La réalité de la prostitution n’est pas complexe. Elle est très simple

J’ai écrit mes souvenirs pour révéler cet aspect de la vie à celles et ceux qui n’en savaient rien ; j’ai vu mon livre comme un outil éducatif, et je ne me souviens pas avoir envisagé comment il toucherait les personnes qui savaient déjà ce qu’était la prostitution. J’ai été surprise d’être inondée de réponses de femmes qui avaient vécu la prostitution, dont certaines étaient si déchirantes qu’elles m’ont émue aux larmes. Je me souviendrai toujours de cette femme qui m’a dit qu’elle avait quitté la prostitution depuis 20 ans et que ce n’est qu’en lisant mes souvenirs qu’elle a « enfin pu donner un sens à ce qui m’était arrivé ». J’ai réalisé qu’il y avait eu un changement pour elle, une nouvelle clarté, et que c’était en reconnaissant l’aspect politique de ce qui lui était arrivé qu’elle avait pu commencer le processus de passage à autre chose. Cet aspect inattendu de l’écriture de mon vécu a été, pour moi, l’une de ses plus grandes bénédictions.

J’ai quitté la maison trois semaines après mon 14e anniversaire, quelques mois après le suicide de mon père, pour échapper aux sévices d’une mère schizophrène qui était en proie à une crise de santé mentale sans cesse croissante. J’ai été sans abri l’été de cette année-là, et j’ai fait le trottoir l’année suivante. Je me suis sortie de la prostitution à 22 ans, j’ai repris mes études à 24 ans et, l’année suivante, je me suis inscrite à l’université de Dublin pour y faire une licence en journalisme. J’ai écrit dans L’enfer des passes mes souvenirs de mes sept années de prostitution. Ce livre a été publié dans tout le monde anglophone et traduit dans d’autres langues. Entre-temps, j’ai reçu des milliers de messages d’inconnu·es du monde entier, pour la plupart des femmes et un bon nombre d’hommes. Leur contenu varie beaucoup, mais on y trouve des thèmes récurrents.

Tant de récits de ces femmes restent gravés dans ma mémoire : la jeune Française de 19 ans qui s’est lancée dans la prostitution après avoir regardé une série télévisée qui présentait la prostitution comme une activité glamour et valorisante ; l’Australienne d’une vingtaine d’années qui a cru – parce que des ONG bien financées lui ont dit de le croire – que le « travail du sexe » était un emploi légitime ; ou l’Allemande d’une vingtaine d’années qui m’a dit que, parce que le proxénétisme avait été dépénalisé dans son pays, elle en avait compris que ce qui était légalement sanctionné devait être acceptable. Presque tous les hommes en Allemagne semblaient avoir reçu le même message, et le résultat a été un véritable carnage social. Les bordels allemands « à tarif fixe » offraient l’équivalent d’un buffet à volonté pour le commerce du sexe, les hommes étant invités, moyennant une somme forfaitaire, à utiliser le corps d’autant de femmes que possible, aussi longtemps que possible, en une journée. De nombreux hommes arrivaient en bande, souvent dans le cadre d’enterrements de vie de garçon. Le corps de cette femme allemande a été utilisé par entre 400 et 500 hommes au cours de son premier mois au bordel. Elle n’en finira jamais avec les répercussions psychologiques de cette sauvagerie que nous sommes censé·es qualifier de « travail ».

Il est utile d’examiner ce qui compte comme travail décent dans la définition adoptée par l’Organisation internationale du travail (OIT) et de le comparer aux réalités et aux conséquences de la prostitution. Pour résumer :
Le travail décent signifie la dignité, l’égalité, un revenu équitable et des conditions de travail sécuritaires. Le travail décent place les personnes au centre du développement ; il donne aux femmes, aux hommes et aux jeunes la possibilité de s’exprimer sur ce qu’elles et ils font ; il leur accorde les droits qui les protègent de l’exploitation et leur offre un avenir inclusif et durable.

Les façons dont la prostitution viole ces principes piliers sont trop nombreuses pour être toutes mentionnées mais, pour n’offrir qu’un exemple, la prostitution viole les normes de santé et de sécurité les plus élémentaires. Les femmes qui se prostituent sont délibérément exposées à du sperme, de la sueur et de la salive plusieurs fois par jour, à du sang et à de l’urine assez fréquemment, et à des matières fécales à l’occasion. Avec un tel niveau d’exposition persistante aux fluides corporels, il serait dangereux pour une personne de porter autre chose qu’une combinaison de protection contre les matières dangereuses. Mais on s’attend ce que les femmes doivent se contenter de préservatifs, en supposant que l’homme accepte de les utiliser. Souvent, il ne le fait pas.

Pour de nombreuses femmes qui se prostituent, c’est tout ce qu’elles ont ; et laquelle parmi nous ne défendrait pas la seule ressource qu’on lui laisse ?
S’il est de bon ton pour certaines femmes universitaires, journalistes et commentatrices sociales de déclarer que la prostitution est une activité valide et de soutenir cette fiction dans leurs livres, articles et chroniques d’opinion, je constate qu’elles ne pratiquent résolument pas ce qu’elles prêchent. Elles ne sont généralement pas disposées à ce que leur propre corps soit utilisé pour prouver leur point de vue. Ce qui m’a toujours particulièrement exaspéré chez les femmes socialement privilégiées de la classe moyenne supérieure qui popularisent ces points de vue, c’est que, tout comme Marie-Antoinette avant elles, elles sont si éloignées de cette expérience qu’elles ne peuvent s’y rattacher, même à un niveau conceptuel. Le fait qu’elles soient grassement rémunérées pour donner leur avis sur ce qui est assez bon pour les femmes désespérées n’est que le vernis de l’insulte.

La philosophe Amia Srinivasan, dans The Right to Sex (2021), écrit : « Les féministes de la troisième vague ont raison de dire, par exemple, que le travail sexuel est un travail, et qu’il peut être meilleur que le travail subalterne effectué par la plupart des femmes. » Je me demande si elle a réfléchi à ce que cela signifie réellement : que les femmes de ménage qui passent la serpillière et récurent les toilettes de l’Université d’Oxford, son lieu de travail, pourraient être mieux loties avec leur bouche et leur vagin remplis de pénis d’inconnus. Si elle s’arrêtait pour donner ce conseil à l’un des membres du personnel de nettoyage passant dans le couloir, elle serait traînée en justice pour conduite inappropriée.

Certaines universitaires poussent leurs convictions plus loin que Srinivasan, et exercent en fait un double métier, ceux d’universitaire et de militante pour la dépénalisation du « travail du sexe ». En 2015, Teela Sanders, sociologue et militante de longue date pro-dépénalisation à l’Université de Leicester, a publié un rapport déclarant que la « zone gérée » de Holbeck, à Leeds, était un succès, malgré plusieurs rapports d’agressions, dont des viols, et même le meurtre de Daria Pionko, 24 ans. L’évaluation de la zone par Sanders était apparemment basée sur des données, mais elle n’en était pas moins, à mon avis, détachée de la réalité. Cette zone a depuis été fermée après une longue campagne des résident·es de ce quartier, protestant contre ses problèmes sociaux incessants.Il y a, bien sûr, des femmes qui se prostituent qui vont la défendre. Pourquoi ne le feraient-elles pas ? Pour de nombreuses femmes dans la prostitution, c’est tout ce qu’elles ont ; et laquelle parmi nous ne défendrait pas la seule ressource qu’on lui laisse ? Le rapport suédois Skarhed, publié en 2010, comprenait un constat révélateur mais sans surprise : les femmes expriment des opinions très différentes sur la prostitution selon qu’elles y sont encore plongées ou qu’elles ont réussi à s’en extraire. Il n’est pas seulement plus facile, tant que l’on est encore prostituée, de se dire que c’est du travail. Comme une question de survie psychologique, c’est tout simplement émotionnellement nécessaire.

La vérité, c’est qu’il n’y avait aucun « travail » dans ce qu’on nous faisait subir dans la prostitution. La prostitution n’est ni du sexe ni du travail. Le sexe n’implique pas seulement la réciprocité, il la nécessite. Le sexe de la prostitution est dépourvu de réciprocité, et l’argent est introduit pour combler la brèche. Dans la prostitution, l’argent est à la fois la force coercitive, la preuve de la coercition et le grand facteur de silence. Quel droit de plainte une femme peut-elle avoir lorsqu’elle a été indemnisée pour sa propre violation ?

Comment se fait-il que tant de gens s’illusionnent en croyant que les corps des femmes prostituées fonctionnent différemment de ceux de toutes les autres ?
Au cours de mes dix dernières années de campagne, des femmes m’ont parfois demandé ce que la prostitution leur faisait « ressentir ». J’ai trouvé une façon d’expliquer cela il y a quelques années, et je l’ai répétée quelques fois depuis. Je les invite, la prochaine fois qu’elles se trouvent dans un café ou un bar, à jeter un coup d’œil aux clients masculins. Vieux, jeunes, gros, minces, grands, petits, beaux, laids, beaux, repoussants – et imaginer qu’elles sont obligées de faire l’amour avec eux. Tous. Les visages des femmes pressent une expression d’horreur parce qu’elles n’ont pas besoin d’imaginer ; elles savent très bien qu’elles n’auraient aucun intérêt à coucher avec quiconque se trouve à franchir cette porte.

Au niveau le plus élémentaire, la violation de notre espace personnel par un étranger provoque une réaction de stress. Étant donné que tout le monde sait cela, et que tous ceux qui en font l’expérience y réagissent de manière instinctive, comment se fait-il que tant de personnes s’illusionnent en croyant que les corps des femmes prostituées fonctionnent différemment de ceux des autres ? Comment se fait-il qu’il existe un sous-ensemble de femmes dont on pense qu’elles se comportent comme des non-humains, qui n’ont aucun sens des limites personnelles, aucune réaction d’anxiété, aucune réaction de dégoût ? Je me demande parfois si, parce que la prostitution est comprise comme un comportement étranger, les prostituées se voient attribuer des attributs étrangers – une propension non humaine à ne pas penser, sentir et ressentir.

Une grande partie de ce que nous savons des êtres humains est écartée dans les conversations sur la prostitution. Pourquoi le pouvoir particulier de transmutation de l’argent ne fonctionne-t-il que lorsque l’accès sexuel est à vendre ? L’argent n’est pas considéré comme ayant cette qualité magique dans les ateliers de misère du monde en développement ou dans les salles d’opération improvisées où l’on prélève des reins. Les ateliers clandestins ne sont pas considérés comme des lieux de travail viables, bien que la fabrication de vêtements ne soit pas remise en question en tant qu’emploi viable. C’est le traitement des personnes dans les ateliers clandestins qui fait de la fabrication de vêtements un emploi non viable. Nous comprenons, dans tous les domaines sauf un, que l’argent ne peut acheter la permission ou un pass-droit aux droits fondamentaux des êtres humains.

Cette fiction ignore à quel point la prostitution est incongrue lorsqu’elle est mesurée par rapport à n’importe quelle profession à laquelle on peut penser.
Le traitement des femmes dans la prostitution n’est pas comparable au traitement des personnes dans les ateliers clandestins sur un point très important : parce que la prostitution n’est pas comparable à la fabrication de vêtements. Les sweatshops constituent une déviation dans le domaine général de la production de vêtements ; un mode de fabrication si peu respectueux des droits fondamentaux des travailleuses qu’il constitue une violation des droits humains. La prostitution, en revanche, dépouille l’individu de sa dignité, et ce dans toutes ses manifestations, car elle le fait à la base. C’est parce que, dans la prostitution, le site de la violation est le corps lui-même.

Le soi-disant « commerce du sexe » a toujours été entouré de mythes. L’un des mythes les plus répandus est que la prostitution est « la plus vieille profession du monde ». Cette fiction ne tient pas compte de l’incongruité de la prostitution lorsqu’on la compare à n’importe quelle profession à laquelle on peut penser. Une femme qui a passé 30 ans dans le milieu universitaire, par exemple, peut s’attendre à des augmentations progressives de son salaire, de sa sécurité d’emploi, de sa crédibilité professionnelle. Elle bénéficiera également d’une reconnaissance sociale pour son travail. Il en va généralement de même pour toutes les formes d’emploi. La prostitution fonctionne exactement à l’inverse. Plus une femme a été exploitée longtemps dans le système de la prostitution, moins elle est valorisée économiquement, moins elle est payée en conséquence, et moins elle est estimée de manière plus générale, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la prostitution.

Lors d’une récente interview, on m’a demandé ce que je pensais de l’expression « viol tarifé », parfois utilisée pour décrire la prostitution. Ce que je pense, c’est que nous n’avons tout simplement pas encore développé le langage nécessaire pour décrire la prostitution avec précision. Le viol est compris dans la conscience populaire comme décrivant le sexe forcé – le sexe où il n’y a aucune coopération, aucune connivence, aucun « consentement ». Il n’est pas étonnant qu’il ne soit pas accepté comme synonyme de prostitution, et qu’il est peu probable qu’il le soit. Ce qui échappe aux gens, c’est qu’il y a un élément supplémentaire dans l’échange de prostitution qui le rend particulièrement traumatisant, et c’est l’élément d’échange lui-même. Lorsqu’une femme est violée au sens classique du terme, elle n’est pas coupable, quelle que soit la honte que lui laisse cette violation et quelle que soit la façon dont elle se remet en question à cause d’elle. Lorsqu’une femme se soumet à des rapports sexuels non désirés dans le cadre de la prostitution, elle a coopéré à sa propre violation. Cette coopération la hante. Elle la réduit également au silence.

La vérité pour la femme prostituée, cependant, est qu’elle n’a pas seulement été violentée sexuellement, mais qu’elle l’a été trop de fois pour être comptées. La réalité de la prostitution se cache à la vue de tous depuis des millénaires. Nous le savons toutes et tous, instinctivement. C’est pourquoi nous ne voulons pas que nos sœurs, nos filles et nos mères travaillent dans des maisons closes. C’est étrange comme quelque chose que nous comprenons au niveau sensoriel peut nous échapper intellectuellement. La réalité de la prostitution n’est pas complexe, elle est simple. Contrôler ce que les gens font sexuellement est intrinsèquement violence.
Oh, et la plus ancienne profession du monde est celle de sage-femme. La prostitution n’est pas une profession, et encore moins la plus ancienne.

Rachel Moran
Rachel Moran est une conférencière internationale, une militante féministe et la fondatrice de SPACE (Survivors of Prostitution-Abuse Calling for Enlightenment) International. Elle est l’autrice de L’enfer des passes, publié par les Éditions LIBRE, en 2021 (2013). Elle vit à Dublin, en Irlande.

Traduction : Tradfem
https://tradfem.wordpress.com/2022/06/03/la-realite-de-la-prostitution-nest-pas-complexe-elle-est-tres-simple/

En complément possible
L’Enfer des passes
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2021/12/16/lenfer-des-passes/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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