Continuités et discontinuités dans l’histoire « juive »

question_juive3bDe la préface de Michel Warschawski, preface-de-michel-warschawski-au-livre-dilan-halevi-question-juive-la-tribu-la-loi-lespace/ publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse, je ne souligne que certains éléments dont la discontinuité entre l’histoire des juifs et des juives et celle du colonialisme sioniste en Palestine, la réalité d’une communauté ou entité nationale juive-israélienne. Il me semble cependant préférable de parler d’entité nationale israélienne, non pour nier sa composante très majoritairement juive (personnes se considérant comme juif/juive), mais plutôt pour prendre en compte des complexités non réductibles aux (auto)-assignations « identitaires ».

« Mais après cette relecture de Question juive, j’ajouterai que les communautés juives à travers le monde, y compris celle d’Israël, sont elles aussi en manque d’une réflexion sur l’existence juive, qui soit à la fois historique et ancrée dans les contingences du présent, un travail de fond sur la question juive, ou plutôt les questions juives à l’aube du troisième millénaire. Question juive d’Ilan Halevi devra être le point de départ d’une telle démarche ».

Suit une très belle préface d’Enzo Traverso, preface-denzo-traverso-au-livre-dilan-halevi-question-juive-la-tribu-la-loi-lespace/, publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse. De cet riche texte, je n’indique que certains éléments : à commencer par la contextualisation de l’expression « Question juive », « A l’époque de l’essor des nationalismes, la « question juive » s’ajoute à nombre d’autres questions nationales qui traversent le vieux monde, de l’Allemagne à l’Italie, de la Pologne à l’Irlande ». Comme le souligne le préfacier, son statut est cependant singulier, elle ne désignait pas une revendication nationale mais « elle concerne les juifs en tant que minorité dont l’émancipation n’est pas encore partout achevée, ou reste contrastée par l’antisémitisme ».

Enzo Traverso revient sur les ouvrages, et leurs limites, d’Abraham Léon et de Jean-Paul Sartre. Le livre d’Ilan Halevi plus récent est nettement plus complexe et plus politique. « Il décloisonne un objet trop longtemps enfermé à l’intérieur des frontières étriquées des études juives pour le réinscrire dans ce que nous appelons aujourd’hui l’histoire globale, avec ses connexions et ses transferts économiques, démographiques et culturels ».

Le préfacier souligne, entre autres, les nécessaires contextualisation et prise en compte de l’histoire, l’articulation chez Ilan Halevi de trois éléments « la tribu, la loi et l’espace », la caste sacerdotale, la déterritorialisation, la multiplication des centres de vie, les croisements de culture, « Ces grandes symbioses se produisent dans différents espaces », la mythologie qui « essentialise l’histoire juive et naturalise l’antisémitisme, en y voyant la modalité normative de toute relation entre juifs et goyim, ignore ou occulte ses ruptures profondes », les fabrications sociales et culturelles, les inventions de traditions, la forge d’un récit national, le mythe d’une « continuité organique », les assimilations aux populations environnantes, les conversions…

Enzo Traverso parle aussi de la nation israélienne, « La nation israélienne qu’ils ont créée en Palestine est aujourd’hui bien vivante, mais elle n’a rien d’un « retour à la terre des pères ». Elle a surgi plutôt d’un double déracinement : d’une part, celui des juifs d’Europe exterminés par le nazisme et, d’autre part, celui de 800 000 Palestiniens, en 1948, suivi par celui d’un nombre équivalent de juifs du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, transférés en Israël pour remplacer les Arabes expulsés, soumis à une politique de déculturation qui les a arrachés au monde arabe », des analyses de Nathan Weinstock (Le sionisme contre Israël) et celles de Shlomo Sand (« Le livre de Shlomo Sand sent le soufre, car il se soustrait aux poncifs d’une histoire juive sacralisée ; celui d’Ilan Halevi est porté par le souffle des révolutions coloniales. Ils convergent, mais ils appartiennent à deux contextes intellectuels, politiques et historiographiques distincts. »), de la transformation de la mémoire de la destruction des juifs et juives d’Europe en « religion civile », le croisement avec les analyses d’Aimé Césaire et Frantz Fanon sur la décolonisation et les situations des peuples colonisés.

Le préfacier indique aussi des limites de l’ouvrage, liées ou non à sa date d’écriture, sur les populations Khazars, sur la mesure du tournant historique du au génocide nazi, sur l’explosion de créativité des populations juives entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle coïncidant « avec la plus grande vulnérabilité de la diaspora juive »….

La méthodologie utilisée par Ilan Halevi, « reconstituer l’histoire juive comme processus global en adoptant une perspective orientale, sans se placer dans un observatoire européen », offre à la fois de avantages et des lacunes. Enzo Traverso en souligne quelques unes. Il termine sur des questions concernant les « juifs hérétiques », les « juif non-juif », l’« Europe sans juifs », le binationalisme comme alternative à l’apartheid… Une remarquable contextualisation des thèses d’Ilan Halevi.

Le livre d’Ilan Halevi est à la fois un livre d’érudit et un livre politique. L’auteur traverse les siècles et des situations sociales différenciées. Il en analyse, souvent avec une humour, toujours avec une belle plume, les rapports sociaux et leurs contradictions, les réécritures historiques et mythiques, les cristallisations idéelles, etc.

De cet ensemble, sans reprendre les grandes lignes présentées par Enzo Traverso, je ne présente que certains éléments.

Pour les périodes historiques les plus anciennes, les références aux textes bibliques, je n’ai pas les connaissances pour en discuter les détails. Je m’appuie cependant sur des travaux d’archéologues et d’historiens dits « nouveaux », en particulier les livres d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman : La bible dévoilée et Les rois sacrés de la Bible, A la recherche de David et Salomon, archeologie-mythes-et-histoire/.

Des histoires et des géographies, une région nommée aujourd’hui Palestine. « Ici s’affrontent et se dissolvent, au service de choix pratiques qui s’excluent absolument, toute une série de morales de l’histoire d’autant plus incompatibles qu’elle font appel aux même symboles, s’expriment dans le même langage ».

Ilan Halevi réfléchit sur l’histoire, son écriture, « les questions dépendent de qui les pose, et aussi de ceux à qui elles sont adressées ». Il part du présent et du passé récent, des transplantations du XXème siècle, de l’Europe et de la question de la place des populations juives, des déplacements entre question européenne et question orientale, des imageries et des mythes. Il propose de relire autrement cette histoire, « Point besoin pour cela d’inventer, à peine de découvrir. Il suffit de n’avoir rien oublié, de ne rien censurer, de rapprocher des omissions et des convergences, de recouper et d’éclairer ».

Première moitié du XIXème siècle, l’ébranlement général des empires, l’auteur insiste particulièrement sur le système ottoman, le romantisme de l’émancipation bourgeoise, l’imagerie héritée des Croisades, les violences contradictions locales, le droit à l’autodétermination, les identifications sociales, la communauté juive Yishouv palestinienne… Les allers et retours, ces expressions de la non-linéarité du temps social, participent de l’éclairage, des interrogations sur les situations réelles.

Les trois premiers chapitres sont consacrés à la tribu, la loi, l’espace qui forment le sous-titre du livre. Je reviendrais plus tard sur la notion de « tribu ».

Ilan Halevi analyse les fondements et les fonctionnements des communautés, « l’autonomie reconnue de la communauté juive en tant que telle » sous l’administration ottomane, les relations entre communautés juives et leurs environnements, les migrations, le judaïsme arabe, les rapports intercommunautaires sous le droit islamique, les fluctuations de statuts (des populations juives et/ou chrétiennes), les persécutions, « Cette persécution n’est religieuse que parce que les entités sociopolitiques visées se définissent par la religion », la communauté et les individus, les implantations prioritairement urbaines, le droit antérieur à l’islam et l’auto-définition de la communauté par elle-même : « non telle qu’elle est, mais telle qu’elle l’imagine ». Pour être exact, les conséquences de ce point me semblent sous-estimées par l’auteur. Les auto-définitions de groupes sociaux portent des effets matériels concrets pour les populations concernées. C’est de cela qu’il faut discuter, non des écarts, toujours existants entre les perceptions et les réalités, ou pour le dire autrement, les perceptions de soi participent à la constructions de la réalité.

L’auteur poursuit avec une relecture du récit biblique, les mythes et les histoires codifiés en termes de droit. Il parle de « divorce de la prophétie et du pouvoir », du temps et de la définition du temps zéro, de la réorchestration du temps, de l’attente messianique, « rien n’est encore advenu, le temps grammatical de la prophétie et le futur ». Je trouve cet angle prophétie versus pouvoir particulièrement séduisante. A noter, comme le souligne l’auteur que l’an zéro n’est pas celui de la révélation de la Loi mais bien celle de sa réécriture…

Quoiqu’il en soit, la Bible que nous connaissons est « récrite, expurgée, annotée, complétée ». Il y là une véritable invention du judaïsme, « moment charnière : séparant l’avant de l’après. Mais pour le texte lui-même, il n’est que le présent de la lecture » et cristallisation d’« une caste de prêtres ». L’auteur insiste, me semble-t-il à juste titre, sur le temps babylonien, l’araméen, la surenchère rituelle, l’obsession de la pureté alimentaire, les pratiques d’auto-ségrégation. Les règles de vie ne sont pas celle de la Torah de Moïse mais celles définies, d’époque en époque, « par les rabbins qui commentent, interprètent et amendent ». Ici aussi, il conviendrait d’étudier les écarts, le temps des adoptions et des sédimentations rituelles.

Loi du dessert, « affirmation terroriste de la Loi », invention d’itinéraires migratoires ou de liens de familles, généalogie fantasque tenant lieu d’historiographie. Doit-on souligner comme l’auteur que « nulle essence ethnique ne sépare les bons des mauvais » ? Celui-ci poursuit avec la place du sacrifice, le contrôle de l’Etat et les perceptions fiscales en nature, « Par le biais d’une administration policière du contrôle des viandes et de la pureté de la vie, la tribu de Levi déploie le rituel de son hégémonie ». Des réalités matérielles incluant des dimensions idéelles. L’efficacité de Loi « dispense » alors d’un Etat, place à la théocratie, « la violence y vient de Dieu, et du peuple, jamais d’une catégorie sociale particulière ». Je souligne les pages « Prophétie et sacerdoce », la place et les élans des prophètes, l’administration perse, le « dominion confessionnel extraterritorial », les sectes et les écoles (et leurs prolongements chrétiens ou islamiques), la construction du pouvoir rabbinique, la dénationalisation du messianisme, la communauté et la cohérence de la Loi, le talmud, la cristallisation d’un « sentiment d’irréductible altérité entre le « nous » collectif judaïque et tout le reste de l’humanité prise en bloc – les Nations, les goyim », le conservatisme « ethnocentrique », la déterritorialisation de communautés autonomes…

L’espace, les migrations, les échanges, l’unité linguistique de ce que nous nommons le proche ou le moyen-orient « résultat du contact, du métissage, de l’échange et de l’acculturation », les mythes et leurs adaptations, « le mythe juif de l’origine ismaélite des Arabes devenait-il avec l’islam mythe des Arabes eux-mêmes », l’espace de trois religions, la Cité de Dieu et les infidèles (« C’est-à-dire aux païens : pas aux juifs ni aux chrétiens »), la révélation islamique, La Mecque et Médine, les changements politiques (sur ce sujet, pour approfondir : Maxime Rodinson : Mahomet ou le récent Suleiman Mourad : La mosaïque de l’islam. Entretien sur le Coran et le djihadisme avec Perry Anderson, le-wahhabisme-et-le-salafisme-comme-coupure/) et le changement de positions par rapport aux communautés juives qui ne relève pas cependant d’une « contestation théologique du judaïsme par l’islam », le droit tribal de la guerre, les positions des populations juives au temps long de l’islam, la révolution abbasside, « Avec cette révolution qui abolit dans la pratique les restrictions imposée à la libre circulation des juifs dans l’espace géographique et social de la nouvelle civilisation, les communautés juives du monde musulman vont se transformer et s’épanouir », les califes et l’autorité centralisée d’un rabbinat unique, « du judaïsme, dès lors, on ne sort plus… – … on n’y entre pas non plus ». Migrations vers le nouvel occident et l’Espagne, aux portes de l’Occident chrétien, « Or cette migration, qui aiguille les juifs vers une autre histoire, n’est pas fondée dans la logique interne, sociale ou idéologique, du judaïsme ». Un changement notable, un « double mouvement institutionnel et spatial ».

Ilan Halevi détaille les transformations, l’ouverture des « portes de la puissance profane », le terrain du commerce qui est aussi le terrain de la communication, les mutations linguistiques et religieuses, les rapports entre philosophie et foi, la circulation des idées…

Il aborde le talmudiste Maïmonide, la réfutation mystique de la philosophie, les recompositions des instituions religieuses et communautaires, les problématiques religieuses, la dhimma, l’intermède latin, l’histoire des marranes, la culture rabbinique florissante à l’ombre des princes castillans, le Livre de la splendeur (Sefer ha-Zohar), la langue talmudique (araméen), le déchiffrage des textes, la science kabbalistique, les environnements des pouvoirs… Je souligne les belles pages sur le messianisme, « Ce messianisme se nourrit de la persécution : humiliations, insécurité, explosions de violences et expulsions », les autres symbioses européennes du judaïsme, l’expulsion de la terre, les couleurs de l’infamie, « Poussés par les mêmes facteurs qui avaient pratiquement éliminé les juifs de France, les juifs d’Italie du Nord et de Bohême, de Rhénanie et de Prusse vont affluer vers le royaume de Pologne, où les princes catholiques vont leur offrir les termes d’une protection sans pareille ».

Europe. Le temps ashkénaze, la cristallisation d’un judaïsme à l’intérieur de l’aire linguistique germanique, les déménagements forcés dans cette zone, le yiddish, « le monde ashkénaze d’Europe de l’Est va bientôt dominer de tout son poids l’ensemble de la diaspora ». Ilan Halevi détaille les conditions et les organisations juives, la société rabbinique. Il discute de la Horde, des Khazars (voir l’introduction d’Enzo Traverso), de la croissance démographique, de l’élasticité des frontières, de la géopolitique des nationalités, des autonomies singulières, des révoltes paysannes, de la paysannerie ukrainienne et des féodaux polonais, du phénomène cosaque, des exactions contre les populations juives, « Peuples, classes, ordres, castes… Autant d’approximations pour des formations mouvantes ou inachevées, dont l’histoire et la configuration bifurquent au gré des hasards de la guerre, et qui ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont à tel ou tel moment de ces destins changeants, quelle que soit par ailleurs l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes ». Il y a en effet une difficulté à utiliser des termes qui n’ont pas la même signification dans des configurations différentes de rapports sociaux.

L’auteur poursuit avec « la constitution du judaïsme » en Pologne, sa protection par la monarchie, les « coups de butoir » subis « des contradictions sociales, religieuses, nationales – économiques, idéologiques et ethniques ». Je reste très réservé sur l’emploi du terme « ethnique ».

Ilan Halevi parle de la religion, comme signe de reconnaissance « pour des groupes à la fois « nationalitaires » et sociaux ». Il fait la critique des limites des théorisations d’Abraham Léon dont sa réduction de l’histoire de la société à un mécanisme économique.

Séparation sociale, concentration communautaire, espace géographique autonome, épaisseur de l’autonomie, protection royale et modèle rabbinique propre. Il est cependant dommage que l’auteur n’aborde pas les contradictions générées par ces modes d’organisation. Ilan Halevi parle de « création des conditions matérielles de l’existence nationalitaire », d’implantation particulière sur le territoire, de société éparpillée, de bourgade juive – exclusivement juive, de Shtetl, de juxtaposition et de non-acculturation, des liens sacré-légal-privé et des langages hébreu-araméen-yiddish, d’orthodoxie et de débats, de dogmatisme et de ritualisme exacerbé, de la Mishna et de la Halakha, de l’univers culturel et mental du Shtetl, du sabbatisme, du hassidisme, de glorification des connaissances et d’institutionnalisation de l’ignorance, des Tsaddiq, du développement de la contestation, de la Kabbale, du clivage entre « juif et non-juifs » et du concept de séparation (havdalah), de crise interne du Shtehl, de bouleversement et de fissures dans l’unité du judaïsme ashkénaze…

A des degrés divers, la question de l’émancipation des juifs (l’émancipation des femmes reste un trou noir) devient une question européenne en particulier à l’ouest du continent. Assimilation et antisémitisme, massacres et pogroms, exclusion sociale, grands mouvements de population et vagues migratoires qui « fait passer à l’ouest plusieurs millions d’Ostjuden, enfants et petits enfants de la civilisation du Shtetl en crise », modification des regards portés sur soi… Il s’agit bien ici d’histoire. Reste cependant le mythe « d’une unité ethnique » pas seulement propagée par les antisémites. Je souligne les pages de l’auteur sur les différentes formes de haine, de l’anti-judaïsme chrétien à l’antisémitisme racial. Il faut aussi insister sur les bouleversements : « En l’espace de deux générations, le statut et la place des juifs en Europe avait ainsi subi des modifications d’ampleur inégalée ». En modifiant une part majeure des conditions matérielles des communautés, c’est bien de « désintégration de la problématique sociale juive séparée » qu’il faut parler. Reste, pour une partie d’entre elles, dans l’empire russe, dans la zone de résidence, un maintien de concentrations territoriales, le développement d’une petite industrie, d’un prolétariat juif. L’auteur, à juste titre insiste sur les transformations sont « inouïes ». Naissance d’une bourgeoise juive, d’un prolétariat juif et d’une organisation syndicale d’ouvriers juifs, du Bund…

Si « le cadre de l’identité judaïque » vole effectivement en éclat, parler comme le fait Ilan Halevi de « peuple-témoin en pur anachronisme ethnographique et religieux » me semble impropre et hasardeux, et négligeant les reconfigurations dans lesquelles les populations juives se considèrent comme juives, souvent séparément, au moins en partie, de leurs croyances religieuses. Mais il y a bien une contradiction dans le domaine socio-religieux-rabbinique, « l’impossibilité pour la vieille Loi de survivre dans les conditions nouvelles ».

L’auteur revient sur l’histoire et en particulier des marranes, la diaspora marrano-sépharade, Spinoza, pour mieux analyser le « mouvement juif des Lumières, la Haskala, et la réforme du rabbinisme ». Mendelssohn, la Haskala, yiddish ou hébreux, culture juive laïque, révolte interne contre « le modèle rabbinique de la protection ». J’aurai abordé ce sujet de manière différente. En partant des lignes d’émancipation de la Haskala et du Yiddishland, lignes opposées mais cependant parentes, c’est bien de liberté, d’autonomie des individus qu’il s’agit. Deux formes historiques qui se sont opposées et mêlées… Et comme l’auteur, je souligne les dimensions révolutionnaires de l’idéal universaliste du socialisme comme le « dépassement en même temps que l’accomplissement de la mission sociale des prophètes ». Reste que l’émancipation individuelle et collective se confronte aux dimensions « idéelles » ou « nationalitaires » qui ne s’évanouissent ni se dissolvent dans l’abstrait et le futur de l’universalité non concrète.

Et au delà de ce que dit l’auteur dont l’appréciation se réduit à une critique du « nationalisme culturel », je pense que nous avons encore beaucoup à apprendre des analyses du Bund comme de celles des austro-marxistes.

Quoiqu’il en soit, il y a eu des ruptures profondes dont celles liées aux migrations lointaines, « Le départ vers l’Amérique ou l’Australie représente la rupture la plus nette avec le Shtetl, même si ultérieurement c’est aux Etats-Unis que se reconstituait le vie juive la plus communautaire ».

C’est le temps aussi de « la réorganisation colonialiste de la planète ». Ilan Halevi analyse, sous de multiples facettes, le(s) sionisme(s), le mythe du travail de la terre, les Amants de Sion, Theodor Herzl, le territorialisme, le sionisme politique, l’« utopie nationale juive », l’idée d’une normalisation des juifs par un Etat juif, les pratiques colonisatrices de masse, la reformulation séculière du thème de l’élection, « Le noyau du consensus sioniste concerne le destin juif, la nature de l’Etat d’Israël et l’essence du refus arabe : fondamentalement, le sionisme est un type de regard posé sur l’antisémitisme ». Nous sommes, ici, loin de la simple réduction du sionisme au seul colonialisme opéré par certain-e-s. « Il ne s’agit pas de les renvoyer dos à dos, mais au contraire de montrer comment le sionisme, produit de l’antisémitisme, et réaction face à l’antisémitisme, se fonde et se consolide avec l’antisémitisme. Et qu’ayant renoncé au messianisme qui faisait de la fin des nations le but de leur histoire, ou du dépérissement de l’Etat l’avenir des sociétés, il ne peut que penser une judéité éternellement fondée sur un antisémitisme éternel ».

Massacres, pogroms, caricatures, discriminations, brimades de l’avant-guerre, politique nazie d’extermination à l’encontre de populations classées comme inutiles, nuisibles, races inférieures, en particulier les populations juives et rroms. L’ampleur de cette rupture ne saurait être sous-estimée, elle concerne toute l’humanité, n’en déplaise au doux révisionnisme de certain-e-s.

Autre chose est sa réécriture idéologique au fil des ans, dans l’occultation « de la lutte des partisans juifs non sionistes contre la machine de guerre nazie » et dans le fait que l’Etat d’Israël « se pose en héritier unique des morts ».

Retour en Palestine. Une histoire et non un complot.

Ilan Halevi a raison de souligner que les classes ou les Etats-nations ne sont pas les seuls sujets de l’histoire, que la « nation-Etat homogène et bourgeoise » n’est pas la configuration sociale la plus répandue, qu’il y a une « multiplicité des formations sociales transitoires entre la tribu (le clan) et les empires multinationaux ». Cela ne valide cependant pas l’utilisation de la notion de « tribu » ou de « clan » de manière trans-historique. Si rien ne justifie de réduire les constructions institutionnelles dans le XXème siècle aux formes institutionnelles répandues dans une partie de l’Europe et dans certaines autres régions du monde, rien ne justifie non plus de parler de clan ou de tribu. Il s’agit bien ici d’histoire, de constructions sociales toujours mouvantes, imbriquées et non isolées, en contact et en interférence permanente avec d’autres constructions sociales. L’auteur poursuit avec les « réseaux de loyautés pratiques et idéologiques » (formule faisant fi d’autres relations sociales, en particulier d’exploitation et de domination), ou « le caractère instable, inachevé et fluctuant des cercles discordants de l’identité collective et des contours du « Nous », voilà sans doute la véritable normalité » qui ne règle pas la question des institutions construites. Centrer les analyses sur les identités est toujours réducteur et peu propice à penser l’histoire et les contradictions engendrées par les divers rapports sociaux.

Ilan Halevi souligne à juste titre « une falsification apologique et essentialiste de l’histoire des juifs » par les sionistes qui « affirment l’existence d’une nation juive éternelle et organique ». Reste qu’il faut bien nommer cette « communauté de destin(s) » que les personnes se considérant comme juifs et juives continuent de percevoir, au delà de la sécularisation et de l’abandon majoritaire des pratiques religieuses. Le problème reste entier, ou recomposé après le génocide, après la destruction du Yiddishland et de la « nation yiddish ».

Il faut partir de la critique forte, « nulle essence n’est à l’oeuvre dans cette trajectoire où une formation antique change de physionomie et de configuration au fur et à mesure des transformations sociales auxquelles elle est soumise » (cela est vrai pour toutes les populations) et analyser les concrets historiques…

Comme je l’ai déjà indiqué, les analyses du sionisme d’Ilan Halevi sont très riches. Il parle notamment du noyau d’irréductibilité de la spécificité du colonialisme sioniste à la logique économique de l’impérialisme moderne, de logique étatique-territorialiste du sionisme politique, des regards portés sur les paysages humains et de la perception du monde « des pionniers eux-mêmes », de la négation des palestinien-ne-s, du « besoin universel des colonisateurs d’effacer les traces de l’histoire pré-coloniale et de transformer les exterminations en dépérissement naturel », du refus d’identifier le sujet réel de l’expulsion… L’auteur analyse, entre autres, le sionisme ouvrier, les achats de terres, la « conquête du travail hébreu » contre le « travail arabe », les statuts d’exclusion de l’exploitation de la terre, les kibboutz, la conquête militaire qui « va faire de l’appropriation-expropriation des terres de la Palestine une réalité massive », la Histadrout « (Confédération générale des travailleurs hébreux en Terre d’Israël) », le « produire juif, acheter juif ; boycotter – et parfois détruire – la production indigène », les transferts de population « résultat d’une action continue et concertée », la place du massacre de Deir Yassine, les restructurations sociales…

Ilan Halevi poursuit avec des analyses de la société israélienne. J’ai particulièrement été intéressé par ses analyses sur les transferts des juifs arabes, les mythes sur la situation des populations juives sous l’islam (pour les un-e-s, une constante d’oppression et d’humiliation, pour les autres, un gommage des périodes sombres : persécutions, expulsions, massacres), la négation de l’arabité et la surenchère sur la judéité, le contrôle social et la place de la militarisation et de la scolarisation, la « nouvelle nation israélienne » (dimension souvent niée dans les soutiens aux justes droits des palestinien-ne-s), le racisme à l’encontre des juifs et juives orientales/aux, le racisme juif du Bloc de la foi, « le refus de reconnaître le fait national palestinien au cœur de l’espace colonisé »…

En guise de conclusion, Ilan Halevi réaffirme que « l’histoire n’est pas une fatalité, mais enchaînement de contingences et de libertés ». Il parle de « désionisation », de fin de l’apartheid, de démocratie pour les deux communautés, de fiction ethnique, « Le refus nationaliste arabe de reconnaître Israël en tant que fait national non arabe et indépendamment de toute question de structure fait ici écho à la négation des droits des kurdes en Irak ou des azaniens au Sud-Soudan : une fois encore dans une démarche globale dont les juifs-israéliens ne sont pas les seules cibles ».

Comme je l’ai déjà indiqué, il ne me semble pas que le judaïsme soit devenu une « une simple dénomination religieuse » et la remontée ou la reformulation des antisémitismes, en lien ou non avec d’autres formes de racisme, dans les sociétés européennes montre que la « question juive » comme, entre autres, la question rrom, reste d’actualité.

De l’auteur :

Islamophobie et judéophobie – L’effet miroir, retracer-la-genese-et-observer-les-effets-dune-hantise/

Premier chapitre de l’ouvrage : premier-chapitre-de-louvrage-dilan-halevi-islamophobie-et-judeophobie-leffet-miroir/

En complément possible :

Youssef Bousoumah : Ilan Halevi, un homme debout, ilan-halevi-un-homme-debout/

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De Michel Warschawski :

Ce qui est anti-israélien, c’est de laisser Israël dans l’impunité, michel-warschawski-ce-qui-est-anti-israelien-cest-de-laisser-israel-dans-limpunite/

« Boycottez-nous ! », boycottez-nous/

Au pied du mur. De notre correspondant à Jérusalem : Le silence sur les choses suffit à cesser de les faire exister

Destins croisés. Israéliens – Palestiniens, l’histoire en partageDe Birwi, 1912, Palestine à la mort de Rachel, Bil’in, Cisjordanie, 4 août 2009

La révolution sioniste est morte. Voix israéliennes contre l’occupation, 1967 – 2007 Critiques israéliennes juives du sionisme

avec Gilbert Achcar : La guerre des 33 jours – La guerre d’Israël contre le Hezbollah au Liban et ses conséquences : Combien de morts et d’horreurs faudra-t-il encore avant que cessent définitivement les guerres, occupations et ingérences coloniales ?

avec Leila Shahid et Dominique Vidal : Les banlieues, le Proche-Orient et nous Taayoush ou vivre ensemble

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D’Enzo Traverso :

La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur : Contre les confiscations conservatrices, les mémoires de l’émancipation

Où sont passés les intellectuels ? : La pensée critique doit savoir nager à contre courant

A feu et à sang – De la guerre civile européenne 1914-1945 : Une caractéristique importante de l’antifascisme, qui contribue à expliquer tant sa complaisance à l’égard du stalinisme que son aveuglement face au génocide juif, est sa défense acharnée et a-critique de l’idée de progrès, héritée de la culture européenne du XIXème siècle

L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle : Essor de l’histoire globale, retour de l’événement et surgissement de la mémoire

.

Voir aussi : yiddishland, israel, palestine

.

Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace

Editions Syllepse,

http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_674-question-juive.html

Paris 2016, 338 pages, 22 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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