Rroms d’Ukraine dans la guerre

Les articles publiés dans ce dossier proviennent du site RomaUA.
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 10) : Brigades éditoriales de solidarité 10
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  • Victor Chovka : Après la guerre, nous ne serons pas divisés en Rroms, Ukrainiens ou Juifs…
  • Rroma Human Richts Center : Le centre des droits humains des Rroms : travailler dans des conditions de guerre
  • Victor Chovka : Comment voler un tank ? Les Rroms racontent
  • Victor Chovka : Deux femmes rroms engagées
  • Petro Gabryn : Odesa Rroma défend l’Ukraine
  • Roman Zimenko : Trois mois sous occupation : un Rrom de Kherson occupée témoigne
  • Entretien avec Victor Chovka : « Il y a un fort engagement de la communauté Rrom contre l’agression russe »

Après la guerre, nous ne serons pas divisés
en Rroms, Ukrainiens ou Juifs…

Les Rroms sont apparus sur le territoire de l’Ukraine il y a plus de six cents ans et vivaient en bon voisinage avec d’autres nations et groupes ethniques, pour lesquels l’Ukraine est devenue une maison et une patrie. Il est certain qu’aujourd’hui les Rroms sont devenus partie intégrante de la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine. Ainsi, des personnalités publiques rroms – Bohdan et Yuliya Andreychenko, ainsi que la majorité des Rroms de la ville de Pryluky, dans la région de Tchernihiv, se sont levés pour protéger leur ville natale des envahisseurs russes.

« Dans la nuit du 24 février, nous avons appris que la guerre avait commencé. Sans réfléchir, le matin, avec son fils, je suis allé rejoindre la Défense territoriale locale. Nous arrivons et voyons que de nombreux hommes et garçons rroms qui sont dans le bâtiment, tous, comme nous, sont venus défendre leur terre. On n’a pas négocié, on ne m’a même pas appelé, tout s’est passé si vite qu’on n’a même pas eu le temps. Mais chacun de nous a pris indépendamment la seule décision correcte », rappelle Bohdan.

Je ne peux pas dire qu’avant le début de la guerre, beaucoup de Rroms aient choisi la voie militaire, cette direction n’était pas populaire parmi nos garçons. Mais en fin de compte, personne n’est resté en reste: tout le monde essaie d’être utile, car c’est notre pays, notre ville, notre terre, dit Yulia. Et il en a toujours été ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Rroms se sont tenus aux côtés de l’armée alliée, défendant leurs villes. Et maintenant, c’est pareil. C’est extrêmement malheureux, mais il y a une semaine, est arrivé le corps du défenseur de la Rroma – Ivan Mashchenko. Il a travaillé comme chauffeur de minibus pendant une vingtaine d’années, tous les habitants le connaissaient. Dès les premiers jours de la guerre, Ivan a défendu notre pays et a donné sa vie pour nous : « Sa contribution à notre victoire ne sera pas oubliée, il est déjà notre héros ! », explique Yuliya d’une voix tremblante. Ivan Mashchenko avait rejoint les rangs du Prylutsky Cossack Regiment – une formation militaire volontaire basée sur l’organisation publique du même nom.

« De nombreuses routes ont été détruites, de nombreux entrepôts ont explosé, les étagères des magasins et des pharmacies étaient vides, les citoyens manquaient de fonds, nous ne savions pas ce qui arriverait ensuite à notre peuple. Nous avons décidé de vendre tout l’équipement de l’organisation et d’acheter de la nourriture et des médicaments rares pour nos citoyens. Plus tard, nous avons eu l’occasion de recevoir le soutien de la fondation allemande EVZ [1] en particulier des médicaments pour le cœur, les vaisseaux sanguins, l’insuline, qui est vitale pour certaines personnes, nous avons également acheté des couches pour bébés, et d’autres choses nécessaires pour les résidents de Pryluk », ajoute Yuliya Andreychenko.

« Dans notre ville, les Rroms ont toujours été bien traités, et maintenant ils le sont aussi. Nous ne sommes pas divisés, nous sommes tous des résidents de Pryluk. Il n’y a pas un seul pillard parmi les Rroms de notre ville, au contraire, nous aidons ceux qui en ont besoin. Les organisations rroms et les personnalités publiques proclament haut et fort la position unifiée des communautés rroms en Ukraine, et c’est évident : nous sommes contre la Russie et tous ceux qui empiètent sur l’indépendance et l’intégrité de notre Ukraine», note Bohdan.

Les héros de notre article sont convaincus qu’après la victoire dans cette guerre, la division en Rroms, Ukrainiens, Juifs, etc. sera caduque. « La guerre a montré notre unité », conclut Bohdan.

Victor Chovka, 3 avril 2022
Viktor Chovka, directeur et fondateur du site RomaUA.

[1] NdT : Mémoire, Responsabilité et Avenir, une fondation lancée conjointement par le gouvernement et l’industrie allemands.

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Le centre des droits humains des Rroms :
travailler dans des conditions de guerre

Les organisations non gouvernementales rroms de la région d’Odessa, malgré les circonstances difficiles en temps de guerre, poursuivent leur difficile travail. L’une des plus actives est l’ONG Rroma Human Rights Center (avec à sa tête Volodymyr Kondur).

Avec le soutien de la fondation internationale Renaissance, dans le cadre du projet « Renforcement des opportunités juridiques dans les conditions de la loi martiale en Ukraine pour les communautés rroms » , ce centre juridique a organisé en juin 2022 un certain nombre d’événements informatifs et humanitaires dans le Petrovirivskyi, communauté territoriale de la région d’Odessa.

La guerre est devenue une nouvelle réalité de la vie quotidienne de la population ukrainienne, ce qui a entraîné la détérioration de la situation économique et sociale des personnes. Un grand nombre d’Ukrainiens de l’Est ont perdu leurs maisons et se sont déplacés vers des régions non occupées. La population rrom n’a pas fait exception de ces conditions difficiles: selon des données non officielles, 70 000 Rroms ont été contraints de se déplacer vers les régions occidentales de l’Ukraine et environ 200 migrants rroms ont également été enregistrés dans la région d’Odessa. L’équipe du Rroma Human Rights Center s’est rendue à Petrovirovska TG afin de remplir les tâches prévues dans le projet, à savoir : fournir une assistance juridique, établir une coopération avec l’administration de Petrovirovska TG concernant la protection des droits humains et des libertés, recenser les personnes déplacées de l’Est, apporter un soutien humanitaire à ces personnes. L’avocate du Centre, Vera Drangoi, a tenu une réunion d’information et d’éducation avec les familles rroms et a fourni, sur le terrain, des consultations juridiques orales à la population. Après cela, les médiateurs du Centre, Maxim Jum et Valery Prodan, ont fourni aux familles rroms des colis alimentaires humanitaires, ce qui a été une agréable surprise pour elles. L’assistance à la population est réalisée avec le soutien du programme rrom de Renaissance en coopération avec les départements locaux de la justice, DMS, RAC de la région d’Odessa, les centres d’aide juridique gratuite de la région d’Odessa, avec les administrations locales où les bénéficiaires vivent, à savoir: ceux de la ville d’Odessa et sa banlieue, Berezivska TG, Petrovirovska TG, district d’Izmail. L’équipe du Centre informera de l’avancement du projet, qui sera mis en œuvre d’ici à la mi-octobre 2022.

Rroma Human Richts Center, 22 juin 2022

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Comment voler un tank ? Les Rroms racontent

Depuis le 24 février 2022, l’Ukraine est contrainte de repousser les envahisseurs russes et de défendre ses terres. En plus du travail héroïque des forces armées ukrainiennes, des civils, dont des Rroms, sont venus à la rescousse: ils ont volé un char aux envahisseurs russes ! Et c’est arrivé non loin de Kakhovka, dans le village de Lyubimivka, région de Kherson. La nouvelle a été diffusée sur le fil Telegram d’autodéfense de Kakhovka, et très vite elle s’est répandue dans le monde entier.

Même Andrzej Duda, le président polonais, a commenté cet événement sur sa page Twitter. Des commentaires ont sincèrement félicité les Rroms : « Gloire aux Rroms ukrainiens. Continuez comme ça ! », « Maintenant, j’ai tout vu dans la vie », « Ce sont aussi des citoyens ukrainiens. Ils font ce qu’ils peuvent. »

Nos rédacteurs ont réussi à trouver le héros de cette histoire, il a été décidé de ne pas encore révéler son identité, mais il a laissé quelques conseils utiles sur la façon de « déplacer»  le char volé. Alors, ouvrez vos calepins et écrivez soigneusement : 1) allumer la masse (bouton rouge marqué « Batterie ») ; 2) allumez les générateurs droit et gauche ; 3) abaissez la poignée ; 4) appuyez sur le bouton rouge « Starter » ; 5) activer les quatre fusibles ; 6) allumez les phares ; 7) allumez le soufflage du verre ; 8) appuyer jusqu’au bout sur la pédale d’injection ; 9) passer la première ; 10) dirigez-vous courageusement vers le camp rrom le plus proche, là-bas, ils vous aideront à camoufler le char.

Bien sûr, nous plaisantons, mais nous vous conseillons tout de même de vous tourner vers des soldats expérimentés des forces armées ukrainiennes lorsque vous trouvez un char abandonné. Néanmoins, une chose est claire : tous les habitants de l’Ukraine se sont unis, ils font ce qu’ils peuvent à l’arrière : tisser des filets de camouflage, fabriquer des cocktails Molotov (ou « smoothies Bandera »), collecter et envoyer de l’aide humanitaire, préparer de la nourriture pour nos militaires et soutenir les personnes déplacées. Les plus courageux défendent les villes et les villages dans les rangs de la défense territoriale, défendent la capitale dans le cadre des Forces armées ukrainiennes, dans les rangs desquelles de nombreux jeunes Rroms. Et lorsque quelqu’un agit même contre les occupants d’une manière aussi désespérée et déchirante, Eh bien, nous nous attendons à ce que les Rroms ukrainiens capturent un avion ennemi ! De plus, une solide récompense de 1 million de dollars est prévue pour sa capture.

Post-scriptum
Les réseaux sociaux en Ukraine, en particulier Facebook, ont repris le sujet du char volé. Soit dit en passant, il y a deux ans, Oleksiy Arestovych, conseiller indépendant du bureau du président ukrainien, avait prédit une guerre à grande échelle avec la Russie. En 2003, il avait prédit l’annexion de la Crimée et en 2008, l’occupation du Donbass. Aujourd’hui, 12 mars, Oleksiy Arestovych a déclaré que la guerre prendrait fin entre le 7 et le 12 avril. […] C’est proche du 8 avril, la Journée internationale des Rroms. À l’occasion de cette célébration, chaque Rrom ukrainien rapportera à la maison un précieux trophée : un char volé à l’occupant, qui détruira finalement les forces et les plans de l’ennemi. La victoire est à nous !

Victor Chovka, 14 mars 2022

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Deux femmes rroms engagées

Depuis de nombreuses années, la Chirikli International Charitable Foundation développe avec succès un réseau panukrainien de médiateurs entre les communautés rroms et les autorités, la justice et les structures d’application de la loi. La majorité des médiateurs travaillent dans les zones où les Rroms vivent très nombreux.

L’histoire d’aujourd’hui concerne deux femmes rroms qui travaillent activement comme médiatrices, aidant les gens à résoudre divers problèmes de nature sociale, médicale et juridique : Rada et Darina. Les dures réalités de la guerre ont forcé la grande famille de Rada à quitter sa ville natale de Vugledar dans la région de Donetsk, et ils ont trouvé un toit, précisé- ment à Uzhgorod.

Rada Kalandiya est à la tête de l’association nationale Rromen Gypsy, dans la région de Donetsk. En 2018, elle a rencontré Zemfira Kondur et toute l’équipe de la Chirikli International Charitable Foundation (Kyiv). La raison de leur rencontre était un cas de discrimination contre la population rrom dans la ville natale de Rada, Ugledar. Ensuite, elle s’est tourné vers Chirikli pour la protection des droits humains, depuis lors, leur coopération active a commencé.

En 2018, Kalandiya a participé à une grande rencontre internationale de femmes rroms du monde entier (300 participantes au total), qui s’est déroulée dans l’enceinte de la Verkhovna Rada [Parlement] d’Ukraine. L’année suivante, en 2019, avec le soutien du Conseil de l’Europe, Kalandia a activement participé à la création de l’atlas social des communautés rroms de la région de Donetsk. Mais depuis, l’activité principale de Rada est devenue la médiation, ce qui a grandement aidé la communauté rrom locale où vivait Rada. Les principales questions sur lesquelles les personnes se sont adressées au conseil étaient : la production de documents d’identification personnels, les cas de discriminations, les consultations juridiques et le soutien.

Malgré le fait que Rada vive actuellement dans une autre partie de notre pays, elle continue de s’engager activement dans le travail social et la médiation, notamment, à travers la fondation Chirikli, elle organise la distribution d’aide humanitaire, y compris des kits alimentaires, pour les déplacés rroms. Aujourd’hui, le conseil est impliqué dans le soutien de la communauté rrom non seulement à Uzhgorod, mais aussi à Torchyn, dans la région de Volyn. Elle fournit des informations aux Rroms pour leur indiquer vers qui se tourner et quelles sont les procédures pour résoudre certains problèmes, notamment liés au logement, aux paiements de différentes dettes, à l’enregistrement du statut de personnes déplacées, à l’évacuation des familles des régions orientales, etc. Selon elle, la médiation pour les Rroms est un moyen efficace de résoudre leurs problèmes. Après tout, de nombreux adultes ont un faible niveau d’éducation et sont mal informés sur diverses questions juridiques. Sa tâche principale en tant que médiatrice est de trouver un langage commun entre tout le monde, d’aider, de trouver des moyens de résoudre les problèmes avec les autorités locales. Et elle prévoit de le faire activement à l’avenir également !

Aujourd’hui, Rada et sa famille sont également devenues des migrants forcés. La région de Donetsk est actuellement en feu, leur ville natale, Vugledar, est constamment sous les attaques russes. La maison dans laquelle vivait la famille de Rada a été détruite. Avant cela, le 12 mars, la famille de Rada est descendue se cacher au sous-sol pour se protéger des attaques de missiles russes. Ils pensaient y rester pendant un à deux jours. En fait, ils y sont restés pendant dix jours, et quand ils sont montés, ils ont immédiatement commencé le long voyage vers l’ouest. La communauté rrom de Vugledar, dix personnes, a trouvé refuge à Uzhhorod où ils ont été acceptés avec plaisir et installés par la fondation caritative Blago grâce à la directrice, Eleonora Kulchar. Ils lui en sont très reconnaissants !

L’idée de déménager plus loin à l’étranger n’est venue à l’idée de personne ni à l’époque ni maintenant. Même depuis Uzhhorod, Rada entretient des contacts constants avec les familles rroms qui se trouvent toujours au centre des combats dans la région de Donetsk.

Sa rencontre avec une autre travailleuse des médias d’Uzhgorod, Daryna, a eu lieu bien avant le début de la guerre lors de la formation conjointe de Chirikli à Kyiv. Kalandia souligne que les médiateurs de la fondation Chirikli sont une grande famille solidaire qui apporte un soutien constant et de l’entraide. La communication la plus active entre les médiateurs concerne les questions d’évacuation et la fourniture d’une assistance ciblée aux familles dans le besoin. Des webinaires conjoints et une communication en ligne sont également organisés.

Daryna Horvat est une médiatrice rrom locale d’Uzhhorod, qui vit dans le quartier de Radvanka. Daryna est devenue médiatrice pour Chirikli en 2011. Jusque-là, elle travaillait à la fondation caritative Blago, dirigée par Eleonora Kulchar, et a présenté Darina à Zemfira Kondur de la fondation Chirikli. Daryna a participé au projet pilote sur l’introduction de la médiation rrom en Ukraine, a assisté à diverses formations, séminaires et événements éducatifs. Daryna travaille avec succès comme médiatrice à Uzhgorod depuis onze ans. Son travail avec les Rroms locaux est plus lié à la sphère sociale et juridique. Aujourd’hui, dans les conditions de guerre, elle apporte aussi de l’aide humanitaire. D’année en année, Daryna aide à la production de documents d’identité personnels. Comme le rappelle la médiatrice, en 2012-2013, lorsque son travail a commencé, 50 Rroms ont pu obtenir des passeports de citoyens ukrainiens. Mais, ce problème n’a pas disparu, bien que son ampleur ait diminué. Aujourd’hui encore, les Rroms se tournent vers Darina pour obtenir des certificats de naissance et des passeports, et il y a des adultes qui n’ont aucun document personnel.

Avec le début de la guerre et la réinstallation de Rroms des régions de l’Est et du Sud vers Uzhgorod [à l’Ouest], Darina a un nouveau « front de travail » : il s’agit d’aider et de conseiller les déplacés rroms. Le médiateur a déjà aidé trois femmes rroms de la région de Kharkiv à obtenir de nouveaux passeports. Pendant la guerre, Darina a réussi à aider une trentaine de déplacés rroms, dont trois handicapés. Daryna accompagne également régulièrement les déplacés rroms aux points d’assistance humanitaire et sociale à Uzhgorod, les aide à remplir diverses demandes et questionnaires. Malheureusement, selon Daryna, il existe également des cas de préjugés contre les déplacés rroms. Le médiateur enregistre ces cas et les transmet directement à la fondation Chirikli pour une réponse ultérieure. Daryna note que Chirikli aide beaucoup les immigrés rroms sur le terrain, en particulier, il fournit une aide humanitaire, des kits alimentaires, paie pour la production de divers types de documents. Et ce sont les médiateurs qui aident toutes les familles rroms dans le besoin à obtenir l’aide dont elles ont besoin dans les moments difficiles !

Victor Chovka, 1 juillet 2022

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Odesa Rroma défend l’Ukraine

La région d’Odessa est une région multiculturelle dans laquelle vivent de nombreux membres de la minorité nationale rrom. L’activité publique des organisations non gouvernementales rroms de la région se concentre principalement sur les questions de protection des droits humains, de soutien social, de développement culturel et de préservation des traditions. Originaire d’Odessa, Valery Galchenko est un dirigeant rrom faisant autorité. Depuis 2018, il dirige l’organisation Bakhtale-Tavrychanye. La guerre a uni tout le peuple ukrainien dans la lutte contre l’occupant russe. Valery n’est pas non plus en reste: à partir de février 2022, il a rejoint les rangs des Forces armées ukrainiennes.

Pourquoi avez-vous décidé de vous engager dans des activités sociales ?
Je suis né dans une famille rrom, j’ai vécu avec des Rroms toute ma vie. Je suis donc bien conscient de leurs problèmes. Pour ma part, j’ai réalisé que j’avais la capacité et le désir d’aider ma communauté ! Au début, ils ne croyaient pas que je voulais sincèrement aider les gens. Plus tard, lorsqu’ils ont vu mes vraies activités, ils ont commencé à me demander mon numéro de téléphone. J’essaie de résoudre divers problèmes : installer l’électricité chez quelqu’un, aider quelqu’un à obtenir un passeport. Notre organisation ne se limite pas à Odessa, nous travaillons dans toute la région et en Ukraine en général. Je crois que notre jeune génération de Rroms devrait être instruite, avoir un travail décent et digne.

Votre association, s’appelle Bakhtale-Tavrychanye. D’où vient ce nom ?
Traduit du rromani, Bakhtale-Tavrychanye signifie « Heureux Tavrychans ». Les Tavrychans sont l’un des six sous-groupes ethniques des Rroms ukrainiens. Mes ancêtres venaient de la région de Dniprovshchyna et de Donetsk, c’est-à-dire de l’ancienne province de Tavria de l’Empire russe.

Votre association a-t-elle participé à la rédaction d’essais sur les traditions et la vie quotidienne des Rroms d’Odessa ?
Ainsi, en 2020, avec l’Université nationale d’Odessa, la faculté d’histoire et de philosophie, le département d’archéologie et d’ethnologie (avec la co-autrice, docteure en sciences, professeure agrégée Natalia Petrova), et avec le soutien de la Fondation internationale de la Renaissance (Kyiv), nous avons publié un livre intéressant : une publication scientifique populaire Amaro trio (Notre vie). C’est le résultat conjoint du travail de nos militants, étudiants et scientifiques rroms.

Comment votre vie a-t-elle changé après le 24 février ?
Je suis né à Odessa. Odessa est la meilleure ville d’Ukraine. Quinze minutes et vous nagiez déjà dans la mer. Je n’ai jamais servi dans l’armée. Mais quand la guerre a commencé, sans réfléchir à deux fois, j’ai décidé de me porter volontaire. Je ne pouvais pas m’asseoir et attendre, j’avais mal au cœur pour l’Ukraine et mon peuple. Avec moi, de nombreux Rroms sont également activement impliqués dans la défense du pays. Oui, une grande famille rrom que je connais, un père, deux fils, une fille, sont tous partis en tant que volontaires, maintenant ils défendent Kyiv et Odessa. Mon ami, vice-président de Bakhtale-Tavrychanye, Arsen Unguryan, de Dnipro, est activement impliqué dans le sport, le taekwondo. Dans son gymnase, où il s’entraîne, il a ouvert des lits pour les personnes déplacées.

Comment se passe votre service dans les forces armées ukrainiennes ?
J’ai rejoint l’armée ukrainienne en tant que volontaire. Cependant, en raison de soucis et de stress constants, mon cœur a « lâché » et j’ai eu un micro-accident vasculaire cérébral, alors mon commandement m’a laissé rentrer chez moi pour un traitement. J’ai commencé à faire du bénévolat activement et dès que l’ordre arrivera, je retournerai vers mon unité militaire. J’aide autant que je peux ; je reçois de la nourriture, des vêtements, des cigarettes et j’apporte le nécessaire dans ma propre voiture.

Quand pensez-vous que la guerre finira ?
Incontestablement, avec notre victoire ! Je vois qu’Odessa est aujourd’hui une grande fourmilière, prête à repousser toute attaque. Aujourd’hui, la Russie est le royaume de Dracula, animé par le mal. Mais ils sont de moins en moins nombreux ! S’ils avancent sur Odessa, ils seront mangés par les taureaux en mer et nos chiens sur terre.

Votre leitmotiv ?
J’ai bien commencé, je finirai bien.

Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Rassembler des jeunes Rroms talentueux dans une seule équipe. Poursuivre activement l’éducation d’une nouvelle jeune génération de Rroms qui seront alphabétisés, instruits et respectueux de nos coutumes. Alors que je travaillais pour gagner ma vie en Pologne et en Allemagne, j’ai vu comment les gens prennent soin de leur maison, des fleurs et des arbres, et respectent la propreté et l’ordre. Je veux qu’il en soit de même pour nous.

Petro Gabryn, 22 mars 2022
Secrétaire de l’association régionale de jeunes Rroms de Transcarpathie, Romani, engagé dans le travail social auprès de la population rrom d’Uzhhorod et de Transcarpatie. Depuis janvier 2014, il est secrétaire de l’Union des Rroms d’Uzhhorod où il vit.

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Trois mois sous occupation : un Rrom de Kherson occupée témoigne

Il s’agit de la première interview d’une série de conversations sur l’expérience rrom de la guerre, que la Fédération de Russie a commencée sur le territoire de l’Ukraine. Documenter cette expérience est important non seulement pour l’histoire, mais aussi pour l’ensemble de la société rrom. Après tout, ce n’est qu’après avoir compris sa nature multiforme que nous pourrons, en tant que communauté, surmonter les conséquences de cette horreur, dont beaucoup d’entre nous ont dû faire l’expérience. C’est pourquoi j’ai décidé de me renseigner sur les défis et les difficultés rencontrés par un militant de la région de Kherson, une région occupée par les troupes russes après le 24 février. L’interlocuteur, dont le texte du dialogue est proposé ci-dessous, est l’une des personnalités rrom les plus actives, dont les activités et le zèle ont été observés avec un grand intérêt non seulement par les Rrom de différentes régions d’Ukraine, mais aussi d’autres pays voisins. La connaissance de David de l’ethnographie et de la linguistique rrom a fasciné des gens de tous âges et les a encouragés à mieux comprendre l’histoire, la vie et les traditions du peuple rom. Avant la guerre, David [1] accordait une attention particulière au développement et travaillait avec la jeune génération. Cependant, la guerre a bouleversé tous ses plans.

Dois-je comprendre que la région de Kherson est sous occupation depuis le 2 mars ? Cela signifie que vous vivez sous occupation depuis plus de deux mois, n’est-ce pas ?
Pas vraiment. Ma communauté vit plus près de la Crimée que du centre régional. Donc, nous étions occupés dès les premiers jours de la guerre, mais à ce moment-là nous ne le comprenions pas. Le fait est qu’il n’y a presque pas eu d’opérations militaires dans notre région. Elles ont eu lieu à environ 20 kilomètres de notre ville.

Vous souvenez-vous de vos sentiments le matin du 24 février ? Comment avez-vous appris le début de la guerre ?
Je me souviens m’être réveillé avant l’aube. Environ vers 5 heures du matin. Et des bruits de claquements très forts ont été entendus à travers les portes et les fenêtres. Tous les membres de notre famille ont entendu ce bruit dans la maison. À ce moment-là, nous ne pouvions pas comprendre d’où venaient ces sons forts, et ils ont continué. Au début, j’ai supposé qu’il pourrait s’agir d’explosions ou d’un incendie d’usine. Mais quand j’ai commencé à chercher sur Internet, je n’y ai trouvé aucune information. Et puis j’ai vu que les gens discutaient vivement de ce qui se passait dans l’un des salons locaux virtuels de discussion. Il y avait des versions très différentes de ce que cela pouvait être. Mais ensuite, quelqu’un a écrit qu’il s’agissait d’explosions dans une ville voisine, où se trouvait mon frère à ce moment-là. Bien sûr, je l’ai immédiatement appelé pour lui demander ce qui se passait. En une seconde, il a décroché le téléphone et m’a dit que c’étaient les bruits des bombardements sur le dépôt d’armes et qu’il se cachait dans l’abri antibombes avec ses voisins. Je ne pouvais pas croire ce qui se passait.

Pourquoi ? Vous ne pensiez pas que la Russie attaquerait l’Ukraine ?
Il était clair que le conflit allait s’aggraver. Mais je ne pouvais même pas imaginer que les troupes russes avanceraient de tous côtés, y compris du sud de l’Ukraine. J’avais prédit qu’ils attaqueraient Louhansk et Donetsk. Mais quelques jours avant le début de la guerre, il y avait beaucoup d’informations dans les médias sur une éventuelle offensive, alors nous nous sommes préparés pour quitter la région en cas de danger.

Vous étiez donc préparés au fait que la Russie pourrait attaquer ? Comment vous êtes-vous préparés ?
Moralement, nous n’étions pas prêts pour cela. Cependant, nous avons fait des efforts pour nous préparer au pire des scénarios. En quelques jours, nous avons rassemblé toutes les affaires nécessaires, et j’ai également rempli le réservoir de ma voiture d’essence. Je me souviens encore comment, dans les derniers jours avant la guerre, j’ai parcouru la ville dans ma voiture pleine de toutes ces choses.

Mais, si vous aviez ramassé des choses, pourquoi n’avez-vous pas quitté la région de Kherson ?
Nous étions vraiment prêts à partir. Mais, avant de partir, j’ai décidé de vérifier à nouveau les informations disponibles sur Internet. J’ai vu que des explosions se produisaient non seulement ici, mais sur tout le territoire ukrainien: à Kyiv, Dnipro et dans d’autres grandes villes. Cela m’a troublé, j’ai commencé à hésiter et je ne voyais plus l’intérêt d’aller ailleurs. Ensuite, il a semblé que tout le territoire de l’Ukraine était en danger. De plus, nous nous avons été un peu rassurés après avoir parlé avec des parents installés dans des villes voisines et avons décidé de ne pas prendre le risque. Je suis allé chercher mon frère et nous avons également invité plusieurs familles chez nous pour se cacher dans l’abri antibombes que nous avions préparé. Le soir du 24 février, nous avions environ douze personnes à la maison et ensemble, nous nous sentions plus rassurés. C’est pourquoi nous sommes restés ici.

Comment s’est passé votre voyage dans la ville voisine ? Était-ce effrayant de conduire, sachant que le danger pouvait survenir à tout moment ?
C’est difficile de répondre. Probablement. Sur le chemin d’une ville voisine, j’ai vu une colonne de chars venir sur moi. C’était la première fois que je voyais un tank. Pas à la télé, pas comme un monument ou à une exposition au musée, mais un vrai tank, vous savez ? Avez-vous déjà vu un char rouler dans la voie en sens inverse ? Quand vous le voyez venir sur vous, vous vous sentez complètement démuni de toute défense. Vous êtes comme un microbe contre une grosse machine. Et même si vous conduisez dans des voies différentes, cela devient vraiment effrayant. Mais, heureusement, tout s’est déroulé sans incident et je suis rentré chez moi avec mon frère.

Que s’est-il passé les semaines suivantes ?
Au début, il n’y avait presque aucune information sur le cours des événements dans notre région. Cependant, quelques jours plus tard, un message annonçait que les occupants s’étaient emparés du bâtiment du conseil local et y avaient hissé leur drapeau. Mais il n’y avait pas d’affrontements dans la ville même. Nous avons à peine vu l’armée russe. Mais nous avons tout de même décidé d’enlever l’enseigne de notre association, afin de ne pas trop attirer l’attention. Je me souviens aussi que dans les premiers jours, de nombreux coups de feu et explosions ont été entendus à proximité. Donc, nous avons passé la plupart de notre temps dans l’abri antiaérien. En un mot, c’était l’horreur. Sensation constante de stress des avions survolant la maison. Pendant un certain temps, je n’ai pas quitté la maison, mais le quatrième jour, j’ai commencé à sortir et à voir ce qui se passait autour.

Que retiens-tu particulièrement de ce que tu as pu voir ces jours-là ?
Ma voiture avait le plein d’essence, aussi j’ai eu l’occasion de voir de mes propres yeux la situation dans notre région. Je me souviens qu’à l’époque, il était presque impossible d’acheter de l’essence, il y avait des prix fous et des files d’attente pour le carburant. Bref, c’était le chaos. Il y avait aussi de longues files d’attente dans les épiceries, les pharmacies et les banques. Les gens étaient paniqués et très stressés. Cela se ressentait même dans la façon dont ils se comportaient sur la route: la manière de conduire était très agressive. Il était clair que de nombreuses personnes fuyaient la ville. Ce que j’ai vu à cette époque m’a donné un sentiment très désagréable. C’est difficile à décrire, mais c’est un sentiment ter- rible d’être impuissant face à ce qui se passe. Je me souviens qu’à cette époque, je lisais constamment les nouvelles et ne comprenais pas comment je pouvais être utile.

Je pense que ce sentiment est connu de beaucoup d’entre nous. Avez-vous une recette pour le combattre ?
J’ai eu de la chance, car j’ai rapidement commencé à coopérer avec les autorités locales [ukrainiennes] pour aider la population rrom et ceux qui m’entouraient et qui étaient restés ici. Je me souviens que j’ai commencé à appeler les autorités locales et à proposer mon aide. En fait, je me fichais de ce qu’il fallait faire, acheter quelque chose ou emporter quelque chose, l’essentiel était d’aider d’une manière ou d’une autre. C’est ainsi que nous avons commencé à établir une communication et à coordonner nos efforts pour distribuer l’aide humanitaire. Par exemple, ils m’ont appelé et m’ont proposé certains produits : pain, lait, pâtes, etc., et m’ont dit que si vous avez besoin de quelque chose, venez nous voir. J’ai donc eu l’occasion d’aider ceux qui en avaient le plus besoin. Après avoir commencé à partager des photos [sur les réseaux sociaux] et à parler de la distribution d’aide humanitaire aux Rrom locaux, j’ai été approché par l’organisation religieuse Porteurs de Bible, et par plusieurs musiciens rroms qui avaient émigré de Russie aux États-Unis, ainsi que par des organisations rroms d’Ukraine et d’Europe comme ARKA, Romney’s Voice et le fonds allemand EVZ. De plus, nous avons également été aidés par des résidents locaux. Tous m’ont apporté une aide financière et, avec les fonds reçus, j’ai acheté des produits et aidé à répondre aux besoins de base de la population rrom locale. Étant donné que le montant de l’aide humanitaire était assez limité, je me suis rendu dans différents quartiers de notre ville et j’ai demandé aux Rrom locaux quelles familles avaient le plus besoin d’aide. La priorité était d’aider les personnes âgées, mais j’ai aidé tous ceux qui en avaient besoin, y compris la population non rrom. De plus, si quelqu’un avait déjà des produits ou d’autres biens parmi ceux que j’avais apportés, nous les échangions, car il y avait une grande pénurie dans la ville et de nombreux biens n’étaient tout simplement pas disponibles. C’est le genre d’entraide qui existe entre les Rroms pendant la guerre.

Comment la ville a-t-elle changé ces derniers mois, et quelle est la situation aujourd’hui ?
La plupart des gens sont partis. Notre ville semble dévastée. La population n’était pas très nombreuse, même avant la guerre, mais maintenant quand je marche, je vois des rues presque vides. La ville a de gros problèmes de trésorerie et généralement de travail. La plupart des magasins sont fermés et le petit nombre qui reste n’accepte que les paiements en espèces. Nous avons eu la chance de trouver plusieurs magasins où vous pouvez toujours payer par carte. Sinon, je ne serais pas en mesure d’acheter des produits pour l’aide humanitaires. Aussi, je sais qu’il est très difficile d’obtenir des produits pour enfants ou des médicaments. Un de mes amis a dû subir une intervention chirurgicale et l’hôpital local n’avait même pas d’analgésiques. Par conséquent, nous avons dû collecter ce que nous avions auprès de familles. Quant aux kits alimentaires distribués par l’armée russe, les habitants ne les ont pas pris au début, mais la situation dans la région est devenue si difficile qu’ils ont commencé à y prêter attention [au fait que ce soit russe]. Actuellement, les monnaies ukrainienne et russe fonctionnent simultanément dans la région de Kherson. Les occupants disent qu’ils sont là pour longtemps. Mais personne ici n’en est content. L’incertitude et le manque de sentiment de sécurité se font sentir.

Comment la guerre a-t-elle affecté la communauté rrom ? Est-ce que beaucoup de gens sont partis ? Comment ceux qui restent survivent-ils ?
Cela dépend. Tout dépend du groupe auquel appartiennent les Rroms et du niveau de richesse de la famille. Avant la guerre, environ la moitié de la population rrom était constituée de groupes rroms de Crimée et de Serbie. D’après mes observations, la plupart des Rroms serbes ont quitté la ville. Environ cinq ou six familles sont restées. Et pour les Rroms de Crimée, c’est tout le contraire. La plupart d’entre eux sont restés. La plupart, dont les ressources le permettaient, partaient. Mais maintenant, je ne suis pas sûr qu’il soit possible de partir même s’il y a un grand désir. Au début, il n’y avait aucun problème pour partir, mais il était impossible de venir ici ou d’apporter des biens ou de l’aide humanitaire. Et maintenant je sais qu’il est même impossible de quitter la ville. Il y a une énorme file d’attente sur le chemin du territoire contrôlé par l’Ukraine, mais seules quelques voitures peuvent passer chaque journée. De manière générale, je peux dire que la guerre et l’occupation de la région de Kherson ont parti- culièrement touché les couches les plus vulnérables de la population rrom. Par exemple, dans l’une des communautés rroms, le principal moyen de gagner sa vie avant la guerre était de travailler dans les champs. Ils allaient au champ et faisaient les récoltes, nettoyé des oignons, etc. Ils pouvaient gagner environ 400 à 500 hryvnias par jour de travail. Et cet argent leur suffisait pour plusieurs jours. Actuellement, ces personnes se retrouvent sans aucun revenu.

De plus, je sais que de nombreux Rroms viennent dans nos villes et dans les villes voisines. Il s’agit principalement de personnes originaires de territoires où des hostilités ont eu lieu et qui se sont retrouvées sans domicile ni biens. La situation de ces personnes est particulièrement difficile. Je suis également au courant de cas de pillage de maisons de Rroms par l’armée russe dans les villages voisins. Ils ont sorti tous les objets de valeur qu’ils ont trouvés : tapis, électroménagers et autres choses. Et dans la cour de l’une des familles, même la porte a été enlevée. Il m’est difficile d’imaginer pourquoi ils en avaient besoin, peut-être pour créer des fortifications. La plupart du temps, ils ont volé dans les maisons de famille qui avaient quitté leur domicile à cause de l’occupation, mais aussi celles qui sont restées. En particulier, leurs voitures ont été prises. L’un des Rroms locaux a même déclaré qu’il s’était préparé à cela, et lorsque les occupants lui ont rendu visite, ils n’ont pas pu prendre sa voiture, car il l’avait mis en panne et elle n’a tout simplement pas démarré. Mais la plupart sont beaucoup moins chanceux. Le même homme m’a dit que de nombreuses personnes ont tout simplement fui leurs villages à pied pour sauver leur vie.

Parlez-moi, s’il vous plaît, de la sécurité. Il y a beaucoup d’informations sur la disparition de personnes dans les médias. Vous sentez-vous menacés ?
En fait, des informations sur les enlèvements de députés, de journalistes et de militants ont commencé à circuler dès le début de l’occupation. Mais c’étaient des gens que je ne connaissais pas personnellement. Cette nouvelle faisait peur, mais comme elle ne nous concernait pas personnellement, elle n’était pas ressentie comme aujourd’hui, quand vous savez que l’armée russe a kidnappé un journaliste que vous connaissez ou un type de la rue d’à côté. Alors maintenant, je comprends mieux la réalité de cette horreur. Et je sens constamment que le danger est quelque part à proximité, et même à la maison, je ne me sens pas en sécurité. Je ressens constamment le risque qu’ils s’en prennent à moi.

Pouvez-vous me dire ce qui est arrivé à ces deux personnes ? Ont-elles réussi à revenir après l’enlèvement ?
Heureusement, tout va bien pour elles maintenant. Elles sont toutes les deux revenues après un moment, mais ce qui leur est arrivé était effrayant à imaginer. Premièrement, ils ont kidnappé un journaliste local. Ils n’ont probablement pas aimé ce qu’il a écrit sur l’occupation et ceux qui collaborent avec les Russes. Ils lui ont tendu un piège et l’ont kidnappé lors d’une réunion. Et un peu plus tard, un Rrom a été enlevé alors qu’il se rendait chez ses amis à vélo. Je l’ai appris sur les réseaux sociaux et pendant plus d’une semaine personne ne savait ce qui leur arrivait à tous les deux et où ils se trouvaient. Mais plus tard, ils sont revenus et ont dit qu’ils avaient d’abord été gardés quelque part à proximité, puis emmenés à Kherson. Ils ont été interrogés sur la présence de militaires ukrainiens parmi leurs connaissances, l’emplacement de dépôts militaires et l’organisation de rassemblements contre l’occupation prétendument rémunérés. Il est intéressant de noter que les Russes ne peuvent toujours pas croire que les gens se sont rendus à des rassemblements de leur plein gré. Ils ont également dit qu’ils avaient été forcés d’effectuer toutes sortes de sales besognes: on leur avait ordonné de creuser des tranchées, de ramasser des cadavres et des membres et d’enterrer les soldats morts ukrainiens et russes. Après cela, le journaliste a réussi à partir et l’autre est toujours en train de se remettre de ce qu’il a vu.

Dites-moi, comment vos amis et connaissances de la Fédération de Russie ont-ils réagi à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine ?
C’est un sujet difficile, mais en général j’ai été très déçu par l’incompréhension et le manque de soutien des Russes et des Rroms russes, bien qu’il y ait eu des exemples de soutien de Rroms russes, mais ils étaient peu nombreux. Dès le début de la guerre, j’ai essayé de couvrir activement les événements sur les réseaux sociaux. Mais, dans la plupart des cas, je n’ai rencontré qu’un déluge de critiques et de querelles sans fin dans les messages privés. Par conséquent, après un certain temps, j’ai complètement cessé de répondre aux messages et coupé la communication avec de nombreuses personnes. À noter que les réactions ont été assez différentes selon les plateformes. J’ai reçu des messages négatifs principalement sur Instagram. Je pense que c’est parce que Facebook est surtout utilisé par des personnes plus éduquées, mais Instagram est généralement plus populaire parmi les Rroms.

Et qu’ont dit vos détracteurs ? Sur quoi exactement n’étaient-ils pas d’accord ?
En fait, c’étaient des messages remplis de propagande russe. Quelqu’un a dit que ce n’était pas une guerre, mais une opération spéciale, d’autres ont dit que la guerre était mauvaise, mais n’ont pas condamné l’invasion de la Fédération de Russie. La plupart d’entre eux ont dit que les Rroms sont une nation neutre et qu’aucun d’entre nous ne connaît toute la vérité, ou m’ont simplement critiqué pour une prétendue propagande nationaliste. Mais parfois, il s’agissait même de menaces directes et d’accusations de fascisme. De plus, un homme m’a proposé de l’argent si je changeais de nationalité et que je travaillais « pour le développement de la population rrom en Russie ». Bien sûr, j’ai immédiatement refusé, mais ce qui m’a le plus surpris, c’est sa réponse : « Qui sait ? Vous pouvez toujours changer d’avis selon les circonstances. »

Je me demande comment cette position sur les Rroms en tant que nation neutre peut être en corrélation avec le souvenir de la participation de nombreux Rroms à la Seconde Guerre mondiale ? Comment l’expliquent-ils ?
Je pense que c’est un double standard banal. Beaucoup n’ont pas aimé quand, par exemple, j’ai partagé une vidéo musicale avec la participation d’un chanteur rrom ou que des jeunes rroms défendent l’Ukraine dans les rangs des forces armées. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Rroms sont allés à la guerre pour défendre leur maison. Il en va de même pour accuser l’Ukraine de nazisme. Oui, nous avons eu des problèmes avec la violence des groupes radicaux, nous ne pouvons pas garder le silence à ce sujet, et de tels cas devraient faire l’objet d’enquêtes adéquates par les forces de l’ordre. Mais ce problème existe aussi en Europe et en Russie même. On connaît les meurtres commis par des skinheads dans la Fédération de Russie et la violence contre les Rroms par la police antiémeute à Plekhanovo [Russie]. En outre, des films xénophobes tels que Burden of the Gypsies et Narkogypsy ont été diffusés à la télévision russe.

Quelle est votre attitude face au nationalisme ukrainien ? Est-ce qu’elle a changé d’une manière ou d’une autre depuis le début de la guerre ?
Oui, ça a changé. Parce que le nationalisme ukrainien d’aujourd’hui est aussi différent de ce qu’il était dans le passé. Il faut se rappeler que le 20e siècle a été une ère de régimes totalitaires, et l’Union soviétique en faisait partie. Les Tatars, les Ukrainiens, les Rroms et de nombreux autres peuples ont souffert pendant l’ère soviétique. Notamment en raison de la répression et des nombreuses déportations vers la Sibérie. Par conséquent, je pense qu’à l’avenir, nous devons nous coordonner d’une manière ou d’une autre avec les mouvements nationalistes, trouver un langage commun et des points de contact. En tout cas, quelle que soit notre origine ethnique, nous sommes tous Ukrainiens, car nous vivons dans le même pays. Et par conséquent, nous devons construire notre pays avec des efforts conjoints.

Comment voyez-vous l’avenir ? Avez-vous des projets pour le futur proche ?
Avant la guerre, j’avais de nombreux plans pour le développement de la communauté rrom locale, mais tous mes plans ont été perturbés par la guerre. Par conséquent, il est très difficile de planifier quoi que ce soit maintenant. Beaucoup de gens sont partis, et je ne sais pas qui reviendra et qui ne reviendra pas. Et je ne veux pas quitter mon pays. Je veux travailler sur des problèmes qui sont importants pour la société. J’espère donc que la région de Kherson sera libérée. Et même si c’est plutôt calme ici ces derniers temps, ce silence me fait plutôt peur. Et quand j’entends les bruits des tirs, je comprends que la ZSU [Forces armées de l’Ukraine], les nôtres, est quelque part à proximité.

Comment la guerre a-t-elle changé votre vie ?
J’ai appris à apprécier ce que j’ai. Par exemple, le fait que je pouvais aller chez mes frères et rentrer à minuit. Ce n’était alors rien de spécial. Maintenant, le couvre-feu commence à 18 heures et je n’ai nulle part où aller, car la plupart des membres de ma famille sont partis.

Roman Zimenko
Roman Zimenko, chercheur et militant ukrainien des droits humains.

[1] Pour des raisons de sécurité, nous avons changé le nom de notre interlocuteur et supprimé ce qui pourrait conduire à son identité ou à sa localisation.
16 juin 2022
Traduction Patrick Le Tréhondat

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Entretien avec Victor Chovka : « Il y a un fort engagement de la communauté Rrom contre l’agression russe »

Viktor Chovka est le fondateur et l’animateur du site RomaUA [https://romaua.org.ua]. Après des études universitaires, il travaille en 2013 comme journaliste et anime une émission consacrée aux Rroms sur la chaîne de télévision publique Tusa-1. En 2018, il présente une émission de télévision rom sur une chaîne locale 21. Depuis 2008, il a participé à diverses formations, écoles, séminaires pour les Rroms soutenus et organisés par la Fondation internationale Renaissance, l’OSCE, le Conseil de l’Europe, etc. Il est l’auteur de nombreux articles sur les Rroms notamment « L’éducation des enfants rroms en Europe » et « Les Rroms slovaques en Ukraine ». . En 2020, il crée le site RomaUA [https://romaua.org.ua]. Il a bien voulu répondre à nos questions.

Tout d’abord, parlons de ta situation actuelle. Peux-tu nous dire où tu vis actuellement et comment toi et la communauté rrom font face à la guerre ?
Avant le début de la guerre, à savoir le 23 février, pour des raisons familiales, je suis allé à l’étranger dans l’un des pays européens, prévoyant d’y rester sept jours. Cependant, dès le lendemain, le 24 février, la guerre a commencé. Ce fut un grand choc pour nous tous, pour ma famille. Ma femme et ma fille étaient à Uzhhorod. Je me suis arrêté pour un séjour temporaire dans la ville de Košice, République slovaque. Ma famille s’y est installée en mars. Mais notre maison nous manquait vraiment, nos parents étaient à Uzhhorod, alors nous sommes rentrés chez nous en avril. Uzhhorod est le centre régional le plus important d’Ukraine, et la région de Transcarpathie est toujours considérée comme la région la plus sûre. À ce jour, un seul missile a frappé la Transcarpathie (près de la ville de Volovets). Cette situation a conduit un grand nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays, à migrer vers notre ville et notre région. Une grande partie d’entre eux sont des familles rroms des régions du nord-est et de l’est de l’Ukraine. Jusqu’à 1000 personnes vivent à Uzhgorod (principalement venant des villes de Kharkiv, Lozova, Merefi, Mykolayiv et de l’oblast de Donetsk – Slovyansk, Kramatorsk, Zaporizhzhya, Kryvyy Rih et d’autres villes). Cependant, parfois, 2 à 3 fois par jour à Uzhgorod, il y a des alarmes de raid aérien, qui sont très perturbantes, surtout pour les enfants. Nous ressentons constamment une pression et la crainte pour notre sécurité, même si nous comprenons que la guerre est malgré tout loin de nous par rapport à d’autres régions. En outre, de nombreux Rroms servent désormais dans les forces armées ukrainiennes. Nous connaissons deux ou trois douzaines de Rroms rien qu’à Uzhgorod qui aujourd’hui combattent.

Peux-tu nous dire quelques mots sur la situation de la communauté rrom d’Ukraine ? Son importance.
Aujourd’hui, la minorité nationale rrom est la plus discriminées en Europe, et en Ukraine elle est la moins protégée et la plus défavorisée parmi les autres minorités nationales présentes. Selon le dernier recensement officiel effectué il y a plus de 2  ans, l’Ukraine comptait 47 587 Rroms, dont 14 000 en Transcarpathie. Aujourd’hui, des enquêtes font état de près de 300 000 à 400 000 personnes, selon différentes estimations. Bien sûr, dans des conditions de guerre et de grande migration, le nombre exact de Rroms restés en Ukraine est très difficile à estimer.

Avant le début de la guerre, c’est-à-dire au début de 2022, selon les ONG rroms, près de 100 000 Rroms vivaient sur le territoire de la Transcarpathie. Si nous examinons les données officielles des médecins, des éducateurs et de la police, ils estiment à 76 400 le nombre de Rroms, mais ces statistiques ne sont pas exactes, car de nombreux Rroms n’ont pas de passeport, ce qui rend difficile le calcul du nombre exact.

Les représentants de la minorité nationale rrom en Ukraine sont souvent confrontés à un certain nombre de problèmes similaires. Il s’agit notamment de l’absence de documents attestant de la citoyenneté ukrainienne ou du statut spécial d’une personne, ainsi que de documents attestant d’autres faits juridiques (enregistrement à l’état civil, droit de propriété, enregistrement du lieu de résidence, etc.). Il y a aussi les problèmes en matière d’éducation, d’emploi, de soins de santé et d’accès aux services sociaux. De même, il faut souligner le faible niveau de connaissance juridique des membres de la minorité nationale rrom et leur accès limité à l’assistance juridique, notamment gratuite, en raison de leur méconnaissance de leurs droits et surtout du manque de confiance dans les autorités.

Nous avons vu à RomaUA qu’il y avait un fort mouvement de solidarité et d’engagement contre l’agression russe dans la communauté rrom, en particulier une forte implication dans les forces armées.
Nous avons également noté l’engagement des femmes rroms.

Le site de RomaUA est vraiment remarquable. Tous les jours, vous publiez notamment des témoignages, souvent très émouvants, de Rroms sur la guerre. Peux-tu nous en dire plus sur le fonctionnement et l’histoire du site ? Comment travaillez-vous ?
L’idée de créer notre propre source d’information, qui rendrait compte de la vie des Rroms en Ukraine et dans le monde, est née il y a quatre ou cinq ans. Notre équipe était déjà active à la télévision et à la radio, avec notamment la production de programmes télévisés pour et sur les Rroms d’Uzhgorod, tels que Романо джівіпен (La vie des Roms) et Романо Лав (La parole des Rroms).

Nous n’avions aucune expérience pour pouvoir créer notre propre agence d’information et d’analyse, que nous avons décidé d’appeler RomaUA. Nous nous sommes appuyés sur des sites similaires, qui fonctionnent déjà avec succès dans des pays européens (Slovaquie, République tchèque, Hongrie, Suède, Bulgarie, etc.). Ces médias rroms sont largement plus développés que le nôtre. Nous avons une petite équipe : moi-même (rédacteur en chef), Petro Gabrin (administrateur) et Sergiy Kostiv (support technique).

En fait, le site lui-même et son contenu lors du premier semestre après sa création ont été financés par des fonds personnels. Ensuite, nous avons reçu un soutien du Fonds international Renaissance de Kyiv.

Grâce à cela, nous avons créé notre propre réseau de contributeurs et de correspondants dans toute l’Ukraine que nous avons appelé EqualNet. Il se compose principalement de jeunes Rroms instruits et de militants pro-rroms.

Le site web de RomaUA est désormais presque entièrement consacré à une couverture approfondie de l’agression russe contre l’Ukraine et de la situation des Rroms face à cette attaque. Nous nous concentrons sur les problèmes des Rroms qui migrent en raison de la guerre; les difficultés rencontrées par les familles rroms; les réflexions de Rroms témoins oculaires de crimes de guerre ; le soutien international aux communautés rroms en Ukraine et la situation des Rroms à l’étranger. Le premier mois de guerre, tout le monde était en état de choc et de dépression Il a donc été difficile d’assurer une bonne coordination de l’équipe du site. Aujourd’hui, nous nous sommes adaptés aux nouvelles réalités et travaillons sous différentes formes. Nous recevons des articles, des rapports, y compris des reportages vidéo. Nous enregistrons nos propres reportages avec nos téléphones. Nous accordons également une grande attention aux migrants rroms, dont le destin les a conduits dans notre région, la Transcarpathie.

La communauté rrom d’Ukraine participe activement à la défense de notre pays. Un grand nombre d’hommes rroms ont rejoint l’armée et sont devenus volontaires. Nous essayons d’en parler, même si nous nous rendons compte qu’ils ne sont pas toujours prêts à parler de leur expérience militaire. En outre, les femmes rroms qui ont la possibilité de voyager à l’étranger, notamment les militantes de la société civile rrom, participent activement à des activités de bénévolat et d’information à l’étranger.

26 juillet 2022
Propos recueillis par Patrick Le Tréhondat

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RomaUA, un site rrom

Nous sommes une équipe de personnes partageant les mêmes idées qui animons ce site d’information pour une couverture objective et complète de la vie des communautés rroms en Ukraine, promouvant une attitude tolérante envers les représentants des minorités nationales, avec l’objectif de réduire la méfiance à leur égard et le « discours de haine » dans les médias.
Tous les articles, en dehors du dernier, publiés dans notre dossier ainsi que les photos proviennent du site RomaUA

Pour tout contact : romaua.agency@gmail.com

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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