Ukraine : De la « non-pertinence » de la presser de négocier…

François Ruffin, reprend à son compte, dans le billet qu’il vient de publier sur Mediapart, à propos de la guerre en Ukraine, la petite musique qui court actuellement sur la nécessité de tout faire pour « œuvrer à la désescalade. Pour parvenir à la paix ». Pour cela, il s’appuie, entre autres, sur la volonté affirmée des pays du Sud que s’ouvrent des négociations entre l’Ukraine et la Russie, avec l’implication de divers gouvernements, en particulier latino-américains. Tout cela dans l’intérêt des peuples du monde qui souffrent, c’est indiscutable, des conséquences, essentiellement économiques et sociales de cette guerre. Dans cet argumentaire plusieurs éléments me semblent plus que discutables, voire inacceptables, confirmant le malaise de l’auteur à aborder un sujet qu’il craint de ne pas bien maîtriser comme il l’énonce dès le début de son billet : « Je m’aventure en géopolitique avec prudence. » « Néanmoins » poursuit-il, franchissant imprudemment le pas sans mesurer qu’il reproduit au moins deux impasses des partisans de négociations en l’état qu’il cite et dont il reprend à son compte les arguments.

La première impasse tient à la légèreté avec laquelle est affirmée par François Ruffin qu’avec la victoire de Kherson, « maintenant que cette aide militaire, en appui à la volonté d’un peuple, a permis d’arrêter l’armée russe », comme l’a dit le général américain Mark Milley, rien moins que le chef d’État-Major des armées des États-Unis, s’ouvrirait « une fenêtre d’opportunité pour la négociation ». Or, si l’on fait un minimum de géopolitique appliquée à la réalité d’une guerre aussi terrible que celle qui a cours sur le territoire ukrainien, il n’est, pour commencer, nullement acquis (euphémisme, en fait litote !) que « l’armée russe aurait été arrêtée », que sa défaite serait, sinon définitive, au moins en voie de l’être (par une démarche de négociations reposant, plus ou moins implicitement dit, sur des « compromis » entre les deux parties), et qu’un retournement du rapport de force en sa faveur serait totalement exclu. Il suffit pourtant de regarder de près la nature et l’intensité des combats qui continuent d’avoir lieu pour comprendre que tenir de tels propos, typiquement et désastreusement iréniques, est non seulement une erreur d’appréciation du réel mais factuellement faux, tare structurelle de l’irénisme, et surtout impliquerait, s’ils étaient suivis d’effets, une faute politique et militaire pouvant mettre à mal les acquis obtenus, à quel prix, par la résistance ukrainienne ! Ouvrir des négociations sans avoir obtenu un niveau supérieur à celui qu’il est aujourd’hui de désorganisation de la structure militaire d’invasion en profitant de « la fenêtre d’opportunité » que représente précisément l’exploit de la mise sur le reculoir en cours de l’armée d’invasion est un problème majeur. Ce refus d’accentuer l‘opportunité de renforcer plus encore la débâcle russe en cours, m’apparaît en fait irresponsable au vu du coût humain et social de l’effort qui a permis le résultat obtenu à ce jour. Irresponsable car l’idée de négociation est quasi irrémédiablement corrélée à celle de cessez-le-feu (croit-on sérieusement que la Russie accepterait de s’y engager si l’Ukraine poursuivait son avancée militaire ?) par où le bénéficiaire de l’opportunité serait Poutine car elle lui donnerait un gain de temps précieux pour réorganiser ses forces militaires avec l’objectif de reprendre une offensive, pas nécessairement d’ailleurs seulement pour reprendre l’initiative sur le front est et sud-est où il est bousculé, mais aussi, par exemple, pour ouvrir un autre front à la frontière biélorusse si proche de Kyïv : la maxime connue « qui n’avance pas recule » se vérifierait dans la réalité. 

Des négociations, en ce moment, hypothèqueraient… hypothèqueraient quoi exactement ? Très clairement la sécurisation sur le temps du territoire ukrainien, et donc de sa population, que l’offensive militaire ukrainienne est en train d’obtenir. Sécurisation que seule une lourde défaite militaire de l’envahisseur pourrait, accompagnée de mesures dissuasives d’un retour de flamme militariste impérialiste russe, pourrait rendre exponentiellement contraignante ! Cette lourde défaite n’est pas acquise : la série des défaites en cours ne sont pas la défaite stratégique qui, reposant sur un rapport de force radical, est la condition sine qua non pour que des négociations arrivent à leur heure : celle où l’envahisseur entérine qu’il a perdu la guerre criminelle qu’il a engagée contre l’Ukraine, contre le peuple ukrainien.

L’autre impasse, très liée à la précédente, laquelle est la fondamentale, qui caractérise ce que défend François Ruffin, c’est celle de la naïveté… désarmante qui est au coeur de sa proposition de négociations, là, maintenant, avec, pour l’Ukraine, certes un rapport de force militaire et politique important mais, si l’on veut être sérieux, totalement insuffisant pour les raisons que je viens d’exposer : naïveté oublieuse de la frivolité hypocrite-cynique avec laquelle Vladimir Poutine n’a cessé de mentir depuis au moins le début de cette guerre, sans parler de certaines promesses faites lors de son intervention militaire en Syrie et j’en passe ! La naïveté politique à laquelle nous invite François Ruffin est dans la droite ligne de celle dont a fait preuve cet Occident loufoquement satanisé par les poutinistes (et auquel, au demeurant et sérieusement là aussi, nous ne devons accorder aucun crédit angélique d’être guidé par un altruisme humaniste) tant son laisser-faire fut patent lors de l’intervention russe, comme dit précédemment, en Syrie mais aussi en Géorgie ou, faut-il le rappeler, dans le Donbass, cap sur Odessa, la Transnistrie et la Moldavie sans oublier l’annexion de la Crimée ! Cette absence de crédibilité de la parole de Poutine (mais cela vaudrait pour ses éventuels successeurs, irréductiblement poutinistes dans « l’âme », si, comme la rumeur court, il venait à être renversé) est, en fait, la marque de fabrique non seulement de ce ou de ces tristes et mortifères personnages, mais plus essentiellement celle d’un système (sous)impérialiste capitaliste-(ultra)libéral, néofasciste, mafieux, en quête, comme revanche de la désintégration de l’impérialisme bureaucratique stalinien des années 90, de se développer aux dépens de ce qu’il considère sa chasse gardée : les anciens territoires du pacte de Varsovie, avec l’Ukraine en pôle position. Et plus si… opportunité ! 

Il est évident que refuser l’irénisme ruffien et les hypothèques que, un comble, il impliquerait pour l’obtention d’une paix durable dans l’est européen, maintiendrait le coût qui, comme l’égrène notre auteur, pèse sur les populations du monde entier. Mais, si, comme je le défends ici, il est totalement illusoire et erroné de croire que l’heure des négociations ait sonné sur le champ de bataille russo-ukrainien, on doit tirer comme conséquence que prétendre que lesdites négociations permettraient d’aller vers la réduction de ce coût économique et social est tout aussi illusoire et même est contre-productif. Seule, à l’inverse de ce à quoi nous sommes invités par François Ruffin et ceux qui sont sur les mêmes positions, une démarche de facilitation, avec une augmentation des moyens en armement et en fournitures humanitaires à la hauteur des enjeux, de l’appui à la poursuite de la mobilisation militaire et politique des Ukrainien.ne.s – si, évidemment, comme on le comprend, c’est leur choix – peut accélérer la défaite finale de la Russie et la disparition la plus rapide possible des effets délétères que cette guerre poutinienne génère sur les populations du monde. Toute tentative, en suggérant qu’un supposé jusqu’au boutisme ukrainien serait attentatoire aux intérêts des autres peuples, de biaiser sur la nécessité d’en passer par là pour arriver à une paix digne de ce nom ne peut que faire durer cette guerre ou, en cas de cessez-le-feu ou même de paix au rabais, favoriser un retour à plus ou moins long terme de la guerre et ses effets négatifs dans la monde. C’est une leçon que nous a léguée l’épisode tragique des années 30-40 du siècle dernier et que nous devrions avoir en tête !

Quant au risque nucléaire, y compris tactique, comprend-on implicitement, brandi par François Ruffin, qu’une volonté ukrainienne de ne pas en passer par des négociations maintenant et de poursuivre son offensive militaire, y compris jusqu’à la récupération de la Crimée, nombre de géo-stratèges, pas spécialement les va-t-en-guerre, estiment qu’il est hautement surestimé et fortement improbable, en tenant compte, 1/ du côté russe, lui-même, des probables blocages dans la chaîne de commandement qui pourraient avoir lieu pour la mise en oeuvre de cette arme et 2/ des avertissements, qui pourraient être suivis d’effets, d’une Chine, ayant accru son poids sur la Russie par l’affaiblissement de celle-ci généré par cette guerre, pour qu’elle ne commette pas cette folie.

J’ajouterais pour finir que, et François Ruffin, sans surprise au vu de la logique qu’il défend, l’oublie, une mobilisation internationale des peuples, aujourd’hui dramatiquement absente, contre cette guerre serait un facteur décisif en faveur d’un retour relativement rapide à la paix pour autant qu’elle se solidarise avec le peuple ukrainien en lutte, avec la gauche ukrainienne impliquée dans la résistance tout en soutenant les luttes sociales anticapitalistes, anti-oligarchiques, avec également les oppositions russes antiguerre que le poutinisme s’acharne à museler et à détruire. Mais c’est là que le bât blesse : une bonne, une grande partie de celle qui historiquement aurait dû être à l’initiative de cette initiative internationaliste, la gauche, est aux abonnés absents par alignement pour partie cynique, pour partie hypocrite, sur l’Etat russe ou, comme c’est le cas de François Ruffin, par adhésion à un pacifisme qui, relevant de la logique du couteau sans lame envers un Etat agresseur, prend le risque de renforcer celui-ci aux dépens de l’agressé. Et cela en se plaçant sur la logique internationale des Etats et non, stricto sensu, celle des peuples !  

Antoine (Montpellier)

https://blogs.mediapart.fr/antoine-montpellier/blog/141122/ukraine-de-la-non-pertinence-de-la-presser-de-negocier

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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