La subversion n’est pas seulement essentielle à la démocratie ; elle est fondatrice de notre humanité

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Ce livre a une forme particulière, il s’agit d’« un récit non fictionnel à la première personne construit à partir d’articles universitaires ». Alpa Sha parle de son expérience d’immersion dans la jungle avec la guérilla, du quotidien partagé, des contradictions de cette forme particulière de lutte contre les pouvoirs étatiques et les exactions de militaires. Elle présente certaines personnes emblématiques avec empathie et regard critique, [« Critique sans dézinguer la lutte, voilà qui n’est pas facile, et c’est justement le tour de force d’Alpa Shah » – préface de l’éditrice], discute des pratiques sociales des adivasis et des membres de la guérilla, souligne les difficultés liées aux choix idéologiques et aux pratiques sociales (dont les effets des socialisations), aborde les questions de justice sociale et d’émancipation. L’autrice mêle réflexions sur le quotidien, les comportements, l’engagement, les effets de luttes armées et de la violence, les dangers et les dérives, les compromis et la reproduction des relations de domination, les éléments de morale renforçant les asymétries dans les rapports sociaux de sexe, les intérêts communs ou contradictoires des un·es et des autres…

Ce livre nous parle aussi des hiérarchies sociales en Inde et en particulier du poids des castes dans les discriminations, des peuples dits premiers – de leurs organisations et pratiques sociales, des relations entre sexes, de privation d’accès à la terre et à la forêt, des effets de l’extractivisme et de l’expropriation de certaines populations, des luttes pour l’égalité et la dignité, des limites de l’« engagement révolutionnaire », des rapports de certaines populations à leur environnement, d’organisations sociales plus égalitaires, des effets corrupteurs de certaines pratiques, etc.

Je ne discuterai pas ici de la place possible ou non des luttes de guérilla, que je ne confonds pas avec les moyens – parfois armés – de l’autodéfense. Je ne partage ni les références idéologiques des naxalites, ni celles des maoïstes. Je reste persuadé que seule l’auto-organisation des populations crée les conditions d’une possible émancipation, et cela ne peut se confondre avec des avant-gardes ou des guides autoproclamés, des théorisations (et « les stratégies du parti comme un texte sacré ») qui dissimulent des pratiques sociales substitutives, la morale des uns considérée comme universelle…

« En Inde, cette combinaison venimeuse d’autoritarisme et de réformes néolibérales occupe le devant de la scène au profit des grandes entreprises ».
Dans sa préface à l’édition française, Alpa Sha aborde les villages où elle a vécu et mené ses recherches, les violences – dont les tortures – infligées par la police, les migrations d’adivasis, leurs vies dans les bidonvilles et leur travail sous-payé, le confinement en mars 2020 et la perte de moyens de subsistance, le retour vers la forêt, la vie passée dans les communautés et un monde « 
de richesses infinies », la dévalorisation la société adivasi dans l’Inde coloniale puis dans l’Inde indépendante (y compris de la part des naxalites). « Ce livre offre un récit mesuré et nuancé de l’évolution du mouvement naxalite. Il analyse les motivations complexes et contradictoires – très humaines – de celles et ceux qui s’y rallient, les fragilités de leurs existences, l’amour et la trahison qui peuvent se loger dans leur coeur ». Elle discute aussi de la situation politique en Inde, des répressions contre les intellectuel·les, des mesures anti-démocratiques, de la vision hindutva de la société et de l’exclusion des populations musulmanes, du verrouillage de la pensée, de l’éducation à « haïr leurs voisins et à propager la haine », de la cruauté infligée « à d’autres humains comme s’il s’agissait d’une espèce inférieure ».
Le titre de cette note est une phrase extraite de la fin de cette préface.

Sommaire :
Première partie : Voyage en guérilla
Deuxième partie : L’enfant aux chèvres
troisième partie : Gyanji, un esprit agile
Quatrième partie : La famille d’adoption de Kohli
Cinquième partie : Vikas, le monstre de frankenstein
Sixième partie : Somvari contre le patriarcat
Septième partie : La croisée des chemins
Annexes

Alpa Sha sait capter l’attention par des descriptions sensibles de son quotidien et de celui des personnes rencontrées. Les mots choisis forment récits et ancrent les analyses dans un réel tangible. L’autrice revient sur les inégalités en Inde, un demi-siècle de résistance armée, les effets actuels des castes, « Mais loin d’être rattachée à un passé anachronique, l’oppression de caste continue de structurer l’économie moderne », le terrain de la guérilla, les communautés adivasis et leurs façons de vivre, l’endettement par la monétisation, les nouvelles politiques de protection de la nature, l’inexistence de politique d’alphabétisation, l’extractivisme, la notion de partage, la « liberté sociale et sexuelle des femmes des forêts », la construction d’institutions hors du cadre de l’Etat officiel, les mesures de contre-insurrection et les villages pillés et brulés, le cadre ayant permis une implantation des naxalites…

L’autrice aborde le quotidien, la notion du temps, les noms portés, la cité dans la forêt, les besoins satisfaits de façon communautaire, l’organisation de la cuisine, l’art de se laver habillée, son statut « inscrit sur sa personne – mon corps, ma façon de marcher, de parler », le camouflage en homme, les règles de la marche, l’art de la marche de nuit, les regards sur l’environnement, la manière de parler aux personnes, les relations affectives, l’art silencieux de tenir la cruche pour que l’autre puisse se rincer les mains, la dureté de la vie d’errance, les cueillettes en forêt…

Parmi les personnes rencontrées, je souligne Bimalji, Prashand, Kohli, Vikas, Mangra, Seema, Somwari…

L’autrice discute des ruptures avec le passé pour lutter au présent, de la notion de sacrifice ou d’ascétisme, des éléments religieux, des fusils, « les fusils de la guérilla peuvent reproduire la violence des oppresseurs », des idéaux égalitaires, de l’entrée et de la sortie des brigades, de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, de formation à la médecine et à certaines technologies, des écoles et des cliniques mobiles gratuites, des échanges entre foyers, des mesures de redistribution comme « les droits de cueillette des fleurs de mahua en forêt », des préjugés de caste, de l’interdiction autoritaire de l’alcool, du sens et des valeurs des coutumes adivasis, du machisme, des ressources détournées pour des usages personnels, du « racket de protection », des pots-de-vin, « en modifiant les règles d’extorsion préexistantes, ils ont remplacé les entrepreneurs historiques par les soutiens locaux du mouvement », des réseaux de corruption, de la métamorphose de militants villageois, « En permettant à plus d’individus d’accumuler des profits issus des réseaux de corruption, les naxalites diffusent involontairement les valeurs de ces élites dans les villages et dans leurs propres rangs », de la collecte des feuilles de kendu, d’économie souterraine, d’absence de contre-culture forte, de violence légitime et aussi de ses effets, « L’écueil réside cependant, à mes yeux, que la violence, en retour devient le principal enjeu, une fin en soi, et que l’objectif plus vaste de constituer un pouvoir fondé sur la transformation sociale collective passe au second plan »…

Je souligne les échanges entre femmes, la plongée dans l’intimité des cycles menstruels, les rapports sociaux de sexe, les pratiques et les impositions, les adivasis et les naxalites, « les leaders naxalites reproduisent souvent les normes culturelles des structures qu’ils cherchent à combattre », le rôle vital des femmes dans le soutien logistique, les rapports « genre, générations, classe et caste », la clandestinité, les relations amoureuses, l’image de « pureté »…

Au final un ouvrage passionnant sur une jungle insurgée, les contradictions ou les dérives engendrées par des pratiques et des idéologies, les éléments de vie au quotidien d’une population stigmatisée. Sans oublier les répressions sanglantes de l’armée…

Voir aussi la note de Gustave Massiah, a-partir-du-livre-dalpa-shah-le-livre-de-la-jungle-insurgee/.

Alpa Sha : Le livre de la jungle insurgée
Plongée dans la guérilla naxalite en Inde
Traduit de l’anglais par Cella Izoard
Editions de la dernière lettre, Montreuil-sous-Bois 2012, 360 pages, 24 euros
https://ladernierelettre.fr/produit/le-livre-de-la-jungle-insurgee/

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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