« Ce livre, qui porte sur des solidarités discrètes au passé, est porté par des solidarités discrètes au présent »
Dans son introduction générale « Prison, mémoire, solidarité », Marc André parle de victimes, de témoins, de reconnaissance, de compétition mémorielle et d’affrontement victimaires, de mémoires complexes et d’objets d’histoire, de communautés, « Cette distinction entre communautés d’expériences et communautés mémorielles (militantes ou témoignantes), et surtout leur croisement offrent la possibilité de dépasser les logiques d’affrontements identitaires et victimaires – ce que certains appellent les « guerres de mémoires » – à travers une nouvelle histoire dans laquelle les victimes de divers régimes n’on, en fait, jamais cessé de dialoguer, hier comme aujourd’hui ».
L’auteur discute du mémorial et de sa contestation, de mémoire et de « souvenir-écran », de mémoire nationale et d’occultation, de pluralité d’expériences, des entrepreneurs de mémoire et de mémoire compétitive, de nœuds de mémoire et de mémoire solidaire, « « les nœuds de mémoire », autrement dit une interaction de différentes mémoires historiques faites de transferts entre différents lieux et différentes époques », des réfugié·es des camps nazis et des victimes de la « déshumanisation coloniale », de violence racialisée, de mémoire palimpseste, « Après la seconde guerre mondiale, des « nappes de passé » coexistent qui, souvent, « n’ont rien à voir l’une avec l’autre » mais qui pourtant, entrent en interaction et se transforment mutuellement, l’une des deux servant de passé à l’autre qui, à son tour, lui sert de présent », de Montluc comme espace de répression et de domination, d’histoire dans la prison de Montluc, « ce livre propose une histoire sociale de la mémoire solidaire et multidirectionnelle »…
Des murs, des pierres, des barreaux, Montluc est un « dispositif d’exception permanent », un ensemble spatial complexe et de nombreuses juridictions d’exception, des détentions avec ou sans jugement, « des femmes et des hommes qui ont comme point commun le fait qu’en temps ordinaires ils n’auraient jamais dû connaître la prison ». Nous pouvons toujours nous interroger sur ce que pouvait ou pourrait-être un temps ordinaire… Quoiqu’il en soit « dans cette prison coexistent des détenus dont l’enfermement obéit à des logiques de répression nées de guerre et de temps distincts ». L’auteur parle d’« une simultanéité du non-simultané ».
Montluc, un lieu (ou des lieux), une histoire regroupant des noms, la construction d’un nom, sa transmission, sa reprise. « Le résistant de la seconde guerre mondiale donne des armes à l’indépendantiste algérien. L’indépendantiste algérien donne la possibilité aux rescapés de Montluc d’évoquer les rafles de leur propre guerre. Le lieu parle de tous. Il parle à tous ». Comment donc écrire cette histoire ?, les activités répressives, la mémoire « comme un passé toujours actualisé », l’inscription dans une histoire internationale, « Etudier Montluc, c’est étudier une société dans sa totalité », l’ordre du temps bouleversé et non réductible aux découpages, l’impossibilité « de cloisonner le temps dans cette prison dite politique », les mots « raflés, torturés, exécutés » passerelles entre passé et présent.
Cette introduction générale se termine par un poème « Montluc. Chanson des Rescapés », « La vie des morts est toujours plus surprenante qu’il n’y paraît au premier regard »…
Je me suis attardé sur cette ouverture du livre. Elle m’a à la fois happé et interpellé, tant par sa forme que par les questions soulevées. Faire histoire c’est aussi ne pas oublier les « mémoires traumatiques multiples », l’irréductibilité de chaque crime contre les êtres humains et leur liberté, l’inscription de chacun de ces crimes dans l’histoire des violences (toutes) – du XIXème et XXème siècle, le refus des logiques concurrentielles et en particulier celles voulant opposer la mémoire des résistant·es au nazisme et celle des combattant·es pour l’autodétermination contre les logiques coloniales…
Première partie. Mémoires dans les murs, mémoires hors des murs. Résonances franco-françaises (1944-1958)
« Anciens résistants, fils de résistants et/ou de fusillés par les Allemands, anciens déportés ou enfants de déportés concernés à nouveau par l’emprisonnement font resurgir un dépôt mémoriel ainsi révélé. Le nom de Montluc est de ceux qui, prononcé après 1944, font cesser de battre le cœur une fraction de seconde de ceux qui ont à l’entendre d’un peu trop près ».
Marc André discute de commémoration, de répression, de recueillement, du lieu de jugements, d’épuration, d’indignité nationale, de cellules et de mémoire, « Montluc, « de sinistre mémoire », d’infamie, d’injustice, de délit d’opinion, d’espace cloisonné et de décloisonnement du temps, de prison civile et de prison militaire, de décolonisation, d’anticommunisme, de TPFA, d’art comme chemin de la mémoire, de cellules carcérales, de régime politique, des enfants de fusillés, de secours aux anti-coloniaux et aux indépendantistes, de réfractaires à la guerre d’Algérie, d’objection de conscience, d’objecteurs et d’insoumis, de désertions et d’insoumissions, de la « grande muette », de solidarités et de murs traversés, de commémoration, de mélange mémoriel, du fils des jours et des nœuds de mémoire, « La mémoire est en usage perpétuel, toujours instrumentalisée ».
En conclusion de cette partie, « La mémoire brûle », l’auteur cite Walter Benjamin, la mémoire « consume le présent et avec lui un certain passé, mais découvre aussi la flamme cachée sous [les] cendres d’une mémoire plus profonde ». Il souligne que « les mémoires de la seconde guerre mondiale sont d’autant plus réactivées que les victimes sont françaises » et une « certaine solitude des Algériens »…
Deuxième partie. Mémoires sur les murs, mémoires entre les murs. Résonances franco-algériennes(1958-1962)
Une nouvelle strate répressive, d’une résistance à l’autre, Salah, « Il apparaît, chiffres à l’appui, que cette période est la plus dure dans l’histoire française du TMP/TPFA de Lyon, à l’exception donc de la période allemande ».
L’auteur nous plonge dans la violence d’Etat, le « dispositif algérien » – les analogies et les réminiscences, « Ratissages, contrôles au faciès, rafles, arrestations à l’aube, transferts en Algérie, internements dans des camps, interrogatoires, jugements devant le tribunal militaire : une panoplie répressive se déploie et Montluc se déplie jusqu’à devenir le cœur d’un dispositif de contrôle complet ».
Marc André aborde, le fort, les rafles, « de telles opérations ont existé par le passé, pour d’autres populations, ce que certains ne vont pas tarder à rappeler », les pratiques policières racistes, la prison, « Les emprisonnés sont l’occasion d’un débat sur le droit, porté par la mémoire des injustices de la seconde guerre mondiale », les camps, le droit, le collectif d’avocats du FLN, la cristallisation d’une mémoire traumatique « qui revient hanter le présent et orienter la lutte », les organisations d’extrême-droite, la racisme et la torture, le viol, « le viol est une méthode ordinaire de torture à laquelle on recourt pour faire parler une prisonnière ou un prisonnier, pour terroriser » (Raphaëlle Branche citée par l’auteur), la torture érigée en système, l’impunité accordée aux policiers, les condamnés à mort algériens, la constitution d’un tribunal colonial, le dessaisissement de la justice civile au profit de la justice militaire, les généalogies résistantes, le tribunal comme « zone de combat symbolique », la pathologisation du militantisme politique, la délégitimation de la lutte pour l’indépendance, les jugements de français – « trahison et résistance », les avocats politiques et les systèmes de défense, « La défense d’une ligne politique reste la plus employée par les Algériens qui refusent d’être assimilés à des délinquants », le carcéral et le mémoriel, « Les portes et les murs sont de véritables palimpsestes qui servent, durant la décolonisation, à construire des généalogies mythologiques », les hommes et les femmes, les condamnés à mort et les autres, les passeurs « de nouvelles et de mémoires », le temps de la lutte et la lutte contre le temps, le quotidien de l’enfermement, la guerre en prison, les grèves de la faim et les grèves des soins, l’ordinaire et l’incomparable, les écritures poétiques et les écritures politiques, ces lettres faisant « éclater les murailles », l’alimentation, les tinettes, les promenades, l’ennui, les « vies nues » face à la « raison d’Etat », la guillotine, le déni de statut de combattant aux algériens, le bourreau et les rapports à la mort, « La comparaison de l’attitude du bourreau durant la seconde guerre mondiale et la guerre d’Algérie ajoute une pierre de plus au mur d’infamie construit autour des Algériens en France durant leur guerre de libération comme aux croisements mémoriels entre les expériences guerrières », le silence puis les témoignages et les scandales à contretemps autour des exécutions, le cimetière et l’anonymat…
« L’approfondissement de la guerre d’Algérie en France métropolitaine a pour effet, en 1957-1958, de métamorphoser Montluc. Toutes les pièces du dispositif sont employées : le fort sert de centre d’identification pour les raflés, le tribunal devient l’arme de répression judiciaire des indépendantistes les plus engagés, la prison détient, en plus des prisonniers militaires habituels (déserteurs, objecteurs, insoumis, etc.), les Algériens promis aux transferts et internements dans les camps en Algérie, mais aussi les condamnés à mort et les femmes soutiens du FLN ou du MNA. De multiples cloisons, internes et externes, sont montées de toutes pièces afin de sécuriser un site transformé en forteresse. Elles n’empêchent pas le temps de charrier avec lui les expériences et la mémoire ».
En conclusion de cette seconde partie, Marc André souligne les « braconnages mémoriels », ce que signifie la prison, les sphères de résonance, les interactions dans et hors de l’espace carcéral, l’usage de la guillotine, « Et alors, ces Algériens forgent une nouvelle strate mémorielle qui va, dans les décennies suivantes, entrer en compétition avec celles promues par le Mémorial en formation »…
Troisième partie. Empire de la mémoire et mémoires de l’empire. Echos français, échos algériens (1962-2022)
Pierre Vidal-Naquet, d’une mémoire l’autre, le Groupe d’information sur les prisons, les crimes contre l’humanité, l’engagement à temps et contretemps. Le titre de cette note est empruntée à cette introduction.
Marc André aborde la transition de la prison politique à la prison pour les droits commun, ceux qui restent malgré l’indépendance et ceux qui entrent après l’indépendance, le statut d’objection de conscience, les activistes de l’OAS, les scandales mémoriels, la lutte antinucléaire, les doubles peines, la situation des femmes emprisonnées, la vie quotidienne dans une « prison ordinaire », le tutoiement et les humiliations quotidiennes, la routine, l’absence d’intimité, « l’ordinaire de la condition carcérale tamise progressivement les mémoires des guerres », le temps du « lien défait », les commémorations discrètes, Klaus Barbie et ses procès, la séparation des mémoires, la notion de « crime contre l’humanité », Walter Benjamin, « même les morts ne seront pas en sécurité face à l’ennemi si celui-ci l’emporte », la mémoire des morts, les mises en témoignages, la construction de la mémoire algérienne, l’oubli et les enquêtes, l’affirmation de la spécificité et la logique concurrente et compétitive, les petites communautés mémorielles, les mémoires interdites, les honneurs et les déshonneurs discrets…
Le dernier chapitre de cette partie est titré « Un patrimoine palimpseste ».
L’auteur discute de la prison reconvertie en Mémorial, d’un nouveau régime d’historicité, de la patrimonialisation de Montluc, des mémoires instrumentalisées, d’exclusivité mémorielle, de l’idée d’un « contre-patrimoine », du désintérêt manifesté par certain·es « pour une histoire autre que la sienne », de conflits mémoriels, du travail des historien·nes, des œuvres d’Ernest Pignon- Ernest, « Ernest Pignon-Ernest favorise une lecture complexe des mémoires et histoires de résistances en prison ou en dehors »…
En conclusion de cette troisième partie, Marc André revient sur les résonances et les dissonances, « Le passé a été mobilisé pour modifier un quotidien fait d’angoisses », l’instrumentalisation des expériences du passé, les voix ténues murmurant en choeur…
Dans sa conclusion générale « Dialogue entre des ombres », l’auteur reprend la phrase de René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Il parle des ombres à l’ombre des hauts murs et revient sur la répression massive subie par les populations algériennes vivant en France sous la IVème République finissante puis au début de la Vème République, de l’état de siège, de militarisation de la police et de la justice, du processus de décolonisation, des ombres des prisonnier·es et des criminels de guerre, d’une autre histoire possible des prisons et des sites répressifs, des témoins, des héritages et des souvenirs…
« Le passé a servi de grille de lecture au présent, le présent a déterminé ce qui, du passé, était mobilisable ».
Marc André : Une prison pour mémoire
Montluc, de 1944 à nos jours
ENS Editions , Lyon 2022, 574 pages, 24 euros
http://catalogue-editions.ens-lyon.fr/fr/livre/?GCOI=29021100386650
Didier Epsztajn