Le dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité

A l’occasion des vingt ans de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école, le sociologue Roland Pfefferkorn nous livre une série de 4 articles sans concession sur le dévoiement identitaire et discriminatoire de la laïcité.
CAALAP (Coordination Antifasciste pour l’Affirmation des Libertés Académiques et Pédagogiques)

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L’aspiration émancipatrice vers la liberté et l’égalité qui sous-tendait la laïcité historique s’est métamorphosée au cours des dernières décennies en son contraire. Après avoir, dès les lendemains de la Grande guerre, évolué vers une catho-laïcité, elle se transforme désormais aussi en une néo-laïcité identitaire et discriminante. Cette reconfiguration vise principalement à discriminer les musulmans, et parmi eux en premier lieu les femmes. Elle tourne clairement le dos aux principes de liberté et d’égalité et à la séparation des Églises et de l’État qui ont été aux fondements même de la laïcité historique.

Compte tenu de la kyrielle d’assouplissements obtenus par l’enseignement catholique dès 1919, surtout depuis 1959, et au regard des multiples manifestations symboliques d’allégeance au catholicisme, qui éloignent tant de l’esprit que de la lettre des lois scolaires laïques des années 1880 et de la loi de 1905, on ne peut qu’être stupéfait par le déclenchement en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, d’une campagne politico-médiatique délirante autour d’un « voile islamique » dont le port serait constitutif d’une insupportable atteinte délibérée à la laïcité. Une campagne qui aura abouti à l’adoption de la loi « antivoile » du 15 mars 2004 et à l’exacerbation de l’islamophobie. Avec la loi « séparatisme » de 2021 on assistera de surcroît non seulement à la mise sous tutelle étatique du culte musulman, mais encore et plus largement de toutes les structures associatives quel que soit leur objet, culturel ou environnemental par exemple.

1. Quinze ans de campagnes politico-médiatiques autour du « voile islamique » 
Le 18 septembre 1989, trois collégiennes de Creil refusent d’enlever leur foulard en classe. Elles font d’abord l’objet d’une mesure d’exclusion. Suite à un accord entre les parents et le collège de Creil elles retournent à l’école le 9 octobre 1989. Elles devront retirer leur foulard avant d’entrer en cours et pourront le remettre dès la sortie. Malgré cet accord on assiste aussitôt à un emballement politico-médiatique. Le ministre de l’éducation nationale Lionel Jospin saisit le Conseil d’État. Celui-ci rend un avis le 27 novembre 1989 qui stipule que le port du foulard, en tant qu’expression religieuse dans un établissement scolaire public, est parfaitement compatible avec la laïcité. Un refus d’admission ou une exclusion ne seraient justifiés que dans des circonstances exceptionnelles. L’« affaire de Creil » aurait pu en rester là.

La fabrication de cette « affaire » s’inscrit dans des campagnes de presse antérieures qui visaient l’islam et les musulmans[2], et entretiennent une confusion systématique entre islam et islamisme. Ces campagnes seront régulièrement réactivées tout au long des années 1990. Au-delà du rôle spécifique joué par la presse magazine et les idéologues qui s’y expriment, Françoise Lorcerie montre que la mise sur orbite d’une loi interdisant le port du voile à l’école [3] est d’abord le résultat d’une « mobilisation politique venue de la droite parlementaire », proche de Jacques Chirac. Les choses s’accélèrent fin avril 2003 quand le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin demande à François Baroin un rapport sur la situation de la laïcité en France. Intitulé Pour une nouvelle laïcité, ce rapport sera rendu un mois plus tard. Il appelle à penser et à vouloir désormais la laïcité comme un emblème de la pérennité de « l’identité française ». Cette réélaboration dans un sens national conservateur s’inscrit dans une tradition identitaire barrésienne. Jusqu’alors la laïcité avait plutôt été une valeur de gauche, la droite et l’extrême droite défendant plutôt les valeurs chrétiennes.

Dans la foulée une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité (commission Stasi) est mise en place le 3 juillet 2003 par Jacques Chirac. Elle se ralliera pour l’essentiel à cette redéfinition. Soutenus par le battage médiatique les « entrepreneurs de l’interdiction » du voile vont imposer leur « solution » dans l’opinion publique et dans la sphère politique. Six mois durant, Le Parisien, Le Monde, Le Figaro et Libération consacrent plus d’une centaine de unes au thème de la laïcité et 1284 articles, soit plus d’un article par jour et par titre. En avril 2003, les sondages prêtaient 49% d’opinions favorables à l’interdiction du voile, contre 45% d’opinions hostiles. En octobre 2003, 69% des sondés s’y déclarent favorables, contre 29% opposés.

2. La loi de 2004 : la fabrication d’une pseudo-laïcité identitaire et discriminatoire 
Dans la plupart des argumentaires en faveur de la loi de 2004, c’est du « voile » qu’il est question. De même c’est du « voile » qu’aura parlé le président Chirac dans son discours du 17 décembre 2003 pour appeler le Parlement à légiférer. Enfin c’est sur le « voile » que les députés ont interminablement glosé au cours des débats parlementaires. Finalement, comme l’avait préconisé le rapport Baroin, la laïcité est posée comme « un élément de référence de l’identité française ».

La loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » a finalement été adoptée le 15 mars 2004 à une large majorité, le PS s’alignant sur les partis de droite [4]. La loi introduit un nouvel article dans le Code de l’éducation : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Ce texte va à l’encontre de l’avis exprimé par le Conseil d’État en 1989 selon lequel le port du foulard islamique, en tant qu’expression religieuse, dans un établissement scolaire public, est compatible avec la laïcité.

Cette loi anti-foulard a été présentée par ses promoteurs comme un « retour aux sources » ou comme l’aboutissement logique de la « laïcité française ». Une loi qui n’aurait fait que « réaffirmer » des principes oubliés, « redécouvrir » la pertinence et l’actualité des textes fondateurs, « retrouver » la saine intransigeance de Ferry, Jaurès ou Gambetta, « restaurer » ou « refonder » un ordre public mis en péril par un renouveau de la menace religieuse. Or cette rhétorique du retour aux sources n’aura servi qu’à promouvoir une loi qui opère une transformation radicale de la laïcité historique, en rupture et contradiction totales avec les lois fondatrices qui visaient la liberté et l’égalité. C’est pourquoi Jean Baubérot parle à juste titre de « laïcité falsifiée » [5]. La loi de 2004 marque une rupture identitaire et discriminatoire avec les lois scolaires historiques – qui ne s’appliquaient qu’à la puissance publique (les programmes, les locaux et les personnels) et en aucun cas aux élèves – et avec la loi de 1905 qui avait une visée de liberté, d’égalité et d’apaisement du conflit séculaire entre État et religion.

3. Exacerbation de l’islamophobie
Désormais tous les prétextes seront bons pour tenter d’étendre  indéfiniment le champ d’application de la loi de 2004. Des femmes voilées sont régulièrement prises à partie dans l’espace public, parfois même violemment. Cette néo-laïcité qui entend ainsi statuer sur la façon de s’habiller des femmes porte atteinte à leurs libertés élémentaires. Les campagnes antivoile et la loi de 2004 ont exacerbé la stigmatisation des musulmans. C’est au nom de cette néo-laïcité que se construit année après année l’image d’une altérité déviante qui s’étend à l’ensemble des musulmans. Le Printemps républicain, groupement idéologique, proche de Manuel Valls, officiellement créé en  016 et relayé par les magazines Marianne et Causeur, promeut cette néo-laïcité islamophobe. Cette officine exerce une influence certaine sur le monde politique, y compris au plus haut niveau. Elle distille ce que certains appellent un « identitarisme national-républicain » ou un « républicanisme identitaire » et contribue au développement de ce que Jean-François Bayart identifie comme « une islamophobie d’État ». La loi de 2004 est désormais mobilisée comme l’arme d’une véritable guerre culturelle. Ce qui explique et éclaire pourquoi depuis 2010 l’extrême droite se soit approprié cette néo-laïcité et l’ait mise en avant. À un point tel que Madame Badinter est allée jusqu’à estimer qu’« en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité » [6].

Le monde médiatique et politique français refuse de voir dans l’islamophobie une forme de racisme [7]. Journalistes, écrivains, philosophes de médias ou hommes politiques n’hésitent pas à s’affirmer islamophobes tout en considérant que ceux qui luttent contre l’islamophobie constitueraient des menaces pour les « valeurs républicaines et la laïcité ». Des accusations ignominieuses (« islamo-gauchiste », « idiot utile du djihadisme ») sont lancées par des ministres ou des éditorialistes contre les mouvements antiracistes, des syndicalistes ou des chercheurs, accusations soutenues par des adeptes d’une nouvelle chasse aux sorcières. A l’initiative du sommet de l’Etat, ces campagnes permanentes aboutiront en 2021 à la loi « séparatisme ».

4. La loi « séparatisme » d’août 2021 : une loi pseudo-laïque liberticide
La loi « confortant les principes de la République » adoptée le 24 août 2021 (dite loi « séparatisme ») vise, d’après le site officiel, les objets suivants : « Délit de séparatisme, encadrement de l’instruction en famille, contrat d’engagement républicain pour les associations, lutte contre la haine en ligne, meilleure transparence des cultes ». Son article 12 impose la signature d’un « contrat d’engagement républicain » à toutes les associations recevant des subventions publiques ou « bénéficiant d’un agrément reconnaissant leur capacité à agir ». Les contrôles administratifs et la surveillance des cultes sont renforcés. Le culte musulman et les associations regroupant des personnes musulmanes sont particulièrement visés [8].

Cette loi va cependant bien au-delà, puisqu’elle met désormais tous les cultes et plus largement l’ensemble de la vie associative sous contrôle étatique [9]. Elle s’attaque directement à deux lois de liberté emblématiques du début du 20e siècle : d’une part à la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association régissant la liberté associative ; d’autre part à la loi du   décembre 1905 qui garantit la liberté de conscience, y compris la liberté religieuse dans sa dimension collective et publique, et acte la séparation des Églises et de l’État, ce dernier n’ayant pas vocation à contrôler les premières.

C’est pourquoi les principales organisations de défense des droits humains et les organisations laïques historiques comme la Ligue des droits de l’Homme, la Libre Pensée ou l’Union rationaliste ont dénoncé cette « dérive sécuritaire, parfois même teintée de xénophobie » qui affecte nombre de libertés : « liberté de conscience et de culte, liberté d’expression, liberté d’association, droit à l’instruction, libre administration des collectivités territoriales ». Elles « s’inquiètent sur le devenir d’une laïcité devenue aux yeux des pouvoirs publics un instrument de contrainte et de conformation ». Enfin, elles « dénoncent les dévoiements et dérives qu’elles constatent dans le débat public et affirment leur volonté de défendre la pleine laïcité, principe non partisan de liberté et de paix civile » [10].

*Suite des articles sur le site de la Caalap: http://caalap.franceserv.com/category/ressources/

Roland Pfefferkorn [1]
[1] Professeur émérite de sociologie, Université de Strasbourg, Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles, LinCS, UMR 7069 (CNRS, Unistra).
[2] Exemples : les médias et les membres du gouvernement avaient stigmatisé au printemps 1982 des ouvriers grévistes de  l’automobile originaires du Maroc, le Premier ministre d’alors, Pierre Mauroy, les accusa même d’être « téléguidés par l’ayatollah Khomeyni » ; Le 
Figaro Magazine du 26 octobre 1985 publiait en couverture le buste d’une Marianne voilée avec cette question : « Serons-nous encore français dans trente ans ? »
[3] F. Lorcerie, « La “loi sur le voile” : une entreprise politique », 
Droit et société, 2008.
En ligne :
https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2008-1-page-53.htm
[4] Par 494 voix pour (330 UMP, 140 PS, 13 UDF, 7 CR, 4 non-inscrits), 36 contre (12 UMP, 2 PS, 4 UDF, 14 PCF, 4 NI dont les 2 Verts) et 31 abstentions (17 UMP, 12 UDF, 2 NI).
[5] Voir Jean Baubérot, 
La laïcité falsifiée, Paris, La découverte, 2012.
[6] Dans un entretien accordé au 
Monde des religions, 28 septembre 2021.
[7] Voir Reza Zia-Ebrahimi, « The French origins of “Islamophobia denial” », 
Patterns of Prejudice, n°54, 2020.
[8] Voir le rapport de l’Observatoire des libertés associatives, 
Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme. Une nouvelle chasse aux sorcières, janvier 2022 :
https://www.lacoalition.fr/Observatoire-des-libertes-associatives
[9]
 Pour des exemples voir La Croix, « Les associations s’alarment des effets de la loi séparatisme », 27 janvier 2023, page 5 ; Alternatives économiques, mars 2023, pages 42-43 ; Le courrier des maires et des élus locaux, « Vers une mise au pas des associations les moins dociles », 3 juillet 2023 ; Le Monde, « Sur le plateau de Millevaches, une « liste rouge » d’associations privées de subventions », 9 août 2023 ; Reporterre, « Loi Séparatisme : un média brestois perd ses subventions », 25 janvier 2024…
[10] 
https://union-rationaliste.org/pour-une-laicite-de-liberte-et-demancipation/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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