Ruptures et solidarités en temps de pandémie

 

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« Il faut lire ces pages avec le trouble inquiet d’une contamination dont on ne savait rien, presque rien, du probable et du possible. Il faut se souvenir du flot d’injonctions discriminantes entre jeunes et vieux, vivant seul ou en famille nombreuse dans un petit logement, avec ou sans les grands-parents, avec des symptômes : mais quels symptômes ? Pourquoi tu tousses encore ? ». Dans son introduction, introduction-de-jean-francois-lae-a-son-livre-parole-donnee-entraide-et-solidarite-en-seine-saint-denis-en-temps-de-pandemie/ publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, Jean-François Laé discute, entre autres, de panique générale, de porte fermée, d’isolement sans témoin, de catastrophe, « C’est une catastrophe par les liens rompus, l’interruption des chaînes de consultation, la paralysie des institutions des droits sociaux conduisant à la rupture des sociabilités et à une plus grande solitude. À la mort, parfois », d’affaiblissement des institutions, des appels au secours, de peur, « Peur de voir le médecin, peur de faire ses courses, peur de ne plus avoir d’argent, peur d’ouvrir sa porte à l’assistante de vie », des jours de grand vide et des jours qui se succèdent sans que rien ne les distinguent, « Seuls le téléphone et la cocotte-minute sonnent, cassent cette glu de peur qui ne bouge pas à mesure qu’elle s’étend », des heures qui passent sans passer, « Comment chaque heure passe sans passer, avant l’heure suivante, très longue, allongée sans parvenir à compter le temps, temps nu sans prise, temps à regarder la télévision, le temps passe, à marcher jusqu’à la fenêtre, le temps passe », de l’arrêt obligatoire « sauf pour les petites mains des services essentiels », du bas de l’échelle en Saine-Saint-Denis…

« Qui parcourra ce livre sera saisi par cette soudaine sidération du mois de mars 2020. Ces pages font part des peurs et des pleurs, de l’incompréhension et de la solitude, des malaises et des fatigues qui ont envahi le département de la Seine-Saint-Denis. Elles nous parlent de ce moment exceptionnel d’impuissance et d’initiative spontanée, de désocialisation à grande vitesse et de points remarquables de résistances ». L’auteur aborde le trouble des premiers jours, le difficile partage de l’ordinateur et du mètre carré, du défaut d’espace à soi, le savoir local « pour réfléchir à cet effondrement pandémique », les obligations du commun, les lieux qui nous cabossent, les transactions et les gestes si difficiles, les codes d’usage mis à terre, l’intérêt général, d’événements et de mémoire, « Car ça appartient à qui cette explosion d’événements ? Ça appartient à qui cette mémoire ? De quoi est-elle faite, d’ailleurs ? Et par qui ? Il faut considérer les pages qui suivent comme une contribution parmi d’autres préhensions, d’autres savoirs, d’autres regards sur ce qui s’est passé en Seine-Saint-Denis. Comment s’exerce la solidarité concrètement, entre générations, entre les statuts, entre le passage de la robustesse à la fragilité, entre les valeurs économiques des uns et des autres ? », le rassemblement des chocs et des émotions, le roulis des incertitudes, de mouvement de mémoire…

La première partie est consacrée aux mots et aux gestes des appels téléphoniques, au souci de la parole, à la frontière de « ce que tenir veut dire » tout en voyant « ce qui ne tient pas », aux échanges, à la suspension des rôles, « Gardons à l’esprit ce remue-ménage des rôles, des textes et des sous-textes », aux situations d’isolement total et de mise en danger manifeste, aux appels accumulés et à la solidarité en train de se construire, à l’inquiétude au bout du fil, à l’engagement de la parole, à la subjectivité et au « je », aux demandes de masques introuvables, à la pointe de l’urgence, aux bribes de récit et aux indices d’alarme, à l’absence de vivres et d’accompagnement, à celles et ceux gêné·es de demander, à l’empathie, « Dans le contexte de confinement, et pour les personnes très vulnérables, le quotidien tient pour l’un par une tasse de thé, pour l’autre, par le plaisir de manger du pain », aux voix des personnes en détresse qui résonnent encore, et aux éclats de joie…

La seconde partie est construite autour des aïeules et des bisaïeules, la parenté solidaire, la force des proches, la présence « des femmes, des filles, des petites-fille », à ces femmes assurant « une prise en charge presque totale des pères et des mères qui parlent très peu le français et qui sont à grande distance de l’ensemble des services », la protection pour bon nombre de personnes de grand âge, la communauté affective et matérielle « d’affinité et d’alliance », aux effets de l’allongement de l’espérance de vie (sans les cadres institutionnels adéquats), au réveil de la responsabilité, « Le Covid a réveillé cette responsabilité qui consiste à percevoir les parcelles d’autonomie et les impossibilités d’agir, les ruptures de droits et les préjudices à compenser, la qualité de discernement des parents pour créer les protections ajustées à leur situation », au transfert d’autorité et à la fin de monopoles masculins, aux perceptions d’incompétence, à la vulnérabilité « construite par des décennies, durcie par le temps, cimentée dans un mode de vie qu’on ne renverse pas ainsi », à ces distances sociales des services institutionnels lointains « comme une ligne d’horizon à peine perceptible », à la digitalisation de services, « Remplir des documents sur internet reste un mur infranchissable pour la plupart », au voisinage et aux entraides, « réservoir de secours invisible », à cette incertitude du lendemain « qui caractérise l’insécurité sociale », aux menaces et violences et en particulier aux violences faites aux femmes, aux spasmes brutaux du grand enfermement, au passage du silence à la parole, aux lieux associatifs et à l’élargissement du périmètre de confiance…

Jean-François Laé parle dans la troisième partie du monde associatif, « L’aide associative de quartier prend le relais des faiblesses de l’action publique », des filles et des femmes « en première scène de ces actions bénévoles » et de leur travail souvent invisibilisé, des actions contre la peur, des mains javellisées, « Les métiers du détergent, rinçage, javel sont par milliers. Les métiers portant des chaussures antidérapantes, gants caoutchouc aux mains, tête protégées son légion. Les métiers du déshabillage, lavage, habillage sont multiples. On les voit habillés de ces vêtements qui protègent des souillures », des métiers (du ranger, porter, déballer, remettre en mains propres), « Provision et nettoyage sont le deux valeurs montantes du mois de mars du confinement », du sans contact, du retour du bol, de la fermeture des de glanage, des étudiant·es fauché·es [Voir aussi le chapitre 6 – Terminus Saint-Denis-Université], de l’extreme fragilité des équilibres antérieurs, des petites énergies et des interactions salvatrices…

Je souligne notamment le chapitre « Attendre et faire ses comptes », le « reste pour vivre », le dernier quantum « qui donne mesure de sa place dans la société », l’exploration des pannes sociales, la Banque postale fermée, « Le service universel postal et l’accessibilité bancaire sont mise à mal », l’être sans carte de retrait et les heures d’attente, la gestion des restes, « Lorsque les crises frappent, un sous-sol de pratique réapparaît. Des habitudes des prudence et de méfiance envers les institutions surgissent », la longue chaine des conséquences de chaque rupture de protections, le reste au bout du compte. Elles et ils comptent (et exposent des comptes) d’autant plus que « le nœud économique se serre violemment », les additions et les soustractions pour montrer que « le total ne permet pas de vivre », l’addition comme résumé de la vie, « nul autre ne compte et recompte autant que celles et ceux qui sont tout en bas de l’échelle des ressources », les supprimé·es de droit, « Rupture, division, divergence entre un état de fait et un état juridique »…

Le chapitre cinq est consacré à la pierre angulaire de ce que « protéger veut dire », au logement, au logement dit social, à l’effondrement de la « logique de bonne gestion de la maisonnée », au risque de désaffiliation, à la possible ou à la réalité de la perte du logement, au fait de ne plus avoir un chez soi, aux loyers impayés, à la place du numéraire pour assurer le paiement, aux droits encastrés les uns dans les autres et à l’effet domino des ruptures, « Le désordre soudain explose », aux remises de dettes et à la suppression pure et simple des loyers, aux nouveaux et nouvelles déclassé·es de la crise sanitaire, « Penser cette zone indépendante de l’accès, comme un droit indépendant oblige alors à élargir les cadres régulateurs de l’action publique. L’appropriation de l’accès suppose que celui-ci soit aménagé, redisposé, mise en action pour donner priorité à un ensemble de ressources essentielles »…

Les deux derniers chapitres reviennent plus en détail sur les étudiant·es [Terminus Saint-Denis-Université] et la mortalité [L’irruption de la grande mortalité].

Pour conclure, Jean-François Laé nous invite à « prêter attention aux « écrits mineurs » et aux « paroles de peu », à réfléchir à « l’immense fragilité des interdépendances envers une protection publique rapprochée », à penser et à agir sur la dette. Il revient, entre autres, sur les peurs et les angoisses, les désaffilié·es, l’absence de sécurité existentielle, au périmètre légitime de l’intervention sociale, aux vulnérabilités croisées (vulnérabilité de la présence ; vulnérabilité des langues ; vulnérabilité des systèmes de liens, vulnérabilité des aidantes, vulnérabilité des la conditionnalité – « Avoir des droits est une chose, agir le droit en est une autre » –), au soutien de famille et aux aidantes, « ces « aidantes majeures » ont consacré des centaines d’heures à ce travail invisible et se sont appauvries économiquement par cette urgence sociale », aux fractures de confiance, au retournement de responsabilité, « On ne le répétera jamais assez, les si mal nommés « pauvres » sont des accusés », à la présence réelle de la catastrophe, à l’effacement des dettes, à la nécessaire application et implication de l’action publique, « « Aller vers » l’échelle individuelle de la vieillesse, c’est garantir leurs droits en adaptant la protection, en rassemblant les différents types de prestataires auprès des « personnes âgées dépendantes », en créant un guichet unique et toutes administrations confondues : santé, travail, politiques sociales, justice et collectivités territoriales »…

La pandémie et ses effets ne sont pas ce que les médias dominants et le gouvernement a essayé de nous faire croire – au delà même de leurs mensonges. Sans politique de santé et d’accompagnement social, le laisser faire – au nom de la soi-disant liberté de chacun e chère au néo-libéralisme – isole et tue.
Dans de multiplies endroits, comme ici en Seine-Saint-Denis, l’entraide et la solidarité se sont construites. Contre le laisser faire, une espérance solidaire…

Jean-François Laé : Parole donnée
Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie
Editions Syllepse, Paris 2022, 144 pages, 15 euros
https://www.syllepse.net/parole-donnee-_r_25_i_883.html

Didier Epsztajn

En complément possible :
Pierre Cours-Salies : Solitude, soins, et sociologie
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/02/14/solitude-soins-et-sociologie/

 

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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