Rien ne se fera, mes ami·es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin

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2007, une enquête en Turquie, « Cette étude sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine avait en effet fortement agacé l’appareil politico-militaire turc ».
J’invite à lire le beau texte introductif
(à l’édition française) de Jules Falquet : Préface au livre de Pinar SELEK : Devenir homme en rampant jules-falquet-2013-preface-au-livre-de-pinar-selek-devenir-homme-en-rampant-paris-lharmattan/.

Une autrice emprisonnée, torturée, qui continue de subir un acharnement judiciaire (voir différents textes rappelés en fin de note).

Pinar Selek a continué à questionner « les mécanismes des violences structurelles qui façonnent l’ordre social et politique en Turquie. A savoir né du génocide des Arménien·nes de 1915 et des massacres de centaines de milliers de Grec·ques et de Kurdes ». Des enquêtes pour comprendre « l’articulation des mécanismes et techniques de nationalistes, sexistes et militaristes en même temps que les multiples formes de résistances ».
L’autrice souligne une longue liste de violences collectives «
 totalement masculines », elle interroge les mécanismes sociaux et politiques qui font que des enfants se transforment en « sujet de violence », saisit les articulations entre « militarisme, nationalisme et domination masculine » ou entre « la construction sociale des hommes et la production structurelle du pouvoir masculin et de la hiérarchie politique ».

Pinar Selek précise deux points de méthode, qu’il me paraît intéressant de faire ressortir :
* « 
Faire sociologie « avec », sans faire violence aux enquêtés, nécessitait non seulement de trouver une méthode appropriée, mais de s’appuyer sur un socle éthique,pour produire une connaissance avec eux en nous engageant dans la durée, ce qui a favorisé un climat de confiance »
* « 
Considérant que même le mensonge était une forme de raisonnement à prendre au sérieux, j’ai focalisé mon attention non pas sur ce qui a réellement été vécu, mais sur la nature du discours qui en découlait »

Des histoires, des appropriations du discours dominant pour décrire ses propres histoires. Et quinze ans après un élargissement de la problématique initiale, des questionnements « sur les mécanismes d’alignement et sur la banalisation de la violence et de la hiérarchie ». Comme l’autrice, il convient de continuer à sonder « les ténèbres ».

Il m’a semblé nécessaire de m’attarder sur la préface. Avant de continuer, je voudrais préciser que je fais partie d’une génération qui a subi le service militaire d’un an en France. Certes le degré de violence n’était pas comparable à ce que décrit Pinar Selek pour la Turquie, mais la structure même du contrôle et du façonnage de la masculinité relevait bien de la même problématique.

L’autrice écrit sans euphémisme, elle nomme précisément, la masculinité, le groupe social de sexe, le dressage individuel et collectif. Elle analyse en détail les six changements d’échelle dans la vie des hommes turcs « circoncision, première expérience sexuelle, service militaire, travail, mariage, paternité ». Elle aborde, entre autres, le détachement de l’univers des mères, l’apprentissage de la baise, « Leur pénis doit apprendre à baiser », le phallus, le passage au bordel, l’apprentissage de la soumission, les lieux d’enfermement, la production de la classe de sexe dominante, la légitimation de la hiérarchie, l’homo-sociabilité, la relation entre le pénis et le sang, l’imaginaire de la pénétration, « le penis marteau-piqueur », ce que les hommes apprennent justement au service militaire…

Je souligne les paragraphes sur le « chaudron militaire », la fierté masculine, la virilité, les Mehmetçik, les récits d’une grande misère sociale, la cuisson – « Cet acte de cuisson est multifonctionnel servant à fois l’ordre social et l’ordre militaro-politique » – dans le chaudron, la violence dans l’apprentissage, la reconstruction permanente de l’habitus masculin « sans aucune échappatoire subversive possible », la soumission à la matrice imposée « malgré l’absurdité », la solidarité masculine, le sentiment d’appartenance à un groupe, « Cuire ensemble est un processus de co-construction », la diminution de la vulnérabilité au profit du pouvoir, les sujets exécutants, « L’obéissance au non-sens tue la réflexion », les phénomènes d’intériorisation, la formation des hommes pour « qu’ils aient la capacité de contrôler, surveiller, tuer », le tissage des expériences de solidarité et de complicité entre hommes, l’inséparable alliance de l’apprentissage de tuer et de baiser, la survalorisation du pénis en érection, les bordels et la prostitution, la rationalité sexiste d’une sexualité comme champ de guerre, les conséquences de ces expériences sur les relations avec les femmes, les violences conjugales exercées par les hommes, la haine des homosexuels…

Si je partage la référence à Hannah Arendt sur la banalité du mal, il me semble important de dire que cette autrice s’est trompée dans le cas d’Adolf Eichmann, criminel génocidaire par choix idéologique, décisionnaire et non simple exécutant.

Pinar Selek aborde aussi le néolibéralisme, « la dérégulation économique, juridique, sociale et militaire », les interconnexions entre « la police, la mafia et le monde politique », la stratégie de chaos et de tension, l’armement des hommes, les pogroms, le raisonnable pour certains « Dans ce contexte, être raisonnable, c’est d’adapter à la raison d’Etat paramilitarisé. A la raison sexiste, nationaliste, militariste, génocidaire, arbitraire et irrationnelle », le renouvellement des dispositifs pour satisfaire les nouveaux besoins « d’une économie néolibérale et d’une idéologie néoconservatrice ».

La précision des analyses se combine avec l’expression permanente d’une profonde humanité, de formules propres au talent de l’écrivaine, « ils ne s’appellent plus Mehmetçik mais Mehmet : soldat pour la vie », les « ténèbres » ou la phrase de conclusion : « Car le mal enraciné n’est pas un rhume, on ne peut pas le soigner avec un peu de miel et de citron ».

Le titre de cette note est une phrase de Rakel Dink, citée par l’autrice dans sa préface.

Un livre à faire connaître largement. Sans oublier le soutien nécessaire à Pinar Selek pour que justice lui soit rendue et qu’elle soit définitivement acquittée.

Pinar Selek : Le chaudron militaire turc
Un exemple de production de la violence masculine
https://www.desfemmes.fr/essai/le-chaudron-militaire-turc/
Des femmes – Antoinette Fouque, Paris 2023, 80 pages, 10 euros

Didier Epsztajn

De et sur l’autrice :
Le monde littéraire pour l’acquittement définitif de Pinar Selek
Le procès de Pinar Selek une nouvelle fois reporté !
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/09/29/le-monde-litteraire-pour-lacquittement-definitif-de-pinar-selek/
Pinar Selek n’en finit pas avec le harcèlement judiciaire !
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/08/21/pinar-selek-nen-finit-pas-avec-le-harcelement-judiciaire/
Discours de la Coordination des collectifs de solidarité avec Pinar Selek
Pinar Selek – son procès reporté !
Pascal Maillard : Procès de Pinar Selek : la fébrilité du pouvoir turc
L’acharnement politico-judiciaire à l’encontre de l’écrivaine et sociologue Pinar Selek doit cesser
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/04/05/discours-de-la-coordination-des-collectifs-de-solidarite-avec-pinar-selek/
Justice pour Pinar Selek
Rose-Marie Lagrave : Pour Pinar Selek
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/03/27/justice-pour-pinar-selek/
Ece Temelkuran : « La chercheuse Pinar Selek est punie parce qu’elle a compris que le problème central de la Turquie était la question kurde »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/03/20/la-chercheuse-pinar-selek-est-punie-parce-quelle-a-compris-que-le-probleme-central-de-la-turquie-etait-la-question-kurde/ 
Mandat d’arrêt international et nouvelle audience contre Pinar Selek
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/01/17/mandat-darret-international-et-nouvelle-audience-pour-pinar-selek/ 
Plusieurs anniversaires en Turquie : toujours le même film
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/12/13/plusieurs-anniversaires-en-turquie-toujours-le-meme-film/
« En condamnant Pinar Selek, c’est à l’indépendance de la recherche en sciences sociales que s’attaque le gouvernement turc »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/07/16/en-condamnant-pinar-selek-cest-a-lindependance-de-la-recherche-en-sciences-sociales-que-sattaque-le-gouvernement-turc/
Interview avec la féministe Pinar Selek, symbole de la Turquie qui résiste !
MMF : Communiqué : Pinar Selek, l’acharnement ! Une femme engagée et innocente condamnée à perpétuité en Turquie
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2021/07/19/interview-avec-la-feministe-pinar-selek-symbole-de-la-turquie-qui-resiste/
Ce n’était qu’un super début !ce-netait-quun-super-debut/
Je suis une Cerf-volant à Niceje-suis-une-cerf-volant-a-nice/
Lettre à Frédérique Vidallettre-a-frederique-vidal/
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La manifestation des Lucioles à Briançonla-manifestation-des-lucioles-a-briancon/
L’insolente. Dialogues avec Pinar Selekje-sais-quil-ne-faut-pas-eteindre-le-feu/
8 mars à Tunis : continuer la révolution !8-mars-a-tunis-continuer-la-revolution/
Ce 8 mars 2019… Grève internationale des femmes ?ce-8-mars-2019-greve-internationale-des-femmes/
Pinar Selek : Loin de chez moi… mais jusqu’où ? Récit sur l’exil de Pinar Selekmon-regard-porte-desormais-plus-loin/
Lettre de Pinar Seleklettre-de-pinar-selek/
Les possibilités et les effets de convergences des mouvements contestataires, sous la répression. Les mobilisations au nom de groupes sociaux opprimés sur la base du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’appartenance ethnique, en Turquieinnovations-contestatrices-changement-dechelle-et-un-reve-qui-continue/
Parce qu’ils sont arménienssur-les-routes-que-vous-avez-traversees-nous-existions-autrefois/
Loin de chez moi… mais jusqu’où ? : analyser-les-blessures-de-la-societe-pour-etre-capable-de-les-guerir/
Jules Falquet : Préface au livre de Pinar SELEK : Devenir homme en rampant jules-falquet-2013-preface-au-livre-de-pinar-selek-devenir-homme-en-rampant-paris-lharmattan/

Un blog à consulter : http://www.pinarselek.fr/

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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