Focaliser sur les questions que l’histoire permet de poser plutôt que sur les réponses

Je souligne d’abord la belle préface de Suzanne Citron, « Pesanteurs er frustration autour de l’histoire scolaire ». L’auteure y parle de sa relation à l’histoire et à son enseignement, « Depuis, je n’ai jamais cessé d’interroger cette histoire que j’ai à mon tour enseignée, scrutant ses montages, ses usages politiques, et réfléchissant en retour à une histoire commune débarrassée de ses avatars mythologiques ». Elle aborde, entre autres, les représentations immuables découpant le passé en tranches, l’histoire éclatée, l’histoire des mentalités émiettant le réel, le retour d’« une histoire nationale plaçant la France au centre du monde », la « mémoire brisée » des enfants de l’immigration, l’urgence d’une « histoire multidimensionnelle », les légendes scolaires de la IIIème République…

Suzanne Citron reste convaincue « qu’un récit campé sur l’hexagone et déroulé comme une succession linéaire de souverainetés et de pouvoirs ne saurait être la matrice d’un regard lucide et responsable sur la France du XXIe siècle ». Elle y oppose la défense d’« un récit pluriel, une francité inscrite dans le monde, métissée et généreuse, ajustée à la réalité sociologique, économique, écologique d’aujourd’hui ».

L’auteure parle aussi des discours de droite et de gauche sur une République au-dessus de tout soupçon, de l’école républicaine qui n’a jamais été égalitaire, d’un autre imaginaire historique…

Dans son avant-propos, Laurence De Cook nous rappelle qu’« il n’y a pas de descente directe des savoirs historiques de l’université à l’école ; il y a des montages, des interventions diverses sur la chaîne qui relie la production historique à son appropriation par les élèves ». Elle fait un retour, entre autres, sur la première édition de l’ouvrage, la récusation « du cours d’histoire idéal et réussi », la période sarkozyste, les débats sur l’identité nationale, la question des modalités et des finalités de l’écriture des programmes scolaires, les acteurs et les actrices impliqué-e-s dans les processus de redéfinition, l’impossibilité d’évoquer les enjeux scolaires « sans passer par une analyse de nature politique », la dénaturalisation nécessaire des contenus d’enseignement, les premiers programmes d’histoire de l’école publique et la fabrication du « consensus civique et patriotique », les débats sur la chronologie, les récits lisses et bien ordonnés, la « multiplicité de nos pratiques routinières », l’histoire transformée en « un objet frénétique de consommation sur le registre de la pensée magique », la puissance des arguments-poncifs, « le rapport au passé des élèves reste confiné par la matrice socialement majoritaire du récit national-républicain », les manières de lutter contre le complotisme, la « saveur des savoirs » selon la belle expression de Jean-Pierre Astolfi, cité par l’auteure…

Sommaire :

  1. Les programmes d’histoire à l’épreuve des réformes et des pratiques

    1. Programmes d’histoire : un consensus impossible ? Patricia Legris

    2. L’histoire au service de l’éducation civique : la permanence d’une ambition à l’école primaire Géraldine Bozec

  2. Des minorités qui bousculent : l’histoire scolaire entre récit national et politiques de la reconnaissance

    1. L’enseignement du fait colonial entre universalisme républicain et mémoires singulières Françoise Lantheaume

    2. Multiculturalisme et grand récit national : aux Etats-Unis, l’histoire scolaire sous tension Samuel Kuhn

    3. La liberté comme solution ? Un exemple d’histoire de l’immigration en EMC Véronique Servat

  3. Jalons pour une approche renouvelée des objets de l’histoire scolaire

    1. Le Monde pour horizon, et tant d’histoire à enseigner Vincent Capdepuy

    2. L’angle géopolitique et ses impasses Vincent Casanova

  4. Le Besoin de savoir, l’urgence de la critique

    1. L’injonction ou le travail critique. Comment déjouer le complotisme en classe ? Servane Marzin

    2. Retrouver le projet d’une école permanente : misère et refondation nécessaire de la formation continue Hayat El Kaaouachi

    3. Regarder et comprendre le monde par l’histoire, nouvelles perspectives didactiques Charles Heimberg

Je n’aborde que certaines analyses.

Le premier chapitre « se propose de montrer comment l’ouverture du processus d’écriture de ces textes, associé à la segmentation qui frappe la discipline et le corps enseignant depuis les années 1950, ou encore le contrôle à des degrés divers mais constant par le politique rendent de plus en plus difficiles les possibilités d’une écriture pacifiée des programmes et l’émergence d’un consensus ».

A l’école primaire, l’histoire a longtemps au service de l’« éducation civique ». Géraldine Bozec aborde, entre autres, la construction d’« une histoire nationale en partie mythique », l’héroïsation de personnages historiques, du centrage sur le cadre national, du mythe d’« une France « pays des droits de l’homme » », du caractère homogénéisant de l’histoire enseignée, des migrations réduites aux « grandes invasions », du primat donné au pouvoir central au détriment des diverses entités régionales, du peu de présence des minorités religieuses, de l’idée d’« une exception politique française »…

Elle parle aussi de sensibilisation des élèves sur différents points, comme « à la valeur de l’égalité et à la commune appartenance de tous à l’humanité », des registres émotionnels et moraux, de la place réduite de l’histoire dans la formation des professeur-e-s des écoles, de donner intérêt et faire sens, « Mais encore faudrait-il que cette histoire soit élargie dans les savoirs qu’elle délivre et les questions qu’elle pose pour le présent… »

« Le projet scolaire de la IIIe République est en entreprise d’homogénéisation tant nationale que politique et civique ». Une façon bien républicaine-à-la-française de combattre la « mosaïque culturelle » et de freiner l’« élaboration d’un récit polyphonique » (Sur ce sujet, voire le positionnement autrement plus émancipateur d’Otto Bauer dans La question des nationalités, libre-declaration-de-nationalite-autonomie-et-auto-administration/). D’où, dès le second empire, des textes prescriptifs, la forme traditionnelle du récit national-républicain, l’invisibilisation des acteurs et des actrices sociales – « mais aussi des gens ordinaires, et plus encore des acteurs porteurs d’héritages culturels a priori exogènes aux critères d’une identité nationale en construction » et des femmes, une définition exclusive d’un « universel républicain dont le propre est de permettre le dépassement des appartenances identitaires par la mobilisation de la citoyenneté par essence corrélée au droit et aveugle aux particularisme » (Une citoyenneté masculine, n’incluant pas les populations colonisées, ni les résident-e-s d’autres nationalités).

J’ai notamment apprécié les chapitres sur « L’enseignement du fait colonial entre universalisme républicain et mémoires singulières » et sur « Multiculturalisme et grand récit national : aux Etats-Unis, l’histoire scolaire sous tension ». Les études comparatives sont instructives et indispensables pour comprendre les inventions particulières, les constructions institutionnelles et culturelles, ces façons « nationales » de conter le temps passé – entre dénis, fantasmes et choix idéologiques…

L’histoire de l’immigration. Comme le souligne Véronique Servat, « Le fort potentiel heuristique et transdisciplinaire de cet objet d’étude justifie à lui seul sa présence dans le cours d’histoire-géographie-éducation morale et civique » (Wikipédia : En histoire, l’heuristique désigne la science qui permet à l’historien de chercher, de découvrir, de sélectionner et de hiérarchiser les documents qu’il utilise pour son travail de recherche). La place de l’enseignement des questions économiques et sociales est réduite en regard de la priorité traditionnelle donnée aux régimes politiques et aux conflits. Si aujourd’hui le fait colonial est présent dans les programmes (sous des formes plus que discutables), l’histoire de l’immigration « n’apparait que furtivement et fait l’objet d’une récurrente marginalisation »…

L’auteure développe une proposition pour enseigner l’histoire de l’immigration au collège (recherches permettant aux élèves de « poser des exemples concrets sur les notions et le vocabulaire spécifique du cours », exemple de mise en commun, retour sur la Marche pour l’Egalité, décloisonnement des disciplines, liberté pédagogique contre le carcan constitué par « les prescriptions programmatiques et la litanie de textes d’accompagnement qui vont avec »)

Dans la troisième partie, les auteur-e-s traitent des « Jalons pour une approche renouvelée des objets de l’histoire scolaire ». Histoire globale, « ne pas limiter l’enseignement de l’histoire aux frontières », processus de construction du « Monde », migrations préhistoriques, empires mongols « au centre du système-monde eurasiatique entre la fin du XIIe siècle et le début du XVe siècle », histoire coloniale incluant les USA et le Japon comme puissances colonisatrices, prise en compte de la Vision des vaincus suivant le beau titre d’un ouvrage de Nathan Wachtel, entrée dans l’Anthropocène, histoire régionale et macro-régionale, horizon mondial commun, décloisonnement des champs d’étude, conjugaison entre passé et présent ou espace et temps, « ce prisme en contexte scolaire conjugue de manière très spécifique le passé et le présent, l’espace et le temps, dans une démarche où l’aboutissement est toujours postulé dans les origines (c’est ce qui est parfois dénoncé sous le terme de « téléologie ») et où le futur possible est toujours supposé (soit une vision déterministe) » (Sur la linéarité inventée et la notion d e progrès, il convient de lire ou relire les thèses de Walter Benjamin sur le concept d’histoire).

Vincent Casanova aborde, entre autres la conception continuiste de l’histoire, la production d’un récit linéaire de causalités, l’héroïsation de protagonistes, l’absence de prise en considération des contradictions et des dynamiques traversant les sociétés, la logique téléologique du « comment on en est arrivé là », l’effacement des hommes et des femmes et leurs trajectoires sociales, les trajectoires « incarnées, contraires et contrariés », le découpage en États-nations et la réification des territoires et des populations comme des entités closes sur elle-mêmes, « Introduire un peu de socio-histoire, c’est-à-dire une histoire qui se soucie des logiques de construction des institutions et des rapports entre individus à celles-ci, une histoire où le pouvoir n’est pas un donné mais une relation, aurait pourtant l’avantage de rappeler que les choses ne sont pas automatiquement réglées et prédestinées, que l’histoire ne suit pas une flèche dont on connaît la direction »

Dans la dernière partie, « Le Besoin de savoir, l’urgence de la critique », il est question d’épistémologie propre à la discipline historique, de déjouer les scénarios de complot, de pluralisme de pensée, d’interrogations sur les corrélations entre les concepts, du sentiment libérateur de la satisfaction cognitive, d’école permanente et de formation des formateurs/formatrices, de savoir historique scolaire, de sens critique, de comparaison et de périodisation, de ruptures et de continuités, de l’histoire des « univers mentaux », d’intégration du point de vue des vaincu-e-s, de « savoirs savoureux »…

Le titre de cette note est inspiré de l’introduction de la quatrième partie du livre.

Reste que pour écrire « une histoire scolaire faisant place à toutes les composantes d’une société plurielle sachant les rassembler autour d’un rapport critique et confiant au savoir » (quatrième de couverture), cela implique d’intégrer le prisme du genre – de prendre en compte la majorité de la population mondiale, les femmes, ces grandes oubliées de toutes les histoires…

Un livre pour toustes, pas seulement pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire et son enseignement. Pour ce libérer des carcans et des prêts-à-penser…

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En complément possible :

William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin : Les historiens de garde, contre-les-poncifs-du-roman-national-et-les-legendes-contre-revolutionnaires/

Suzanne Citron : Le mythe nationalL’histoire de France revisitéesujets-tabous-et-memoire-clotures/

Laurence De Cock, Régis Meyran : Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences socialesidentites-fantasmees-ou-figees-le-refus-de-legalite-et-de-la-liberte/

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Deux liens :

Aggiornamento hist-geo :

http://aggiornamento.hypotheses.org

CVUH : http://cvuh.blogspot.fr

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Laurence De Cock (dir.) : La fabrique scolaire de l’histoire (2e édition)

Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH)

Agone – Passé&Présent, Marseille 2017, 216 pages, 15 euros

Didier Epsztajn

Auteur : entreleslignesentrelesmots

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