Palestine/Israël – Sept réalités

Les réalités du conflit entre Israël et le Hamas sont déconcertantes et ne s’inscrivent pas dans un ensemble bien défini, pas plus qu’elles ne se prêtent facilement à des slogans hérités ou à des formules morales. Il est difficile de faire face aux réalités actuelles. De nombreuses incertitudes entourent ce qui s’est passé et ce qui se passe encore. La certitude morale est attrayante lorsque la réalité est incertaine. Elle remplace le travail plus difficile qui consiste à essayer de comprendre ce qui s’est passé et où nous en sommes. La certitude morale est également attrayante parce qu’elle ressemble à un guide d’action. Rien ne semble plus concentrer l’esprit et nous inciter à agir que la violence elle-même. Lorsqu’il y a du sang dans l’air, le choix d’un camp a beaucoup plus de poids et d’importance.

Réalité 1. Il n’y a pas de camp politique qui vaille la peine d’être choisi.

Ce qui m’amène à la première et inconfortable réalité : il n’y a pas de côté qui vaille la peine d’être choisi – c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’organisation émancipatrice qui soit pourvue d’une force et d’une autorité, que ce soit en Palestine ou en Israël, derrière laquelle nous puissions nous ranger. Le Hamas et l’État d’Israël sont l’un comme l’autre des impasses politiques. Le Hamas propose une guerre de religion et une militarisation vide de sens. Et de son côté, Israël propose la une version semi-laïque de la même chose.

Ni l’un ni l’autre n’est intéressé à la résolution de la question politique : comment les Palestiniens et les Juifs-Israéliens pourraient vivre sur un pied d’égalité sur ce territoire.

Tous deux n’offrent qu’une violence inutile, non pas que la violence soit en elle-même inutile, mais parce que ce sont leurs projets politiques qui n’ont aucun sens. La principale différence réside dans la capacité d’Israël à exercer une violence largement disproportionnée.

L’absence d’une force populaire organisée ayant une prétention crédible à émanciper qui que ce soit n’est pas propre à la Palestine/Israël. Il s’agit d’un phénomène généralisé à notre époque d’incapacité politique. La violence en cours en Israël met en évidence cette impasse générale.

Nous devons comprendre la nature de l’ordre politique qui engendre autant de violence inutile. L’indignation morale face à la violence inutile est naturelle et juste. Mais il me semble que la tâche la plus urgente est celle de la clarté politique, et non celle de la morale. Ce qui découle du fait que nous ne contrôlons pas la situation et que nous ne sommes même pas modestement organisés pour exercer du pouvoir. Ni en Palestine ni en Israël. Ni aux États-Unis, où la politique étrangère échappe très largement au contrôle populaire. Ce sont ces éléments qui forment le cadre des autres réalités auxquelles nous sommes confrontés.

Réalité 2 : Il est insensé d’attendre des Palestiniens qu’ils ne résistent pas, mais il n’existe aucune force qui représentent leurs intérêts

Israël contrôle l’eau, le commerce, l’électricité, les communications et les déplacements à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza et de la Cisjordanie. Israël contrôle l’espace aérien et maritime palestinien et assure le blocus de Gaza depuis plus de dix ans. Israël dispose d’avions et de chars, de bombes de 500 livres et du soutien de l’appareil militaire américain. Grâce à son écrasante supériorité militaire, Israël peut massacrer 30 000 personnes, en déplacer des millions d’autres, provoquer une famine massive et détruire des villes entières. Gaza est une prison à ciel ouvert, la Cisjordanie un archipel éclaté entouré de colonies et d’installations militaires.

Les Palestiniens d’Israël sont des citoyens de seconde zone dans un État dont l’engagement prioritaire est la sécurité de sa population juive et le maintien de sa majorité politique.

Les Palestiniens ont le droit de résister à cette domination. Ils auraient même le droit de recourir à la violence pour obtenir leur autodétermination, si la violence était nécessaire à cette fin. Mais les tueries aveugles du Hamas ne sont pas une voie vers la libération palestinienne. Le Hamas est une organisation antisémite qui déclare régulièrement vouloir se débarrasser des Juifs et qui rejette la légitimité des revendications israélo-juives sur cette terre[1]. Le Hamas n’a pas expliqué en quoi le fait de prendre des civils pour cible, en particulier lors des horribles massacres du 7 octobre, pouvait faire avancer la cause palestinienne. Quant aux représailles disproportionnées, elles étaient prévisibles – et peut-être même attendues par le Hamas ou certaines de ses composantes.

D’une certaine manière, le choix du Hamas de prendre des civils pour cible reflète davantage une dégénérescence de la lutte pour la libération de la Palestine qu’un objectif allant dans ce sens. L’orientation du Hamas est moins une lutte anticoloniale que le résultat de la défaite de ces luttes de libération, telles qu’elles ont existé que ce soit sous des formes de gauche ou de celle du nationalisme arabe. Le Hamas peut prétendre représenter les Palestiniens à la lumière de la destruction, de la répression et de la cooptation systématiques par Israël des précédents mouvements de libération. Netanyahou avait effectivement jugé utile de soutenir le Hamas contre l’OLP et l‘autorité palestinienne et avait ouvertement annoncé que ce soutien était un moyen de diviser les Palestiniens.

Toutefois, les gouvernements israéliens successifs ont voulu détruire l’indépendance politique de toutes les autres organisations palestiniennes, en intégrant avec succès le Fatah comme une sorte d’extension corrompue de l’appareil de sécurité israélien. Il n’est alors plus resté que le Hamas.

Le monde de l’après-Oslo n’a fait qu’intensifier la perception que le Hamas était la dernière organisation capable de se présenter comme palestinienne et indépendante. Les gouvernements israéliens de l’après-Oslo ont tenté d’ajourner par la force toute considération de la question palestinienne. Ils ont promis à la population juive d’Israël qu’elle

jouirait d’une sécurité absolue en créant une insécurité absolue pour les Palestiniens, en particulier ceux des territoires occupés. La tension interne en Israël entre un État qui prétend être libéral et démocratique mais qui existe fondamentalement pour la protection d’un groupe ethnique [2] s’est aiguisée au cours des deux dernières décennies, en particulier après les élections palestiniennes de 2006 et le blocus de Gaza. Le Hamas renvoie aux Israéliens la politique de leur propre gouvernement : un conflit ethnique maintenu par la force plutôt que résolu par la politique.

Ces développements ont donné naissance à un Hamas qui peut prétendre représenter les Palestiniens parce qu’il est le seul groupe politiquement significatif qui s’oppose encore à la domination israélienne.

Malgré cela, le Hamas n’a jamais obtenu le soutien explicite de la majorité des Palestiniens. Lors des dernières élections quasi démocratiques pour les Palestiniens, en 2006, la popularité du Hamas reposait autant sur sa campagne anticorruption dirigée contre le Fatah que sur toute autre chose. La politique israélienne qui a suivi a poussé certains Palestiniens de Gaza à soutenir le Hamas, ce dont celui-ci peut se revendiquer. Il a pu ainsi poursuivre son orientation militariste au nom de la libération de la Palestine ; dans une certaine mesure nombre de Palestiniens le soutiennent parce qu’entre deux maux, il s’agit du moindre – comme le font les êtres humains acculés au pied du mur.

Le Hamas sait qu’il peut exploiter ce soutien contraint. En fait, il semble que le soutien du Hamas était en baisse dans la période précédant les attaques, ce qui pourrait très bien constituer une des causes des attaques.

Le Hamas a donné peu de justifications stratégiques pour les violences du 7 octobre, la plupart d’entre elles ayant été formulé a posteriori, en partie parce qu’il ne rencontrait guère de concurrence politique à Gaza. C’est ainsi que l’on se comporte si l’on n’a pas à faire beaucoup d’efforts pour se justifier auprès de la population au nom de laquelle on agit ou dont on peut obtenir la coopération par la violence. C’est le comportement d’un mouvement qui n’a pas de comptes à rendre, qui est en déclin et qui n’est pas émancipateur.

Réalité 3. Le Hamas est une impasse, mais ce n’est pas la fin de l’histoire de la violence. Les Palestiniens sont contraints à recourir à la violence

On entend dire que les Palestiniens devraient résister de manière non violente. Pourtant, lorsqu’ils tentent cette voie, ils sont condamnés ou réprimés. Le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanction a été largement dénoncé comme illégitime. La Marche du retour de 2019 a été accueillie avec violence par les Israéliens,ce qui n’a guère attiré l’attention. C’est un fait embarrassant que presque personne ne

prête attention aux Palestiniens lorsqu’ils ne recourent pas à la violence. Cela crée la dynamique suivante : lorsqu’ils sont pacifiques et non violents, on peut les ignorer en toute sécurité et les laisser souffrir de leur extrême oppression ; et lorsque certains recourent à la violence, ils sont considérés comme ayant autorisé leur propre destruction.

D’un certain point de vue, cela confère un caractère amer et répétitif à la violence de groupes tels que le Hamas. Mais comme nous l’avons vu, elle n’est pas totalement inutile. Au moins certains de ces actes de violence ont un effet politique. Ils ouvrent une toute petite parcelle de liberté momentanée. Dans le cas le plus récent, le plus horriblement violent depuis des décennies, les Gazaouïs ont non seulement brisé les barrières pour s’échapper de leur lieu d’enfermement, mais dans certains cas, ils ont pu atteindre des maisons dont leurs grands-parents avaient encore les clés. Cela peut sembler moralement et politiquement insignifiant compte tenu du massacre qui a suivi. Mais lorsqu’on enferme indéfiniment des gens dans une prison à ciel ouvert, une évasion momentanée prend des allures de liberté. Cette « abolition des barrières » a été une caractéristique essentielle du 7 octobre qui a été, à juste titre, éclipsée par les sinistres massacres qui ont suivi. Si on se souvient qu’environ la moitié de la population de Gaza a vécu toute sa vie sous un blocus qui l’a enfermée, on comprend que certains puissent préférer un acte horrible, dramatique et autodestructeur à la mort lente et à l’emprisonnement à long terme auxquels ils sont actuellement confrontés.

Ensuite, les violences ont provoqué une crise politique – à la fois en Israël et pour Israël – que les Palestiniens n’auraient pas pu déclencher autrement. D’une part, le déchainement de violence punitive de a part d’Israêl ne peut que saper la légitimité à long terme des accords diplomatiques qui étaient en cours. Il est frappant de noter qu’Israël a en quelque sorte perdu sa position morale alors que le pays a subi la pire attaque terroriste, laquelle a causé le plus grand nombre de victimes civiles depuis 1948. La crise rampante de légitimité n’est pas seulement le résultat de la violence sauvagement disproportionnée que le gouvernement israélien a déclenchée. L’attaque du 7 octobre et la réaction qui a suivi ont également contraint le monde à affronter la réalité de l’occupation et la nature des gouvernements israéliens actuels et précédents. L’ensemble de ces éléments a sapé le sentiment qu’il

existait une logique stratégique convaincante derrière la réponse du gouvernement, faisant paraître la violence officielle aussi insensée que l’attaque initiale du Hamas.

En outre, le choc des attaques du 7 octobre a révélé à la population israélienne le mensonge des accords de sécurité post-Oslo. Le basculement des négociations de l’ère d’Oslo à l’intensification de l’occupation, de l’annexion et du blocus de l’après-Oslo devait permettre aux Israéliens-Juifs de ne plus penser aux Palestiniens. Cette promesse n’est plus crédible. Rien de ce que les Palestiniens ont essayé n’a réussi à provoquer une telle délégitimation des accords actuels.

Ce qui est choquant et dérangeant semble donc être que seul un acte de violence extrême, suivi d’une réponse plus violente de plusieurs ordres de grandeur, pouvait briser le statu quo.

Pour être clair, rien de tout cela n’est une défense ou une critique de la violence, qu’elle soit le fait du Hamas ou d’Israël. Il s’agit simplement d’un fait politique inquiétant : la violence a réussi à modifier la politique sur le terrain d’une manière qu’aucune autre voie, non violente ou institutionnelle, n’a pu faire.

Ceux qui veulent une condamnation sans équivoque de la violence doivent expliquer pourquoi seule la violence semble avoir eu ce type d’effet.

Réalité 4. Le Hamas est de moins en moins l’expression de réalités géopolitiques plus larges

Les diverses tentatives de comprendre le Hamas comme une extension de l’Iran ou d’autres forces régionales ne comprennent pas à quel point le Hamas, et plus généralement les Palestiniens, sont isolés sur le plan géopolitique.

La normalisation progressive des relations d’Israël avec les pays arabes environnants a été conditionnée par le rejet ou le contournement de la question palestinienne. Ceci est particulièrement vrai pour l’Arabie saou-

dite et l’Iran. Le rapprochement entre l’Arabie saoudite et Israël revêt une importance majeure à cet égard, de même que l’évolution des relations avec les États du Golfe. L’assouplissement des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran sous l’égide de la Chine est tout aussi important. Ces changements diplomatiques vont de pair avec le développement de nouveaux liens économiques. Cette normalisation implique que ces pays ne se contentent pas d’ignorer la question palestinienne, mais qu’ils affaiblissent leurs liens avec le Hamas. Bien avant les événements récents, l’Iran avait tendance à tenir le Hamas à distance et parfois à le considérer comme peu fiable.

Selon les informations dont nous disposons, rien ne prouve que l’opération militaire du Hamas soit le résultat de tentatives iraniennes de saboter les relations israélo-saoudiennes. Il se pourrait même que ce soit l’inverse, le Hamas ayant tenté de saper toute nouvelle initiative diplomatique américano-iranienne. Quoi qu’il en soit, il s’agit très probablement de l’expression d’un isolement mondial accru des Palestiniens. Les puissances régionales semblent avoir essentiellement acheté ce qu’Israël vendait, à savoir que les Palestiniens avaient été pacifiés, et qu’ils pouvaient donc être ignorés. C’est ainsi que les puissances régionales ont fait preuve d’une étonnante retenue face à la manière extrêmement provocatrice dont Israël mène sa guerre, sans oublier le bombardement de capitales régionales telles que Beyrouth et Damas.

On pourrait même dire qu’il y avait un secret de polichinelle dans la région. Les Israéliens s’employaient à pacifier les Palestiniens, afin que les puissances autocratiques puissent poursuivre leurs objectifs géostratégiques sans mécontenter leurs propres populations. Après tout, les despotismes régionaux, de l’Iran à l’Arabie saoudite, cultivent l’antisémitisme en général et l’antisionisme en particulier pour obtenir un certain soutien populaire en l’absence d’une véritable légitimité démocratique. Ils dirigent l’attention de leur opinion publique vers Israël, afin de donner l’impression qu’ils représentent les intérêts populaires, tout en évitant de se doter d’une véritable autorité démocratique au niveau national. La neutralisation de la question palestinienne leur est donc également utile.

La capacité des puissances régionales à neutraliser ou à limiter les manifestations populaires contre Israël témoigne de l’intensité de l’isolement régional des Palestiniens.

Ces régimes préféreraient poursuivre leurs objectifs géopolitiques, même s’ils doivent pour cela rester les bras croisés pendant qu’Israël procède au nettoyage ethnique de Gaza.

Réalité 5. La violence actuelle est une intensification de la relation dominante d’Israël avec les Palestiniens

Après Oslo, les gouvernements israéliens successifs ont abandonné tout effort sérieux pour résoudre politiquement la question palestinienne. Ils ont préféré la force. Au lieu de s’attaquer à la question de savoir comment

les Palestiniens pourraient vivre sur la terre en tant qu’égaux, ces gouvernements ont décidé de fournir aux Juifs israéliens une garantie de sécurité par la force.

Cette situation n’était pas stable. La seule véritable base de la sécurité était et reste inéluctablement politique, car seule une résolution politique donne à chacun une raison de suivre les règles. Un règlement politique, qui implique une reconnaissance mutuelle institutionnalisée des revendications de chacun, est la seule base pour le développement de

la confiance, qui à son tour est la base d’une véritable sécurité.

Au lieu de cela, l’approche post-Oslo a fait de l’État israélien quelque chose qui ressemble plus à un racket de protection ethnique qu’à un État qui s’engage, même formellement, à respecter l’égalité des droits

des personnes soumises à son autorité. Au moment où le blocus de Gaza, la militarisation de la Cisjordanie et la précarité juridique croissante des Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne atteignaient leur paroxysme, il était devenu évident que toute solution à deux États appartenait au passé. La réussite de la destruction des aspirations nationales des Palestiniens, ainsi que la stratégie israélienne post-Oslo de cordon sanitaire sur plusieurs fronts ont effectivement intégré les Palestiniens dans l’État – l’État unique – par la force. Plus l’État israélien étend sa domination sur les Palestiniens, plus il doit prétendre qu’il n’est pas responsable d’eux. La tentative du gouvernement Netanyahou de présenter sa violence comme une guerre contre des envahisseurs étrangers est un effort radical pour maintenir la mascarade des deux nations, même si l’illusion s’effondre sous le poids des chars et des munitions guidées.

La seule façon d’ignorer en toute sécurité une population dont on ne veut même pas entendre les revendications – au sens où elles ont été entendues dans le cadre du processus de paix d’Oslo – est de l’éliminer.

La force n’est une solution au problème de la sécurité que dans ce sens et seulement si l’on est prêt à aller jusqu’au bout. Même si, jusqu’à présent Israël n’a pas montré sa volonté de procéder au nettoyage ethnique de l’ensemble de sa population palestinienne, il semble de plus en plus que le gouvernement israélien soit en train de faire ce choix

horrible à Gaza. Bien que le gouvernement Netanyahou ait tenté de rejeter la responsabilité de ses actions sur le Hamas, c’est Israël qui, du fait de sa puissance, est le maître du jeu. Ce gouvernement est responsable de ses décisions.

Réalité 6. Le Hamas n’est pas une organisation de lutte anticoloniale pour la liberté, et il n’y a rien à célébrer

Face aux atrocités récentes – et moins récentes –, certains à gauche ont encensé les attaques du Hamas et l’ont décrit comme un mouvement anticolonial. D’autres ont trouvé à juste titre que ces éloges étaient troublants.

Mais le véritable problème est que cette appréciation n’est qu’illusion. Cette célébration n’est que la projection d’un fantasme de lutte anticoloniale sur une situation désespérée et sur un acte de violence désastreux et politiquement injustifiable.

Il y a une différence entre donner l’impression d’une résistance hautement militarisée et représenter une solution alternative à un conflit politique central. Ce conflit porte sur la manière de résoudre le fait que les Juifs-Israéliens et les Palestiniens ont des revendications légitimes pour vivre sur la même terre. Le Hamas rejette publiquement l’idée que d’autres que les Palestiniens, voire d’autres que les seuls musulmans, sont légi- times à revendiquer cette terre. En adoptant cette position, le Hamas est le reflet de la réticence encore plus grande d’Israël à reconnaître les droits et les revendications des Palestiniens. Chacune des populations est prise au piège dans le combat à mort auquel se livrent leurs gouvernements et leurs « représentants » respectifs.

Dans le discours sur le conflit israélo-palestinien, les batailles de récits, de banderoles et de slogans masquent l’absence de tout fondement sur lequel ces batailles pourraient être arbitrées. « De la rivière à la mer » et « intifada » n’ont aucune signification unique ou précise parce qu’il n’y a pas d’organisation représentative qui pourrait tenir ses promesses. En d’autres termes, l’émancipation des Palestiniens et des Israéliens de leur situation difficile dépend d’un changement plus large de la politique mondiale, à commencer par la récupération du contrôle démocratique sur la politique étrangère des grandes puissances. En l’absence de ce contrôle démocratique et d’institutions représentant la volonté populaire, chacun donne une interprétation différente de ces slogans, car personne ne parle au nom qui que ce soit. Chacun entend ce qu’il pense ou veut entendre.

Il est remarquable que la seule demande politique sérieuse qui émerge de la violence actuelle soit un cessez-le-feu. On peut parler d’un État ou de deux États, de « liberté pour les Palestiniens » et d’autodétermination, mais cela ne veut rien dire. Il n’en sera rien tant qu’il n’y aura pas de mouvements organisés, parmi les Palestiniens et à l’intérieur d’Israël, qui souhaite vivre ensemble une égale liberté. Ces mouvements n’émergeront pas en l’absence de mouvements du même type, plus larges et en dehors de la région. Ils ne prendront pas non plus forme sans que des divisions internes n’apparaissent au sein des sociétés israélienne et palestinienne.

Réalité 7. L’Occident est impliqué dans la violence qu’il dénonce

Au cours des dernières décennies, l’Occident a fait de la violence une question de victimes et de tueurs, de sorte que des groupes ont rivalisé pour se présenter soit comme de pures victimes, soit comme des entités vertueuses et civilisées qui savent utiliser la violence de manière morale et légale contre les génocidaires. C’était l’idée maîtresse de tout le tournant « humanitaire » de l’après-guerre froide. En moralisant la violence de cette manière, ils ont dépouillé tout usage particulier de la violence de sa dimension politique.

L’approche politique de la violence exige de la replacer dans son contexte, et pas seulement de connaître son histoire et de savoir qui a commis quels actes. Il est nécessaire de comprendre si la violence est susceptible, compte tenu du contexte, de créer des institutions durables et efficaces pour remplacer les anciennes. Cette dernière question a pratiquement disparu pendant la période « humanitaire » et celle de la guerre contre la terreur. Elle n’est revenue qu’après coup, dans des discours saugrenus sur la « construction de l’État » et la « construction de la nation », qui sont le résultat de la destruction d’États pour chasser les terroristes ou mettre fin à des crimes contre l’humanité.

Le problème d’une telle moralisation de la violence est qu’elle renvoie les conflits politiques concernant la terre, les institutions, la représentation et l’autorité en les transposant dans le langage du bien et du mal. Les politiques réelles concernant les institutions et les politiques ne sont pas abordées directement. Qualifier des groupes de « terroristes » ou d’« être au-delà de la civilisation » semble résoudre une discussion politique sans qu’elle ait lieu. Une fois qu’on a décidé que certains ont échoué à un test moral de base – le vôtre –, la moralité joue un rôle politique sans que personne ne le reconnaisse vraiment. Et la morale remplit la fonction politique de délégitimation. Toute organisation qualifiée d’immorale devient inadmissible en tant que représentante dans un conflit ou une délibération politique.

Dans le contexte israélo-palestinien, la moralisation a joué le rôle de destruction de toute relation politique avec les Palestiniens.

Alors que les organisations précédentes ont été intégrées ou détruites, le Hamas a été mis en dehors de la politique elle-même en raison de son usage de la violence. Cette perspective ne fait qu’accentuer le fait que

les Palestiniens se voient refuser toute représentation politique valable : le Fatah est totalement collaborationniste et ne représente donc pas réellement les Palestiniens et le Hamas est inacceptable. Il n’y a donc personne à qui parler et avec qui traiter en tant que représentant des Palestiniens. Les Palestiniens dans leur ensemble sont ainsi placés hors de la politique pour des raisons prétendument morales.

Cette situation contraint effectivement de nombreux Palestiniens à envisager une position d’insensibilité morale. Les seuls représentants qui leur restent sont ceux-là mêmes qu’ils sont censés dénoncer s’ils veulent être reconnus comme moraux et être partie prenante acceptable du discours politique. Il ne leur suffit pas d’avoir la réaction humaine parfaitement normale de reculer devant les tactiques du Hamas. Ils sont censés afficher publiquement cette réaction morale, de manière à délégitimer publiquement le Hamas. Et s’ils ne le font pas, ils sont considérés comme insuffisamment différenciés du Hamas lui-même. Ils doivent donc soit coopérer à la destruction morale du seul groupe capable de les représenter, même si la forme de cette représentation leur déplaît, soit accepter d’être au-delà de tout dialogue.

Le problème ici n’est pas seulement la coercition qu’implique le fait d’être contraint à une dénonciation et à une déligitimation selon les normes de quelqu’un d’autre. Il s’agit aussi du fait que la moralisation s’inscrit dans une stratégie de résolution indirecte des questions politiques. Elle le fait en sapant toute représentation légitime des intérêts palestiniens et en supprimant d’autres questions de moralité politique : qui a une revendication légitime sur la terre, quelle autorité devrait trancher ces différends ? Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi certains pourraient tout simplement rejeter la moralité elle-même comme un jeu de pouvoir occidental. Et c’est l’Occident qui en est responsable, pas ceux qui la rejettent, car l’Occident refuse de reconnaître ce qu’il fait.

Non seulement cette moralisation engendre l’insensibilité même qu’elle condamne, mais elle incite aussi à commettre des actes extrêmes. Elle incite également à commettre des actes de violence extrême ou spectaculaire, afin de rendre la situation aussi dure que possible et d’imposer un choix.

Et le Hamas sait que telle est la situation. Cette insensibilité se retrouve du côté israélien. Les justifications répétées du gouvernement sur la moralité de leur violence finissent par ressembler à une autorisation de tuer un nombre de civils bien supérieur à celui du Hamas, tant que les forces de défense israéliennes n’ont pas « ciblé » celui-ci.

Pire encore, en revendiquant la moralité de leur violence, les autorités israéliennes sont dispensées d’en donner une justification politique. Les affirmations timides selon lesquelles il s’agit d’éliminer le Hamas, quoi que cela signifie, sont des pansements rhétoriques hâtifs pour une politique réactive.

Les questions politiques essentielles ne sont pas posées   Même si le Hamas disparaît, qui comblera le vide ? Quelle preuve la violence de cette ampleur laisse-t-elle aux Palestiniens que les Israéliens veulent la sécurité

pour toutes les parties, plutôt qu’une version encore plus extrême de la domination par la force ? L’absence de stratégie claire et l’indifférence à l’égard des victimes civiles sont liées. Si tout ce que vous avez à faire est de prouver que vos motivations sont bonnes, alors les résultats sont insignifiants. Si l’on croit que l’on n’est responsable que de ses intentions, on devient insensible aux conséquences.

Il ne s’agit pas, répétons-le, d’une dynamique propre à Israël et à la Palestine, bien qu’elle s’y manifeste en ce moment de manière spectaculaire. L’incapacité à reconnaître les conséquences politiques d’une politique moralisatrice est une maladie propagée par l’Occident. Le moment unipolaire de l’après-guerre froide a été dominé par une approche éthique de la politique étrangère, qui a suspendu toute tentative

de lier la violence à des questions sérieuses et moralement compliquées sur la manière de créer et de maintenir des institutions politiques. Le recours à la violence avec de bonnes intentions, indifférent aux résultats prévisibles, était la règle du jeu, du Kosovo à l’Irak, en passant par la Libye, Haïti et ailleurs. Il a imposé la manière dont les petits États et les acteurs non étatiques allaient se comporter avec l’Occident. De ce point de

vue, la violence actuelle nous renvoie le reflet de la dégénérescence politique de l’influence de nos propres États sur la politique mondiale. Le problème de l’enfer a été créé à Washington et à Bruxelles. Cela nous dit sans doute aussi où nous devrions porter notre attention : prendre le contrôle de nos propres États, en particulier de leur politique étrangère.

Il n’y a pas de conclusion simple à tirer.

Toutes les dimensions de la situation sont déconcertantes. S’il est évident qu’un cessez-le-feu est nécessaire à toute politique, il semble tout aussi évident que personne n’a de politique sérieuse à proposer une fois que la violence aura cessé. Les réalités plus vastes ne s’intègrent pas dans un ensemble ordonné, pas plus qu’elles ne s’intègrent facilement dans des slogans ou des formules morales héritées du passé. Elles ne font que rappeler le caractère destructeur de l’impasse politique dans laquelle nous nous trouvons et notre faible capacité à l’infléchir.

[1] NdT. La question que pose l’auteur avec cette assertion quelque peu abrupte est celle de la prise en compte de l’existence d’une nation israélienne, qui s’est cristallisée en moins d’un siècle, dans une perspective du droit des Palestiniens à un État.

[2] NdT. Le recours au terme « groupe ethnique » renvoie vraisemblablement au fait qu’aux États-Unis les recensements de population se font par l’autodésignation par les intéressée·s de leur appartenance à un ou plusieurs, voire aucun, groupe ethnique.

Alex Gourevitch
Alex Gourevitch est professeur agrégé de sciences politiques à l’université Brown (États-Unis).
Article publié dans Damage, le 5 mars 2024,
https://damagemag.com/2024/03/05/seven-realities-of-israel-palestine/
Publié dans la revue ADRESSES internationalisme et démocr@tie n°1
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/03/16/adresses-internationalisme-et-democratie-le-numero-1/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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