratie était tout à fait incompatible avec l’esclavage. L’effort de guerre du Nord s’était basé en fait sur une certaine alliance sociale entre les fermiers, ennemis des grandes plantations du Sud, la classe ouvrière et une bourgeoisie industrielle en pleine expansion.

Mais l’histoire est pleine de bifurcations. Rien n’est joué d’avance. Seul le développement concret des antagonismes sociaux, condensés à certains moments cruciaux de la lutte politique, décide du cours final des évènements. Le vote du treizième amendement a failli échouer. Chacun en était conscient : l’abolition de l’esclavage ouvrait la porte à la revendication d’une égalité de droits que beaucoup redoutaient. La situation pouvait basculer dans un sens ou dans l’autre. Il faut se rappeler à quel point les classes possédantes d’Angleterre étaient favorables au commerce avec les États Confédéraux – tandis que le mouvement ouvrier anglais, allemand et français faisait sienne la cause de la liberté américaine. De partout, de fortes pressions s’exerçaient, poussant vers des dénouements bien différents de la guerre civile. Non, rien n’était joué d’avance, rien n’était sûr.

“Notre société n’est pas prête pour l’abolition”, dit à un moment donné un congressiste démocrate – un homme qui, pourtant, déteste sincèrement l’esclavage. “Qu’adviendra-t-il ensuite ? L’exigence d’une égalité complète entre les races ? Le droit de vote pour les femmes?” “Nous ne sommes pas prêts non plus pour la paix, lui rétorque Lincoln, et pourtant… ». Voici le Lincoln révolutionnaire, léniniste « avant la lettre ». Il perçoit une rupture dans le continuum du temps historique ; une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre, sans doute fugacement. Ce qui naguère n’était pas possible, soudainement le devient. Mais l’occasion peut être manquée si la détermination d’agir fait défaut. Un acte décisif peut changer la destinée de nombreuses générations. Lincoln saisit l’enjeu du moment : « Il ne s’agit pas seulement du sort des millions de Noirs qui gémissent aujourd’hui sous les chaînes et le fouet des maîtres esclavagistes ; il s’agit du sort des millions et des millions d’êtres humains qui sont à venir ». Mais il n’y a pas des garanties à propos de la future coexistence entre les races. Nul ne saurait prédire les difficultés auxquelles devra faire face la nouvelle société. Cependant, le démocrate révolutionnaire n’a pas le droit de s’arrêter, pris de vertige devant l’incertitude de l’avenir. L’occasion est là de forcer les portes de l’histoire, dépassant des siècles d’oppression et de barbarie. On ne peut pas attendre à ce chacun ait les idées tout à fait claires dans la tête ; même pas ceux de son propre parti, capables d’hésiter au moment où il faut faire preuve de courage. Il faut se lancer, susciter l’évènement qui ne permette plus de reculer ; il faut introduire un changement incontournable, possible parce que les conditions sociales ont suffisamment mûri pour l’assimiler, mais qui ne surgira pas de lui-même, spontanément, fruit d’un logique que rien ne saurait frustrer. C’est l’heure décisive de la politique ; c’est le moment de l’intervention osée, volontariste et opportune, qui pousse la société jusqu’à la conclusion – du moins l’une des conclusions possibles – de son propre développement et qui oriente son évolution ultérieure. Voici que la Constitution des États-Unis proclame de manière solennelle que nul n’a le droit de posséder des esclaves, obligeant le législateur et le gouvernement à faire effectif ce principe, gravé désormais sur le marbre dans les fondements juridiques de la Nation.

Bien sûr, nous connaissons la suite. Lincoln a été assassiné. Le programme de partage des terres défendu par l’aile la plus radicale du Parti Républicain n’a jamais vu le jour. Il a fallu attendre un siècle pour l’avènement des droits civils. Aujourd’hui encore, sous le gouvernement du premier président afro-américain, la population noire subit encore l’inégalité et l’injustice. Néanmoins, cela ne diminue en rien la portée historique de l’abolition de l’esclavage : certifié par le sang versé au cours d’une guerre effroyable, l’amendement constitutionnel de Lincoln a été décisif du point de vue de l’édification de la conscience démocratique de l’humanité. Chaque nouveau pas en avant vers l’émancipation complète, toute lutte progressiste, prend son élan à partir de ce seuil de la civilisation si difficilement atteint. C’est le débat, toujours d’actualité, à propos du rôle de l’individu dans l’histoire. L’esclavage était condamné, enseveli sous les décombres de la guerre civile américaine. Il a fallu cependant la volonté opiniâtre de Lincoln pour proclamer son abolition.

La prostitution, esclavage du XXIème siècle

Au temps de la deuxième révolution américaine, quatre millions de Noirs étaient soumis au régime esclavagiste des grands propriétaires terriens du Sud. Sous le capitalisme mondialisé de notre siècle, plus de quatre millions de femmes et des fillettes sont trafiquées chaque année dans le monde à des fins de prostitution. Le chiffre d’affaires produit par l’exploitation sexuelle d’êtres humains atteint – et dépasse même – les chiffres vertigineux propres du commerce des armes, des drogues ou du pétrole. Derrière ces énormes profits (pour les tenants des industries du sexe), il y a des flots de souffrance humaine, singulièrement féminine et infantile. Mais il y a surtout, au-delà des victimes proprement dites de l’exploitation et des trafics, l’induction d’un modèle de société inégale et violente à l’égard des femmes. Une société dans laquelle la femme est susceptible d’être pleinement objectivée, questionnée dans son humanité et transformée tout entière en marchandise, une telle société, donc, est loin d’être démocratique. En fait, elle l’est autant que cette jeune démocratie américaine au sein de laquelle subsistait l’esclavagisme.

De ce point de vue-là – celui du modèle de société -, l’analogie entre l’esclavage et la prostitution, une comparaison qui a le don d’irriter au plus haut point le lobby défenseur du « travail sexuel », devient tout à fait pertinent et même incontournable. Les ennuyeux débats autour de la prostitution « libre » ou « forcée », les savantes distinctions entre traite et prostitution, perdent tout leur sens lorsque l’on considère la question sous cet angle-là. Il y a traite parce qu’il y a prostitution, de la même manière qu’il y avait commerce d’esclaves parce qu’il y avait des plantations : hier comme aujourd’hui, les marchandises doivent parvenir à leurs acheteurs. D’un autre côté, l’attitude démocratique devant l’esclavagisme était fondée sur le rejet du statut dégradant pour la dignité humaine que ce régime-la représentait, et non pas sur la perception individuelle que chaque esclave pouvait avoir de sa propre condition. De nos jours, la pensée postmoderne nous inciterait plutôt à faire la différence entre le jacobin haïtien et l’Oncle Tom… pour essayer de nous persuader « qu’il n’y a pas un esclavage, mais des esclavages », et qu’il n’y a pas lieu d’adopter, par conséquent, une position abolitionniste générale et tranchante. Que le lecteur ne voit pas dans ces propos un excès polémique : le XIXème a connu aussi ses penseurs « postmodernes », partisans d’un traitement plus aimable à l’égard des esclaves, de la même manière que le colonialisme a eu ses mentors paternalistes.

N’en déplaise à certains pédants, le débat sur la prostitution prend tout son sens lorsque l’on aborde à la manière de Lincoln. «Il ne s’agit pas seulement des femmes et des enfants aujourd´hui violentés, mais des millions d’autres êtres humains qui risquent de subir le même destin». « Il n’y a pas de démocratie avec prostitution». Dans une société qui admet la prostitution comme un phénomène normalisé, la femme ne sera jamais l’égale de l’homme, même si toutes les lois proclament le contraire – et même si certains hommes de gauche se mettent à décliner le pluriel au féminin. Dans une telle société, il y aura des femmes prostituées… et puis le reste ; c’est-à-dire, celles dont le prix n’a pas été fixé, mais chez lesquelles rien de vraiment essentiel, aucune particularité saillante du point de vue de leur entité humaine, ne permet de les distinguer des premières.

Nos démocraties malmenées européennes ont besoin d’urgence, elles aussi, de leur treizième amendement. Un amendement constitutionnel proclamant «qu’aucun homme n’a le droit d’acheter une femme ou d’accéder à son corps au moyen de l’argent ou de menaces», parce qu’un tel état de choses représenterait l’intolérable privilège d’une moitié de la société sur l’autre, parce qu’une telle inégalité est source de violences, d’oppression et d’humiliation sur un nombre incalculable de femmes, et parce qu’une pareille iniquité suspend une épée de Damoclès sur la dignité, les droits et les aspirations de l’ensemble des femmes. Au milieu des ravages de la crise que nous sommes en train de subir, il ne s’agit pas là d’une discussion académique, mais d’une angoissante réalité sociale. Que c’est fatigant d’entendre encore les discours qui prétendent nous faire accepter la prostitution comme «un travail quelconque», qui nous disent que «de toutes façons, tout travail implique un degré plus ou moins grand d’exploitation», qu’il s’agit tout au plus de veiller au droit du travail des «professionnelles du sexe» ! La «petite différence» entre l’esclavage des plantations et l’esclavage salarié – au bout du compte, deux formes d’exploitation capitaliste du travail – a été établie par une rivière de sang, secouant les fondements d’une nation et même au-delà. La différence n’est pas mineure entre la condition des femmes travailleuses, aussi pénibles et précaires que soient ses conditions contractuelles, et la femme prostituée, chosifiée, systématiquement dépossédée de sa condition humaine.

D’autres parallélismes nous viennent à l’esprit. «Notre société -nous dit-on souvent- n’est pas mûre pour l’abolition de la prostitution. D’ailleurs, le phénomène a atteint de nos jours de telles proportions… Ce qui a été possible dans un petit pays avancé comme la Suède – aussi bien sur le plan législatif que du point de vue des résultats réels obtenus quant au recul de l’activité prostitutionnelle – est tout à fait impensable dans un pays comme l’Espagne… Il faut entreprendre un travail de longue haleine pour changer les mentalités…» Certainement, il faut entamer un débat social en profondeur autour de la prostitution. (Un débat, faut-il le souligner, réclamé seulement par les courants abolitionnistes : pour le camp adverse, il s’agit tout simplement d’accepter «l’ordre naturel des choses» et, tout au plus, charger la police de poursuivre les formes les plus brutales de la traite). Mais, là où certains voient les raisons objectives d’une «longue (et résignée) marche», il nous faudrait plutôt percevoir les signaux de détresse d’une urgence sociale. Non, la prostitution n’est pas un problème collatéral de la mondialisation. Au milieu de la crise de civilisation que nous traversons, par son ampleur et sa portée, elle devient une pierre de touche de la décadence ou de la possible régénération de la démocratie politique. À plus forte raison dans l’État espagnol, en plein collapse de son modèle économique de croissance et plongé dans une profonde crise institutionnelle. Notre avenir est en jeu. L’abordage que, dans un sens ou dans l’autre, nous ferons de la prostitution aura un rôle de première importance dans l’inévitable transformation de nos sociétés : soit dans un sens humaniste et solidaire, soit dans un sens régressif, vers une violente atomisation. La prostitution – ainsi que les industries du sexe, en pleine expansion et qui constituent le paradigme de la parfaite symbiose entre capitalisme et patriarcat – figurent parmi les indicateurs les plus fiables de cette alternative, tout en contribuant puissamment au basculement des sociétés.

Dans les différents pays européens, le processus sera long et plein d’embûches. La question de la prostitution ne sera pas tranchée par la simple qualité des arguments, la capacité de persuasion ou la pédagogie des courants abolitionnistes. Il s’agit d’un conflit dans lequel interviennent des puissants intérêts qui font appel aux atavismes les plus ancrés, aux inégalités structurelles les plus marquantes des sociétés patriarcales. La prostitution constitue un des plus anciens privilèges de l’homme. Tout au long de l’histoire, jamais une couche dominante n’a abandonné ses positions de bon gré, devant l’appel à l’équité, mais seulement sous l’emprise d’une nouvelle corrélation de forces sociales à même de renverser les anciens statuts. Nous avons, donc, à travailler pour regrouper ces forces-là afin de peser décisivement sur les évènements. Il nous faudra créer – et ce sera nécessairement d’une manière transversale – un puissant lobby abolitionniste féministe dont les activistes travaillent conjointement, se renforçant mutuellement, de sorte à influencer leurs respectifs syndicats, associations, mouvements, partis politiques. De telle sorte que, là où ce sera possible et dès que ce sera faisable, des lois d’inspiration abolitionniste soient promulguées. Plus elles seront avancées quant à la définition des programmes sociaux de prévention et de soutien aux femmes en situation de prostitution, mieux ce sera. Plus ces lois seront implacables en ce qui concerne la lutte contre l’exploitation sexuelle, osant la confiscation des biens de trafiquants et proxénètes, plus elles seront efficaces. Et plus la loi désignera-t-elle le caractère foncièrement illégitime – et, par conséquent, condamnable et méritant sanction – de l’achat de services sexuels, plus elle visera le cœur du problème, l’ancestral privilège viril qu’il s’agit d’abolir. Il faut le souligner une fois de plus : il s’agit d’un combat international et, singulièrement, européen. Il n’y aura pas d’abolitionnisme triomphant «dans un seul pays». L’éducation sera, certes, décisive. Mais tout autant le seront les changements juridiques fondamentaux qui doivent marquer la voie de la société démocratique. Préparer, promouvoir et rendre possibles de tels changements, voici notre tâche militante.

L’ombre de Lincoln traverse toujours des champs de bataille désolés, le cœur rempli d’empathie vers toutes celles et tous ceux qui souffrent et se révoltent contre l’injustice. Le récit cinématographique qui aujourd’hui nous parvient de ces journées cruciales de janvier 1865 nous montre toute une série de femmes qui ont accompagné Lincoln dans son combat contre l’esclavage : son épouse, qui lui exige une victoire immédiate pour que leur propre fils puisse avoir une chance de survivre à la guerre ; la servante noire, dont le fils est déjà tombé sur le champ de bataille ; la gouvernante et amante du congressiste radical Thaddeus Stevens qui, d’une main tremblante, prend l’acte qui consigne la fin de l’esclavage, sachant qu’il arrive trop tard pour changer sa propre vie mais qu’il ouvre un espoir infini pour les nouvelles générations… Le vieux président américain fit son devoir. Désormais, c’est à nous de prendre le relais de ces femmes-là et de leurs rêves inachevés.

Sylviane DAHAN – 22/01/2013, publié sur le site ACCIO FEMINISTA 26-N

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

4 réflexions sur « De l’abolition de l’esclavage à l’abolition de la prostitution »

  1. J’apprécie beaucoup tout ce qu’écrit Martin Dufresne (je suis d’ailleurs en train de relire son « La violence pornographique ».)
    Mais sa vision de Lincoln non seulement progressiste mais quasi-léniniste n’est pas historique.
    J’ai enseigné des cours sur l’esclavage sudiste et la guerre de Sécession, et j’ai été amenée à lire une vingtaine de bios de Lincoln.
    D’abord, c’est incontestable, Lincoln considérait le principe de l’esclavage comme foncièrement immoral et corrupteur de la démocratie.
    Mais, comme la quasi-totalité des Américains de son temps, avant la guerre, il considérait les noirs comme inintégrables dans la société américaine et intellectuellement inaptes à être sujets de plein droit au même titre que les hommes blancs.
    Sur la base de cette constatation, et comme il était originellement pour une abolition progressive, il voyait cette abolition comme devant nécessairement déboucher sur le retour des esclaves émancipés en Afrique; il a non seulement soutenu cette solution mais a apporté son soutien à des sociétés qui s’étaient formées dans ce but (et qui ont acheminé quelques milliers d’esclaves au Libéria, les freedmen n’étant pas désireux de revenir en Afrique) .

    Même si les considérations morales et religieuses ont joué un rôle, l’émancipation a été d’abord une décision stratégique qu’il a prise dans le contexte particulier des premières années de la guerre (incapacité du Nord à arracher la victoire malgré une nette supériorité numérique et logistique), en fait une mesure dont il espérait qu’elle débloquerait cette situation en affaiblissant considérablement le Sud, ce qui a bien été le cas.
    Lincoln n’était pas un utopiste, ni un révolutionnaire: il préférait par tempérament les solutions modérées, les négociations et les compromis (il avait été initialement en faveur de l’indemnisation des propriétaires d’esclaves émancipés) .
    Sa grande force politique a été sa capacité à s’adapter aux circonstances (par exemple devenir un remarquable chef de guerre alors qu’il ne connaissait rien aux questions militaires) et d’y faire face avec des solutions inspirées voire visionnaires–lui-même n’ayant pas toujours compris sur le moment les implications politiques révolutionnaires de ses décisions.

  2. Merci de nous faire connaître cette réflexion à longue portée, que je répercute à mes abonné-es. Je vous signale que « Les femmes de droite » d’Andrea Dworkin est arrivé en librairie et qu’il situe la prostitution dans un système où une misogynie systémique enferme les femmes dans la vente de leur sexe pour la sexualité ou la reproduction. Un sujet plus que jamais d’actualité… http://montreal.mediacoop.ca/fr/story/les-femmes-de-droite-dandrea-dworkin/14934

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

En savoir plus sur Entre les lignes entre les mots

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture