L’imaginaire religieux ne se laisse ni enfermer ni réduire dans les religions

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Comme l’écrit Maxime Rodinson : « 
Sur terre, les luttes se déclenchent et se déroulent pour des buts terrestres, mais sous l’étendard des idées ». Il ajoutait que le rôle d’une religion en tant qu’idéologie (mobilisatrice ou non) ne peut-être pensé indépendamment des rapports sociaux et de leurs perceptions (voir Maxime Rodinson : Islam & capitalisme, réédition Demopolis 2014, Le rôle d’une religion en tant qu’idéologie (mobilisatrice ou non) ne peut-être pensé indépendamment des rapports sociaux et de leurs perceptions)

Les analyses de Stéphane Lavignotte ne sont pas tout à fait du même ordre. Il propose de penser politiquement les faits religieux, d’en avoir une approche laïque et dans le même temps, il invite à prendre en compte des éléments subversifs des religions.

Je ne discuterai pas ici du vocabulaire choisi. J’ajoute qu’habituellement je n’utilise qu’avec méfiance le terme « laïcité » (très franco-français), préférant parler de sécularisation, de séparation de « l’Église et de l’État », de liberté de conscience et de pratique (ce qui implique, entre autres, des lieux de prières décents dans la ville et des salles de prières dans les entreprises, que les principales fêtes religieuses juives et musulmanes soient fériées à l’instar de celles des chrétien-ne-s, que les parures vestimentaires ne soient des obstacles ni à l’éducation ni au travail). Enfin, contrairement à l’auteur je n’aborderai pas les « croyances » par stricte incompétence.

Une partie de la droite se fait défenseur de la laïcité, en ayant par ailleurs une lecture biaisée de la loi de 1905 et de l’identité chrétienne de la « France », naturalisant une construction politique historique des territoires appelés France. Un pays n’est pas un-e individu-e, ni la somme d’individu-e-s, il ne saurait avoir d’identité ni au singulier ni au pluriel. Stéphane Lavignotte souligne que l’objectif de cette double référence est de créer un « eux » et un « nous », d’un coté les « blanc-he-s chrétien-ne-s », de l’autre les musulman-ne-s étranger-e-s. Focaliser ainsi sur les religions, c’est oublier qu’elles sont « des faits sociaux » historiquement situés, contradictoires et qu’elles ne gouvernement jamais la totalité des actes et des pensées de celles et ceux qui s’en réclament.

Mais il s’agit bien d’un marquage que les courants de l’émancipation sous-estiment. Pour le dire autrement, ceux-ci négligent les différenciations entre dominé-e-s, celles et ceux appartenant (ou se reconnaissant) aux différents groupes dominants ou majoritaires, que cela soit d’un point de vue de genre, de la langue, de la culture, de la religion, de la sexualité, etc., et celles et ceux n’y appartenant ou ne s’y reconnaissant pas. Cette mise à l’écart, cette mise « hors norme » des autres, est plus qu’une souffrance pour les personnes concernées, c’est un déni d’égalité. Il y a beaucoup à apprendre des travaux féministes sur le sujet. Des hiérarchies, de fait, se reconstruisent et divisent profondément celles et ceux qui sont objectivement toutes et tous des dominé-e-s.

L’auteur a donc raison d’insister sur la nécessité de cesser d’aborder « la question religieuse de manière religieuse », de parler de construction sociale, de penser « les religions comme des faits sociaux et non comme des réalités naturelles et transcendantales »

Le livre est divisé en quatre chapitres :

  1. Pour une approche laïque du fait religieux

  2. Les religions, ça peut-être réac…

  3. Les religions, ça a pu être subversif : préhistoire et histoire de la gauche ?

  4. Subversions religieuses actuelles : la gauche croyante ?

Je n’aborde que quelques points.

Stéphane Lavignotte analyse les constructions sociales, la diversité des religions, leur « fougue initiale », et parle aussi du mystique « virtuose solitaire ». Il insiste sur la nécessité en France de « dé-catholociser notre approche ». Je partage l’idée que la laïcité est en France de fait une « catho-laïcité ».

L’auteur souligne, entre autres, « Le monde religieux n’est pas monolithique mais traversé par les antagonismes sociaux ». Dire les catholiques, les juifs/juives, les musulman-e-s, les protestant-e-s, ne donne que peu d’indications sur les êtres humains dont on parle, et encore moins sur la complexité de leurs pratiques sociales.

Comme l’auteur je ne doute pas que des pensées religieuses soient tendues vers ce que Ernst Bloch nomme « images-souhaits sociales », « non-encore-être », « pas-encore-existant », à l’instar d’autres pensées d’espérance.

Les seconde et troisième parties sont riches de références, de plongées instructives dans l’histoire et les pratiques sociales, d’analyses des courants religieux… Reste que la formulation réac et/ou subversive ne me semble pas adéquate, car les religions sont à la fois des textes et des appréciations, des hiérarchies et des représentants, des institutions dominées très largement par des hommes, des pouvoirs et des obligations étatiques, des pratiques et des croyances…

Certes comme l’indique l’auteur le « littéralisme » est impossible, mais il faudrait en convaincre ceux ou celles qui le professent, certes il n’y a pas d’ordre naturel, mais cette idée est largement répandue dans les sociétés et pas que dans les milieux religieux, certes la charité ne remet pas en cause les mécanismes de création et de reproduction des inégalités, certes la bureaucratisation de toutes les institutions est un danger permanent…. mais en quoi est-ce spécifique aux religions et comment aborder ces questions sans en déplacer le périmètre ?

Certes de nombreuses dissidences et révoltes ont eu des inspirations religieuses, les réformes anglaises et allemandes ont des dimensions « théo-politiques », des croyant-e-s ont élaboré des doctrines socialisantes, nous pouvons apprendre des théorisations et des pratiques du mouvement de la théologie de la libération, sans oublier la nécessité de combattre les religions du monde séculier, dont celle du marché… Mais que veut dire « gauche croyante » ?

Construire une gauche d’émancipation inclusive, sortir de l’entre-soi est une nécessité ; s’appuyer sur des imaginaires en partie opposés, une possibilité. Et comme Stéphane Lavignotte le souligne, les séparations ne sont pas entre croyant-e-s et non-croyant-e-s (encore que le second terme n’a de sens que pour des croyant-e-s !).

Certaines analyses me semblent très discutables, comme la valorisation de la politique du PCF de la « main tendue » aux chrétien-ne-s, partiellement liée aux adaptations de celui-ci aux politiques familiaristes, au respect de l’ordre dominant, à des positionnement anti-féministes ; les possibilités d’alliance avec des courants dit islamistes (voir sur ce sujet les remarques souvent réitérées de Gilbert Achcar) ; sans oublier le fantasmatique « communisme intégral » des débuts de l’Église chrétienne, les « troubles religieux dans le genre » et les lectures peu critiques des théorisations « queer »…

Quoiqu’il en soit, ce livre permettra à celles et ceux qui n’ont aucune ou peu de connaissances sur certaines dimensions religieuses de dépasser des a-priori, d’apprécier plus objectivement les réalités des religions-religieux/religieuses-croyant-e-s pour casser les barrières qui freinent les élaborations et les pratiques émancipatrices à vocation majoritaire…

Et, en revenant une fois encore à Maxime Rodinson, je rappelle que des modifications radicales ne peuvent être obtenues que par l’action collective des dominé-e-s et que cela a et aura des impacts sur leurs dispositions mentales/psychiques. Que cela inclut des mobilisations d’aspirations religieuses pour certain-ne-s, cela me semble indéniable. Mais l’inverse est aussi vrai. Pour certain-e-s cela passera par la rupture avec les cadres fournis par des institutions religieuses… Et cela ne doit être ni un sujet de dispute, ni de séparation entre un « nous » et un « eux »… D’où une grande interrogation sur ce que pourrait signifier une adresse aux croyant-e-s en tant que croyant-e-s.

Les religions sont-elles nécessairement réactionnaires ?

https://www.youtube.com/watch?v=zm0cmsV7loQ&feature=youtu.be

La gauche est-elle obligatoirement athée ?

https://www.youtube.com/watch?v=N64CzTy25ew&feature=youtu.be

Pourquoi les catholiques de gauche ont-ils disparu des radars politiques ? Sont-ils tous (re)devenus réactionnaires ?

https://www.youtube.com/watch?v=foDwCYEV3zw&feature=youtu.be

Féminisme et religion sont-ils compatibles ?

https://www.youtube.com/watch?v=ZQElu4J7yZE&feature=youtu.be

Du même auteur : La décroissance est-elle souhaitable ?, Textuel 2010, Gratuité et bon usage

Stéphane Lavignotte : Les religions sont-elles réactionnaires ?

Textuel – petite encyclopédie critique, Paris 2014, 139 pages, 13,90 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

notes de lecture

Une réflexion sur « L’imaginaire religieux ne se laisse ni enfermer ni réduire dans les religions »

  1. C’est un titre curieux mais révélateur: il s’agit, semble-t-il, de nous convaincre du contraire (« les religions NE sont PAS, par essence, réactionnaires ») en faisant observer que leur ancrage résulte de l’état de telle société à l’instant T. Ce n’est pas neuf. D’après la présentation, la dimension anthropologique de l’Irrationnel et celle de la volonté de » Paradis » sur terre, ici, ailleurs qu’après la mort, serait absente de l’analyse. De même celle de l’Institution Eccllésiale, celle de « l’assemblée » commune, où des humains-membres, aspirent à se retrouver ensemble pour partager une pensée commune. Or c’est en ce lieu et à ce moment, que la « religata » (le lien religieux) peut devenir réactionnaire, ce qui est toujours évitable si l’identité « SOCIALE « n’est pas effacée. Là est le noeud de la QUESTION: réac » ou pas? La religion moteur social à l’instant T, va-t-elle, ou non intégrer « LE » politique et lui servir ou pas, de soutien? Et réciproquement.
    Réflexion qui, laïcisée, peut ne pas se cantonner aux seules religions….

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